Texte intégral
(Entretien avec France inter, le 30 avril 2004) :
Q - La question qui se pose à nous maintenant, c'est "cette Europe à 25, pourquoi faire ?" et, pour nous répondre, Michel Barnier. Le ministre des Affaires étrangères est en studio avec nous. Bonjour, Monsieur Barnier.
R - Bonjour. Affaires étrangères et Affaires européennes, avec ma collègue Claudie Haigneré. Je tiens beaucoup à dire que les affaires européennes ne sont pas des affaires étrangères.
Q - Mais vous ne les avez jamais "lâchées" d'ailleurs. Vous êtes tout de même l'ancien commissaire européen en charge de la politique régionale et de la réforme des institutions. Alors, une Europe pour quoi faire ? Sachant, en écoutant Dominique Bromberger, que peut-être ce qui manque à l'Europe, c'est à l'évidence la Constitution - on en parlera dans un instant - mais peut-être quelqu'un pour l'incarner, pour la porter, pour nous la rendre, je veux dire, visible, tangible.
R - D'abord, merci à France Inter de ce moment important de dialogue et d'explication. Il n'y a jamais eu quelqu'un, une seule personne, aucun chef d'Etat ou de gouvernement européen, pour revendiquer à lui-même de diriger l'Europe et d'exprimer à lui seul l'ambition ou la volonté de tant d'Etats, six, neuf, quinze aujourd'hui et demain matin vingt-cinq. Il y a eu souvent un groupe de chefs d'Etat. Cela a été de Gaulle et Adenauer, Mitterrand et Helmut Kohl, Jacques Delors, aujourd'hui, Gerhard Schröder, Jacques Chirac. Hier, nous avons reçu, avec Jacques Chirac, le nouveau Premier ministre espagnol, M. Zapatero, qui veut faire partie de ce groupe de pays qui entraînent. Donc, méfions-nous. Nous ne sommes pas en train de faire une Europe qui serait une sorte de super Etat fédéral, nous sommes une communauté d'Etats-Nations, de Nations qui se réunissent, qui ne fusionnent pas. Et donc, il faut respecter l'identité de chacune d'entre elles et, en même temps, construire un destin commun.
Vous me disiez "Pour quoi faire ?". Moi, je suis un homme politique et un militant politique depuis que j'ai 15 ou 16 ans et je ne l'oublie pas - elle est dans mon bureau au Quai d'Orsay, le bureau de Robert Schuman que j'ai l'honneur d'occuper aujourd'hui - que j'ai une photo qui est la raison de mon engagement. C'est la photo de de Gaulle, chef de la Résistance française, accueillant sur le perron de l'Elysée le chancelier fédéral allemand ; je suis devenu gaulliste et européen le même jour et je n'ai pas changé. C'est un projet politique.
Qu'est-ce que cela veut dire la politique ? Cela veut dire que l'on fabrique du progrès, de la paix, de la stabilité, du progrès partagé plutôt que d'entretenir des conflits. C'est l'utopie généreuse dont parlait Jacques Chirac hier dans sa conférence de presse, qui a été à l'origine, qui a été la première promesse du projet européen. Des hommes politiques, dont on désespère quelquefois, des hommes politiques, Schuman, Jean Monnet, Adenauer, De Gasperi, et quelques autres après, ont eu cette ambition et ils ont tenu leur promesse : fabriquer du progrès partagé, fabriquer de la paix et de la stabilité. Je veux dire à ceux qui nous écoutent que cette promesse politique a été tenue depuis cinquante ans et que nous continuons à la tenir en accueillant, demain, ce soir, à minuit, dix pays et bientôt deux autres. Le Premier ministre roumain, que je vais aller rencontrer tout à l'heure, la Roumanie et la Bulgarie vont nous rejoindre dans quelques années.
Q - Mais alors, cette Europe réconciliée, Bronislaw Geremek ne disait pas autre chose il y a quelques minutes aussi sur cette antenne. Il lui faut un outil politique parce que, sinon, elle n'arrivera pas à exister en tant que telle, sans Constitution. Pourquoi d'abord, pourquoi s'interroger à ce point sur la question du référendum alors que ce sont les citoyens qui la feront cette Europe ? Pourquoi ne pas faire le même jour partout en même temps un référendum ?
R - D'abord, parce que dans les différents pays de l'Union européenne, il y a des institutions différentes et nous respectons cette identité institutionnelle. Nous n'avons pas la même organisation. L'Allemagne est un pays fédéral. La France est très centralisée, encore trop centralisée. Donc, respectons les modalités de débat politique dans chaque pays. Mais l'idée est d'avoir, pour cette Constitution, un vrai débat européen, à condition qu'elle soit approuvée et nous n'y sommes pas encore, nous avons quelques semaines de travail difficiles devant nous. J'y ai beaucoup travaillé avec M. Giscard d'Estaing et beaucoup d'autres conventionnels de droite et de gauche et nous avons, là, si nous le voulons, un vrai nouveau traité de Rome. L'idée que, au même moment, le même jour si possible, en tout cas la même semaine, il y ait un débat européen pour la première fois, c'est une belle idée. J'ai d'ailleurs soutenu cette idée dans la convention il y a plus d'un an et j'imagine, que ce soit par la voix du peuple, si le président Jacques Chirac le souhaite, c'est à lui de le décider le moment venu, ou par la voix des représentants du peuple, ce qui est tout de même important, c'est-à-dire le Parlement, que chaque pays décide au même moment d'approuver ce texte, enfin en tout cas de débattre de ce texte, qu'il y ait, pour la première fois en Europe depuis cinquante ans, un débat européen et non pas vingt-cinq débats juxtaposés ou échelonnés. Nous savons bien, quand il y a un débat européen, dans un pays tout seul, que ce débat est détourné, qu'il devient partisan, il s'agit de voter pour ou contre Tony Blair, pour ou contre Jacques Chirac. Ce n'est pas le sujet. J'espère que ce texte, il le justifie, provoquera un débat européen. Après, on verra si nous devons, c'est le président de la République qui décidera, nous en saisir par référendum ou par la voix des représentants du peuple. Les Allemands vont voter par le Parlement. Ce qui est important, le plus important pour moi, c'est qu'il y ait régulièrement des débats d'explication, des débats avec les citoyens, pas seulement à l'occasion d'un référendum.
Q - Mais alors précisément, comment faire en sorte que les citoyens puissent avoir - comment vous dire - la preuve qu'ils peuvent s'approprier cet espace politique-là, que c'est le leur ? Comment faire en sorte qu'il y ait, parce qu'elle est passionnante, cette Europe, mais elle est souvent conceptuelle, elle est abstraite, elle est d'une complexité incroyable. Comment nous donner envie de ça ?
R - D'abord, assumons une part de cette complexité dès l'instant où nous ne faisons pas une Europe fédérale un super Etat - Tony Blair disait "A Super State" -, mais une super puissance un jour, une communauté solidaire, dès l'instant où nous n'effaçons pas les Nations. Nous avons besoin des Nations pour combattre le nationalisme. Cela ne peut pas être simple. Si c'était simple, ce serait uniforme et l'Europe que nous construisons n'est pas uniforme, elle veut être unie mais elle n'est pas uniforme. Donc, faire travailler ensemble vingt-cinq peuples, vingt-cinq Nations, vingt-cinq gouvernements, elle ne peut pas être simple et ce que je veux dire à nos auditeurs, c'est que, dans cette Union, la règle du jeu, la méthode de travail, c'est que nous décidons avec les autres d'un certain nombre de sujets. Nous ne décidons plus tout seuls, nous Français, dans un certain nombre de domaines. Ce ne sont pas non plus les autres qui décident pour nous, contrairement à ce que j'entends dire par quelques hommes politiques qui veulent faire peur à propos de l'Europe. Nous décidons avec les autres. Donc, nous avons besoin d'institutions, nous avons besoin de réviser la mécanique. Il y a un Parlement européen très important, comme l'a dit le président Jacques Chirac hier. Le rôle des députés européens, que nous allons élire le 13 juin - pour la première fois d'ailleurs, ils seront élus en France, plus près des citoyens, grâce à la réforme que le Premier ministre a fait voter, dans de grandes circonscriptions interrégionales - ce rôle-là, les députés européens, les seuls élus directement par les citoyens européens, est au moins aussi important que celui de députés ou de sénateurs français à Paris. Il y a un Conseil des chefs d'Etat qui va avoir un président plus stable. Il y a une Commission européenne qui est au milieu du jeu. Je viens d'y travailler pendant cinq ans et cette Commission est garante de l'intérêt général. Donc, ces institutions existent, il faut les perfectionner, il faut les expliquer. Mais ce que je veux dire à travers des émissions comme celle que vous faites aujourd'hui et, bien au-delà, avec le travail d'explication dans les régions, dans les départements, c'est le devoir qu'ont les hommes politiques français de mieux assumer le choix européen, de mieux expliquer ce qu'ils font, de ne pas avoir cette facilité qui consiste à dire "C'est la faute de Bruxelles" alors que c'est eux qui décident à Bruxelles. Tout cela ne se fera pas du jour au lendemain et, en tout cas, je suis décidé à faire une chose comme ministre des Affaires étrangères aujourd'hui, c'est de prendre du temps avec Claudie Haigneré, avec les autres ministres, pour aller parler du monde et pour parler de l'Europe avec les Français, comme je l'avais fait il y a quelques années.
Q - Et sans faire d'angélisme parce que bien sûr que c'est magnifique, que c'est un moment de l'Histoire mais ça n'est pas sans danger. Tenez, l'Europe politique, elle est à faire, elle n'est pas encore tout à fait construite et même loin s'en faut. En revanche, l'Europe économique, elle tourne et la compétition économique, elle tourne en Europe et les délocalisations existent. N'y a-t-il pas, au moment où l'Europe est en train de s'élargir à 25, aussi peut-être un risque de division à l'intérieur de l'Europe entre cette, sans reprendre les formules américaines - la nouvelle Europe et la vieille Europe - une Europe de l'Est et une Europe du Sud ?
R - Il y a une seule Europe qui retrouve, comme l'a dit le président de la République hier, qui retrouve sa géographie et qui renoue avec son histoire. Mais je voudrais répondre à votre question en posant une autre question. Qu'est-ce qui se passe si on n'élargit pas, si on ne réunifie pas ? Qu'est-ce qui se passe si on laisse ces dix pays ou ces douze pays à côté de nous en retard de développement ? Je pense que le coût du non élargissement, puisque vous parlez d'argent, de coût, en termes de concurrence sauvage, de délocalisations, en termes d'immigration clandestine, en termes de réseaux mafieux qui se développeraient sur la misère, ce coût-là est beaucoup plus important que ce que va nous coûter, dans les quelques années qui viennent, le partage de ce progrès.
Mais vous avez raison de dire que nous ne sommes pas au bout du chemin. Nous sommes en train de faire un grand espace économique, l'un des plus grands dans le monde et c'est une chance pour nos entreprises et pour les consommateurs, mais cela ne suffit pas. Il faut mettre dans cette Europe davantage de culture, davantage d'humanité, davantage d'échanges, comme nous le faisons avec les bourses Erasmus et surtout, et au-delà, davantage de politique. J'ai un rêve et je vais construire ce rêve avec d'autres, c'est que l'Europe soit aussi un acteur global dans le monde, qu'elle ait une politique étrangère, qu'elle ait une stratégie industrielle, qu'elle ait une politique de défense commune, je ne dis pas unique mais commune, et qu'elle puisse compter pour organiser le monde autrement que le désordre d'aujourd'hui.
J'étais avant-hier en Afrique, à Pretoria, pour participer à un événement très émouvant, pour participer au dixième anniversaire de la fin de l'apartheid, c'est pourquoi il ne faut pas désespérer de la politique, ni en Afrique, ni en Europe. Ce continent, qui est à côté de nous, représentera 1,5 milliard d'hommes et de femmes dans quinze ans. 800 millions auront moins de 15 ans, et un milliard d'entre eux vivront avec moins d'un dollar par jour. Est-ce que cela ne nous concerne pas aussi ? Comment va-t-on répondre ? Est-ce que c'est chacun chez soi, chacun pour soi ? Non. Nous avons un partenariat à construire entre le continent africain et le continent européen. Donc il faut que le monde s'organise autrement et peut-être parlerez-vous d'utopie. Moi, je pense qu'il faut garder une part d'utopie quand on fait de la politique mais j'espère que l'Europe, au-delà du grand marché, de l'euro, va remettre davantage de dimension sociale, humaniste dans sa construction et être capable d'avoir une ambition politique pour le monde.
Q - Une toute dernière chose, qui n'est pas de l'utopie et qui pourrait nous donner, quand je dis ce "nous", c'est les 450 et quelques millions de citoyens qui la composent désormais cette Europe, pour nous donner envie, pourquoi pas ces fameux grands travaux dont on a si longtemps parlé ? Alors, pourquoi pas des grands pôles universitaires, pourquoi pas, puisqu'on rentre dans l'économie de la connaissance et qu'on a tout de même une histoire et un savoir-faire extraordinaire, pourquoi pas des grands pôles de recherche européens, quelque chose qui nous donne le sentiment, comme quand on regarde un Airbus, on a en face de nous quelque chose qui est une expression de l'Europe, eh bien un système européen de l'intelligence qui se trame ?
R - Oui, nous devons faire cela et nous allons le faire. Le budget européen, qui est un budget modeste - 1 % aujourd'hui de notre richesse, alors que les Américains consacrent 20 % au budget fédéral américain - doit être mieux orienté vers ce qui concerne l'avenir, vers ce qui concerne les communications. J'étais en Italie hier, pour travailler notamment sur le projet d'un de ces grands travaux, la liaison Lyon-Turin. Il y en a d'autres à travers l'Europe, des voies ferrées, des canaux ou des autoroutes mais ce qui me paraît plus important, c'est ce que vous avez dit, que nous soyons capables, avec ce budget européen et avec nos propres budgets nationaux et les budgets des régions, de donner la priorité à la connaissance, à l'intelligence, à l'éducation et donc je pense que le budget européen doit soutenir la création en réseau d'une quinzaine de centres d'excellence. Nous devons faire davantage pour tout ce qui touche à la compétitivité, à la recherche et à l'intelligence et je pense que nous pouvons mieux le faire ensemble que chacun chez soi et chacun pour soi.
Q - Malheureusement, vous ne pouvez pas rester avec nous...
R - J'ai deux rendez-vous. Un maintenant avec Valéry Giscard d'Estaing, pour parler de la Constitution ; et, dans quelques instants également, avec le Premier ministre roumain, M. Nastase, qui est en visite à Paris.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 3 mai 2004)
(Entretien avec France 3, le 30 avril 2004) :
Q - Dans moins d'une heure, nous serons vingt-cinq. Le 1er mai est une date qui restera forcément toujours. Agrandir l'Europe à quinze, c'était déjà très compliqué, à vingt-cinq, ce sera ingérable non ?
R - L'Union européenne a été créée par quelques hommes politiques qui ont fait honneur à la politique et qui ont redonné de l'espoir à ceux qui, quelquefois, doutent.
Q - La seconde génération de ces pères fondateurs est en face de vous.
R - Oui, mais je voulais d'abord remercier France 3 et TV5 de nous permettre de dire bienvenue à tous ces jeunes et à tous ces pays, et vous me permettrez de dire aussi un mot de gratitude à l'homme d'Etat qu'est Jacques Delors, qui est ici, qui, avec d'autres hommes d'Etat, qui ont su ouvrir la porte et saisir, à partir du moment où tous ces peuples se sont libérés, l'occasion de les accueillir.
Vous dites : pourquoi aller toujours plus loin ? Parce que le projet européen n'est pas je ne sais quel club fermé ou quelques quartiers riches qui voudraient avoir autour de lui des gens qui restent en dehors. J'ai l'honneur depuis quelques semaines d'être dans le bureau de quelques grands ministres des Affaires étrangères de la France, dont Robert Schuman qui, dans le fameux salon de l'Horloge du quai d'Orsay, a lancé cet appel, cette toute première étape de la Communauté du charbon et de l'acier en 1950. Et Robert Schumann qui est l'un des pères fondateurs avec Jean Monnet, Adenauer et d'autres, que dit-il ? Je retrouve cette phrase : " Nous devons faire l'Europe, non seulement dans l'intérêt des peuples libres mais aussi pour pouvoir y accueillir les peuples de l'Est qui, délivrés des sujétions qu'ils ont subies jusqu'à présent nous demanderaient leur adhésion et notre appui moral". C'est en 1963 ! Voilà ce qu'écrit l'un des grands hommes d'Etat qui a voulu cette Europe.
Ce n'est donc pas un projet qui était fermé, c'est un projet auquel on peut adhérer dès l'instant où l'on se trouve sur le continent européen, où l'on prend l'engagement de respecter le cahier des charges, car on n'entre pas dans l'Union parce que la porte est ouverte, on y entre parce qu'on souhaite y entrer, en respectant les règles du jeu, la démocratie, les Droits de l'Homme, la promesse que nous nous sommes faite. Et pour répondre à votre question, l'Europe n'est pas fermée.
Q - Un dirigeant d'entreprise polonais a dit que les syndicats, c'est bien mieux lorsqu'il n'y en a pas, au pays de Solidarnosc et de Walesa, c'est quand même étonnant ?
R - Oui, mais il va falloir qu'il vive avec son temps ce chef d'entreprise, s'il veut conquérir des marchés, s'il veut vendre ses produits et dans le grand marché de 450 millions de consommateurs qui s'ouvre, il faudra qu'il modernise son entreprise et nous allons l'aider avec des crédits, notamment de politique régionale. Il faudra aussi qu'il accepte le dialogue social et donc que la Pologne vive avec son temps sans perdre son âme, c'est cela qui est en cause.
Q - La Pologne peut-elle être à la fois pro-américaine et pro-européenne ?
R - Ces pays reviennent de loin et leur exigence de sécurité les a conduit à solliciter l'abri, la garantie américaine, notamment à travers l'OTAN. Moi, je suis convaincu qu'en entrant dans l'Union cette nuit, ils vont s'apercevoir très vite que lorsque l'on est dans l'Union, on entre dans un grand marché, on peut faire du commerce les uns avec les autres, on entre dans une communauté solidaire et cette solidarité, - Jacques Delors rappelait que j'ai été en charge de cette politique pendant 5 ans -, cette politique que Jacques Delors a voulu créer il y a quelques années, c'est tout de même 215 milliards d'euros sur une période de 7 ans. Ce ne sont pas que des mots ni des promesses, ce sont des chiffres et des faits.
L'Union européenne est une communauté, un grand marché mais aussi une puissance politique en devenir et je suis convaincu qu'un pays comme la Pologne, à l'endroit où il se trouve, qui est un endroit névralgique, stratégique, au coeur de l'Europe centrale, va vouloir et va devoir faire de la politique avec nous et nous aider à construire cette dimension politique, une politique étrangère commune et une politique de défense commune. Je suis tout à fait sûr qu'avec le temps, des pays comme la Pologne vont acquérir cette culture et ce réflexe européens.
Q - Pourquoi la France n'a-t-elle organisé aucune manifestation festive ce soir ?
R - C'est vrai que, lorsque je vois ces images, et ce sont de belles images, notamment à Prague, lorsque l'on voit ces deux drapeaux le drapeau tchèque et le drapeau européen ensemble, c'est un beau symbole, cela prouve qu'il ne s'agit pas de choisir entre la France et l'Europe ou entre la République tchèque et l'Europe, nos nations vont ensemble dans cette Europe réunifiée. Je reconnais que nous avons voulu marquer cet événement, sans doute de manière un peu trop officielle, un peu trop protocolaire, peut-être un peu trop traditionnelle. J'ai reçu aujourd'hui, avec Claudie Haigneré, la ministre déléguée aux Affaires européennes, les vingt-cinq ambassadeurs, je serai à Strasbourg lundi prochain pour accueillir les nouveaux députés des dix pays qui entrent dans l'Union, mais je vous promets de retenir ce conseil.
Q - Mais si vous aviez fait la fête, vous n'auriez pas été avec nous.
R - Je ne vais pas me contenter de cette réponse qui serait un peu facile, comme de vous dire que je suis ministre depuis quatre semaines. Mais je vous promets de trouver et de créer d'autres occasions pour en effet, avec les jeunes, avec de la musique, avec du cinéma, de la culture, donner une dimension humaine, humaniste à cet élargissement.
Et je ferai une autre chose avec la ministre des Affaires européennes : prendre le temps d'aller parler de l'Europe, parler des affaires internationales avec les Français, aller dialoguer avec des Français qui, par rapport à cet élargissement ou à cette réunification, ont à la fois de l'intérêt et de l'inquiétude. Je pense que le rôle des membres du gouvernent, des commissaires européens, des députés, de tous les hommes et les femmes qui sont engagés dans ce combat européen, c'est d'aller écouter les Français et d'aller dialoguer avec eux sur cet élargissement.
Q - C'est important le désir, même lorsque l'on parle d'Europe ?
R - L'envie, le désir, c'est sûr sont importants. D'abord, il faut rappeler les raisons du projet européen dont nous parlons depuis tout à l'heure qui sont toujours valables aujourd'hui : la paix, la stabilité, les Droits de l'Homme, la solidarité. Voilà sur quoi ce projet s'est construit. Ce n'est pas dépassé, ce n'est pas archaïque. Ces raisons sont toujours là et nous avons cette chance que cette promesse de paix, de stabilité et de liberté ait été respectée.
Je pense aussi, pour donner du désir et de l'envie, qu'il faut peut-être davantage mettre les hommes au cur du projet européen qui est d'abord économique, monétaire, financier, technique, compliqué sur le plan des institutions.
Comment cela pourrait-il être simple quand vingt-cinq pays, peuplés ou moins peuplés, avec des cultures, des institutions, des traditions différentes associent leur destin ? Cela ne peut pas être simple. Si c'est simple, c'est uniforme, or ce que nous faisons ne l'est pas. L'Europe n'est pas uniforme, elle est unie, avec des institutions compliquées.
Je pense que maintenant, il faut remettre l'homme au coeur du projet européen, avec davantage de culture, d'échanges, de centres de recherche, d'excellence, d'échanges entre les universités, et sans doute une dimension sociale plus forte. Je le pense aussi parce que les citoyens sont intéressés par le fait que l'Europe compte dans le monde avec une dimension politique, que nous soyons capable d'avoir une politique étrangère, une politique de défense. Je voudrais simplement dire que nous avons beaucoup travaillé sur ces sujets, les valeurs, les droits des citoyens, les raisons d'être ensemble, les politiques que nous voulons conduire ensemble et que tout cela, c'est le projet de Constitution européenne. Pendant 18 mois, nous avons travaillé à ce texte, j'espère que les chefs d'Etat et de gouvernement seront capables, dans quelques semaines, de l'approuver définitivement et qu'ensuite, il deviendra la règle du jeu, la loi fondamentale de cette construction européenne.
Q - Il y a très peu d'eurosceptiques en Europe, cela veut-il dire qu'il n'y a aucun risque de faire adopter la Constitution par voie référendaire, qu'on peut y aller ?
R - Je sens les Français, que j'essaie d'écouter, à la fois inquiets et intéressés par l'Europe. Donc il y a des doutes et il faut que les hommes politiques, à tous les niveaux, assument le choix européen de notre pays et l'explique.
Je ne sais pas s'il y aura un référendum, ce sera le choix du président de la République lorsque nous aurons une Constitution et ce n'est pas le cas pour l'instant. Ce qui me paraît le plus important, référendum ou non, c'est qu'il y aura une ratification, que ce soit par le peuple ou par les représentants du peuple.
Q - Une ratification simultanée, c'est ce que vous souhaitez n'est-ce pas ?
R - J'ai souhaité en effet que, pour la première fois, on essaie de faire un débat commun plutôt que d'avoir vingt-cinq débats juxtaposés et échelonnés ; que pour la première fois, nous ayons un débat, tous ensemble pendant une semaine ou 15 jours et que chacun des pays ratifie comme il l'entend, c'est sa liberté : le peuple ou les représentants du peuple. Je souhaite que nous ayons un débat européen sur un texte européen, et, de grâce, que l'on ne parle pas seulement des questions européennes quand il y a une guerre en Irak pour constater notre division ou lorsqu'il y a la crise de la "vache folle" ou quand il y a référendum. Nous ne parlons plus de politique étrangère et c'est le ministre des Affaires étrangères qui vous le dit, il s'agit de la vie quotidienne des Français. Donc, il n'y a pas d'excuses à ne pas parler simplement, concrètement, régulièrement et même avec de la passion de ces questions dans le débat national. En tout cas, moi je prendrai ma part à cette explication.
Q - Merci Michel Barnier, vous avez un emploi du temps très chargé ces jours-ci avec toutes les cérémonies européennes, auriez-vous un dernier mot ?
R - Je reviendrai d'un mot à ce que disait Daniel Cohn-Bendit pour dire que, moi aussi, je peux rêver un jour d'un référendum, cela ne me gêne pas de le dire. J'ai même dit un jour, devant le parlement européen, lorsque j'ai du être investi comme commissaire européen, - le Général de Gaulle avait même eu cette idée il y a très longtemps -, que je souhaitais que tous les Européens se prononcent sur un sujet d'intérêt commun. Je ne sais pas si ce sera possible juridiquement dès cette fois-ci, mais en tout cas, on peut s'en approcher et je redis mon idée que pendant un moment commun, nous ayons un débat tous ensemble sur ce texte de la constitution dès l'instant où nous l'aurons approuvé.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 4 mai 2004)
Q - La question qui se pose à nous maintenant, c'est "cette Europe à 25, pourquoi faire ?" et, pour nous répondre, Michel Barnier. Le ministre des Affaires étrangères est en studio avec nous. Bonjour, Monsieur Barnier.
R - Bonjour. Affaires étrangères et Affaires européennes, avec ma collègue Claudie Haigneré. Je tiens beaucoup à dire que les affaires européennes ne sont pas des affaires étrangères.
Q - Mais vous ne les avez jamais "lâchées" d'ailleurs. Vous êtes tout de même l'ancien commissaire européen en charge de la politique régionale et de la réforme des institutions. Alors, une Europe pour quoi faire ? Sachant, en écoutant Dominique Bromberger, que peut-être ce qui manque à l'Europe, c'est à l'évidence la Constitution - on en parlera dans un instant - mais peut-être quelqu'un pour l'incarner, pour la porter, pour nous la rendre, je veux dire, visible, tangible.
R - D'abord, merci à France Inter de ce moment important de dialogue et d'explication. Il n'y a jamais eu quelqu'un, une seule personne, aucun chef d'Etat ou de gouvernement européen, pour revendiquer à lui-même de diriger l'Europe et d'exprimer à lui seul l'ambition ou la volonté de tant d'Etats, six, neuf, quinze aujourd'hui et demain matin vingt-cinq. Il y a eu souvent un groupe de chefs d'Etat. Cela a été de Gaulle et Adenauer, Mitterrand et Helmut Kohl, Jacques Delors, aujourd'hui, Gerhard Schröder, Jacques Chirac. Hier, nous avons reçu, avec Jacques Chirac, le nouveau Premier ministre espagnol, M. Zapatero, qui veut faire partie de ce groupe de pays qui entraînent. Donc, méfions-nous. Nous ne sommes pas en train de faire une Europe qui serait une sorte de super Etat fédéral, nous sommes une communauté d'Etats-Nations, de Nations qui se réunissent, qui ne fusionnent pas. Et donc, il faut respecter l'identité de chacune d'entre elles et, en même temps, construire un destin commun.
Vous me disiez "Pour quoi faire ?". Moi, je suis un homme politique et un militant politique depuis que j'ai 15 ou 16 ans et je ne l'oublie pas - elle est dans mon bureau au Quai d'Orsay, le bureau de Robert Schuman que j'ai l'honneur d'occuper aujourd'hui - que j'ai une photo qui est la raison de mon engagement. C'est la photo de de Gaulle, chef de la Résistance française, accueillant sur le perron de l'Elysée le chancelier fédéral allemand ; je suis devenu gaulliste et européen le même jour et je n'ai pas changé. C'est un projet politique.
Qu'est-ce que cela veut dire la politique ? Cela veut dire que l'on fabrique du progrès, de la paix, de la stabilité, du progrès partagé plutôt que d'entretenir des conflits. C'est l'utopie généreuse dont parlait Jacques Chirac hier dans sa conférence de presse, qui a été à l'origine, qui a été la première promesse du projet européen. Des hommes politiques, dont on désespère quelquefois, des hommes politiques, Schuman, Jean Monnet, Adenauer, De Gasperi, et quelques autres après, ont eu cette ambition et ils ont tenu leur promesse : fabriquer du progrès partagé, fabriquer de la paix et de la stabilité. Je veux dire à ceux qui nous écoutent que cette promesse politique a été tenue depuis cinquante ans et que nous continuons à la tenir en accueillant, demain, ce soir, à minuit, dix pays et bientôt deux autres. Le Premier ministre roumain, que je vais aller rencontrer tout à l'heure, la Roumanie et la Bulgarie vont nous rejoindre dans quelques années.
Q - Mais alors, cette Europe réconciliée, Bronislaw Geremek ne disait pas autre chose il y a quelques minutes aussi sur cette antenne. Il lui faut un outil politique parce que, sinon, elle n'arrivera pas à exister en tant que telle, sans Constitution. Pourquoi d'abord, pourquoi s'interroger à ce point sur la question du référendum alors que ce sont les citoyens qui la feront cette Europe ? Pourquoi ne pas faire le même jour partout en même temps un référendum ?
R - D'abord, parce que dans les différents pays de l'Union européenne, il y a des institutions différentes et nous respectons cette identité institutionnelle. Nous n'avons pas la même organisation. L'Allemagne est un pays fédéral. La France est très centralisée, encore trop centralisée. Donc, respectons les modalités de débat politique dans chaque pays. Mais l'idée est d'avoir, pour cette Constitution, un vrai débat européen, à condition qu'elle soit approuvée et nous n'y sommes pas encore, nous avons quelques semaines de travail difficiles devant nous. J'y ai beaucoup travaillé avec M. Giscard d'Estaing et beaucoup d'autres conventionnels de droite et de gauche et nous avons, là, si nous le voulons, un vrai nouveau traité de Rome. L'idée que, au même moment, le même jour si possible, en tout cas la même semaine, il y ait un débat européen pour la première fois, c'est une belle idée. J'ai d'ailleurs soutenu cette idée dans la convention il y a plus d'un an et j'imagine, que ce soit par la voix du peuple, si le président Jacques Chirac le souhaite, c'est à lui de le décider le moment venu, ou par la voix des représentants du peuple, ce qui est tout de même important, c'est-à-dire le Parlement, que chaque pays décide au même moment d'approuver ce texte, enfin en tout cas de débattre de ce texte, qu'il y ait, pour la première fois en Europe depuis cinquante ans, un débat européen et non pas vingt-cinq débats juxtaposés ou échelonnés. Nous savons bien, quand il y a un débat européen, dans un pays tout seul, que ce débat est détourné, qu'il devient partisan, il s'agit de voter pour ou contre Tony Blair, pour ou contre Jacques Chirac. Ce n'est pas le sujet. J'espère que ce texte, il le justifie, provoquera un débat européen. Après, on verra si nous devons, c'est le président de la République qui décidera, nous en saisir par référendum ou par la voix des représentants du peuple. Les Allemands vont voter par le Parlement. Ce qui est important, le plus important pour moi, c'est qu'il y ait régulièrement des débats d'explication, des débats avec les citoyens, pas seulement à l'occasion d'un référendum.
Q - Mais alors précisément, comment faire en sorte que les citoyens puissent avoir - comment vous dire - la preuve qu'ils peuvent s'approprier cet espace politique-là, que c'est le leur ? Comment faire en sorte qu'il y ait, parce qu'elle est passionnante, cette Europe, mais elle est souvent conceptuelle, elle est abstraite, elle est d'une complexité incroyable. Comment nous donner envie de ça ?
R - D'abord, assumons une part de cette complexité dès l'instant où nous ne faisons pas une Europe fédérale un super Etat - Tony Blair disait "A Super State" -, mais une super puissance un jour, une communauté solidaire, dès l'instant où nous n'effaçons pas les Nations. Nous avons besoin des Nations pour combattre le nationalisme. Cela ne peut pas être simple. Si c'était simple, ce serait uniforme et l'Europe que nous construisons n'est pas uniforme, elle veut être unie mais elle n'est pas uniforme. Donc, faire travailler ensemble vingt-cinq peuples, vingt-cinq Nations, vingt-cinq gouvernements, elle ne peut pas être simple et ce que je veux dire à nos auditeurs, c'est que, dans cette Union, la règle du jeu, la méthode de travail, c'est que nous décidons avec les autres d'un certain nombre de sujets. Nous ne décidons plus tout seuls, nous Français, dans un certain nombre de domaines. Ce ne sont pas non plus les autres qui décident pour nous, contrairement à ce que j'entends dire par quelques hommes politiques qui veulent faire peur à propos de l'Europe. Nous décidons avec les autres. Donc, nous avons besoin d'institutions, nous avons besoin de réviser la mécanique. Il y a un Parlement européen très important, comme l'a dit le président Jacques Chirac hier. Le rôle des députés européens, que nous allons élire le 13 juin - pour la première fois d'ailleurs, ils seront élus en France, plus près des citoyens, grâce à la réforme que le Premier ministre a fait voter, dans de grandes circonscriptions interrégionales - ce rôle-là, les députés européens, les seuls élus directement par les citoyens européens, est au moins aussi important que celui de députés ou de sénateurs français à Paris. Il y a un Conseil des chefs d'Etat qui va avoir un président plus stable. Il y a une Commission européenne qui est au milieu du jeu. Je viens d'y travailler pendant cinq ans et cette Commission est garante de l'intérêt général. Donc, ces institutions existent, il faut les perfectionner, il faut les expliquer. Mais ce que je veux dire à travers des émissions comme celle que vous faites aujourd'hui et, bien au-delà, avec le travail d'explication dans les régions, dans les départements, c'est le devoir qu'ont les hommes politiques français de mieux assumer le choix européen, de mieux expliquer ce qu'ils font, de ne pas avoir cette facilité qui consiste à dire "C'est la faute de Bruxelles" alors que c'est eux qui décident à Bruxelles. Tout cela ne se fera pas du jour au lendemain et, en tout cas, je suis décidé à faire une chose comme ministre des Affaires étrangères aujourd'hui, c'est de prendre du temps avec Claudie Haigneré, avec les autres ministres, pour aller parler du monde et pour parler de l'Europe avec les Français, comme je l'avais fait il y a quelques années.
Q - Et sans faire d'angélisme parce que bien sûr que c'est magnifique, que c'est un moment de l'Histoire mais ça n'est pas sans danger. Tenez, l'Europe politique, elle est à faire, elle n'est pas encore tout à fait construite et même loin s'en faut. En revanche, l'Europe économique, elle tourne et la compétition économique, elle tourne en Europe et les délocalisations existent. N'y a-t-il pas, au moment où l'Europe est en train de s'élargir à 25, aussi peut-être un risque de division à l'intérieur de l'Europe entre cette, sans reprendre les formules américaines - la nouvelle Europe et la vieille Europe - une Europe de l'Est et une Europe du Sud ?
R - Il y a une seule Europe qui retrouve, comme l'a dit le président de la République hier, qui retrouve sa géographie et qui renoue avec son histoire. Mais je voudrais répondre à votre question en posant une autre question. Qu'est-ce qui se passe si on n'élargit pas, si on ne réunifie pas ? Qu'est-ce qui se passe si on laisse ces dix pays ou ces douze pays à côté de nous en retard de développement ? Je pense que le coût du non élargissement, puisque vous parlez d'argent, de coût, en termes de concurrence sauvage, de délocalisations, en termes d'immigration clandestine, en termes de réseaux mafieux qui se développeraient sur la misère, ce coût-là est beaucoup plus important que ce que va nous coûter, dans les quelques années qui viennent, le partage de ce progrès.
Mais vous avez raison de dire que nous ne sommes pas au bout du chemin. Nous sommes en train de faire un grand espace économique, l'un des plus grands dans le monde et c'est une chance pour nos entreprises et pour les consommateurs, mais cela ne suffit pas. Il faut mettre dans cette Europe davantage de culture, davantage d'humanité, davantage d'échanges, comme nous le faisons avec les bourses Erasmus et surtout, et au-delà, davantage de politique. J'ai un rêve et je vais construire ce rêve avec d'autres, c'est que l'Europe soit aussi un acteur global dans le monde, qu'elle ait une politique étrangère, qu'elle ait une stratégie industrielle, qu'elle ait une politique de défense commune, je ne dis pas unique mais commune, et qu'elle puisse compter pour organiser le monde autrement que le désordre d'aujourd'hui.
J'étais avant-hier en Afrique, à Pretoria, pour participer à un événement très émouvant, pour participer au dixième anniversaire de la fin de l'apartheid, c'est pourquoi il ne faut pas désespérer de la politique, ni en Afrique, ni en Europe. Ce continent, qui est à côté de nous, représentera 1,5 milliard d'hommes et de femmes dans quinze ans. 800 millions auront moins de 15 ans, et un milliard d'entre eux vivront avec moins d'un dollar par jour. Est-ce que cela ne nous concerne pas aussi ? Comment va-t-on répondre ? Est-ce que c'est chacun chez soi, chacun pour soi ? Non. Nous avons un partenariat à construire entre le continent africain et le continent européen. Donc il faut que le monde s'organise autrement et peut-être parlerez-vous d'utopie. Moi, je pense qu'il faut garder une part d'utopie quand on fait de la politique mais j'espère que l'Europe, au-delà du grand marché, de l'euro, va remettre davantage de dimension sociale, humaniste dans sa construction et être capable d'avoir une ambition politique pour le monde.
Q - Une toute dernière chose, qui n'est pas de l'utopie et qui pourrait nous donner, quand je dis ce "nous", c'est les 450 et quelques millions de citoyens qui la composent désormais cette Europe, pour nous donner envie, pourquoi pas ces fameux grands travaux dont on a si longtemps parlé ? Alors, pourquoi pas des grands pôles universitaires, pourquoi pas, puisqu'on rentre dans l'économie de la connaissance et qu'on a tout de même une histoire et un savoir-faire extraordinaire, pourquoi pas des grands pôles de recherche européens, quelque chose qui nous donne le sentiment, comme quand on regarde un Airbus, on a en face de nous quelque chose qui est une expression de l'Europe, eh bien un système européen de l'intelligence qui se trame ?
R - Oui, nous devons faire cela et nous allons le faire. Le budget européen, qui est un budget modeste - 1 % aujourd'hui de notre richesse, alors que les Américains consacrent 20 % au budget fédéral américain - doit être mieux orienté vers ce qui concerne l'avenir, vers ce qui concerne les communications. J'étais en Italie hier, pour travailler notamment sur le projet d'un de ces grands travaux, la liaison Lyon-Turin. Il y en a d'autres à travers l'Europe, des voies ferrées, des canaux ou des autoroutes mais ce qui me paraît plus important, c'est ce que vous avez dit, que nous soyons capables, avec ce budget européen et avec nos propres budgets nationaux et les budgets des régions, de donner la priorité à la connaissance, à l'intelligence, à l'éducation et donc je pense que le budget européen doit soutenir la création en réseau d'une quinzaine de centres d'excellence. Nous devons faire davantage pour tout ce qui touche à la compétitivité, à la recherche et à l'intelligence et je pense que nous pouvons mieux le faire ensemble que chacun chez soi et chacun pour soi.
Q - Malheureusement, vous ne pouvez pas rester avec nous...
R - J'ai deux rendez-vous. Un maintenant avec Valéry Giscard d'Estaing, pour parler de la Constitution ; et, dans quelques instants également, avec le Premier ministre roumain, M. Nastase, qui est en visite à Paris.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 3 mai 2004)
(Entretien avec France 3, le 30 avril 2004) :
Q - Dans moins d'une heure, nous serons vingt-cinq. Le 1er mai est une date qui restera forcément toujours. Agrandir l'Europe à quinze, c'était déjà très compliqué, à vingt-cinq, ce sera ingérable non ?
R - L'Union européenne a été créée par quelques hommes politiques qui ont fait honneur à la politique et qui ont redonné de l'espoir à ceux qui, quelquefois, doutent.
Q - La seconde génération de ces pères fondateurs est en face de vous.
R - Oui, mais je voulais d'abord remercier France 3 et TV5 de nous permettre de dire bienvenue à tous ces jeunes et à tous ces pays, et vous me permettrez de dire aussi un mot de gratitude à l'homme d'Etat qu'est Jacques Delors, qui est ici, qui, avec d'autres hommes d'Etat, qui ont su ouvrir la porte et saisir, à partir du moment où tous ces peuples se sont libérés, l'occasion de les accueillir.
Vous dites : pourquoi aller toujours plus loin ? Parce que le projet européen n'est pas je ne sais quel club fermé ou quelques quartiers riches qui voudraient avoir autour de lui des gens qui restent en dehors. J'ai l'honneur depuis quelques semaines d'être dans le bureau de quelques grands ministres des Affaires étrangères de la France, dont Robert Schuman qui, dans le fameux salon de l'Horloge du quai d'Orsay, a lancé cet appel, cette toute première étape de la Communauté du charbon et de l'acier en 1950. Et Robert Schumann qui est l'un des pères fondateurs avec Jean Monnet, Adenauer et d'autres, que dit-il ? Je retrouve cette phrase : " Nous devons faire l'Europe, non seulement dans l'intérêt des peuples libres mais aussi pour pouvoir y accueillir les peuples de l'Est qui, délivrés des sujétions qu'ils ont subies jusqu'à présent nous demanderaient leur adhésion et notre appui moral". C'est en 1963 ! Voilà ce qu'écrit l'un des grands hommes d'Etat qui a voulu cette Europe.
Ce n'est donc pas un projet qui était fermé, c'est un projet auquel on peut adhérer dès l'instant où l'on se trouve sur le continent européen, où l'on prend l'engagement de respecter le cahier des charges, car on n'entre pas dans l'Union parce que la porte est ouverte, on y entre parce qu'on souhaite y entrer, en respectant les règles du jeu, la démocratie, les Droits de l'Homme, la promesse que nous nous sommes faite. Et pour répondre à votre question, l'Europe n'est pas fermée.
Q - Un dirigeant d'entreprise polonais a dit que les syndicats, c'est bien mieux lorsqu'il n'y en a pas, au pays de Solidarnosc et de Walesa, c'est quand même étonnant ?
R - Oui, mais il va falloir qu'il vive avec son temps ce chef d'entreprise, s'il veut conquérir des marchés, s'il veut vendre ses produits et dans le grand marché de 450 millions de consommateurs qui s'ouvre, il faudra qu'il modernise son entreprise et nous allons l'aider avec des crédits, notamment de politique régionale. Il faudra aussi qu'il accepte le dialogue social et donc que la Pologne vive avec son temps sans perdre son âme, c'est cela qui est en cause.
Q - La Pologne peut-elle être à la fois pro-américaine et pro-européenne ?
R - Ces pays reviennent de loin et leur exigence de sécurité les a conduit à solliciter l'abri, la garantie américaine, notamment à travers l'OTAN. Moi, je suis convaincu qu'en entrant dans l'Union cette nuit, ils vont s'apercevoir très vite que lorsque l'on est dans l'Union, on entre dans un grand marché, on peut faire du commerce les uns avec les autres, on entre dans une communauté solidaire et cette solidarité, - Jacques Delors rappelait que j'ai été en charge de cette politique pendant 5 ans -, cette politique que Jacques Delors a voulu créer il y a quelques années, c'est tout de même 215 milliards d'euros sur une période de 7 ans. Ce ne sont pas que des mots ni des promesses, ce sont des chiffres et des faits.
L'Union européenne est une communauté, un grand marché mais aussi une puissance politique en devenir et je suis convaincu qu'un pays comme la Pologne, à l'endroit où il se trouve, qui est un endroit névralgique, stratégique, au coeur de l'Europe centrale, va vouloir et va devoir faire de la politique avec nous et nous aider à construire cette dimension politique, une politique étrangère commune et une politique de défense commune. Je suis tout à fait sûr qu'avec le temps, des pays comme la Pologne vont acquérir cette culture et ce réflexe européens.
Q - Pourquoi la France n'a-t-elle organisé aucune manifestation festive ce soir ?
R - C'est vrai que, lorsque je vois ces images, et ce sont de belles images, notamment à Prague, lorsque l'on voit ces deux drapeaux le drapeau tchèque et le drapeau européen ensemble, c'est un beau symbole, cela prouve qu'il ne s'agit pas de choisir entre la France et l'Europe ou entre la République tchèque et l'Europe, nos nations vont ensemble dans cette Europe réunifiée. Je reconnais que nous avons voulu marquer cet événement, sans doute de manière un peu trop officielle, un peu trop protocolaire, peut-être un peu trop traditionnelle. J'ai reçu aujourd'hui, avec Claudie Haigneré, la ministre déléguée aux Affaires européennes, les vingt-cinq ambassadeurs, je serai à Strasbourg lundi prochain pour accueillir les nouveaux députés des dix pays qui entrent dans l'Union, mais je vous promets de retenir ce conseil.
Q - Mais si vous aviez fait la fête, vous n'auriez pas été avec nous.
R - Je ne vais pas me contenter de cette réponse qui serait un peu facile, comme de vous dire que je suis ministre depuis quatre semaines. Mais je vous promets de trouver et de créer d'autres occasions pour en effet, avec les jeunes, avec de la musique, avec du cinéma, de la culture, donner une dimension humaine, humaniste à cet élargissement.
Et je ferai une autre chose avec la ministre des Affaires européennes : prendre le temps d'aller parler de l'Europe, parler des affaires internationales avec les Français, aller dialoguer avec des Français qui, par rapport à cet élargissement ou à cette réunification, ont à la fois de l'intérêt et de l'inquiétude. Je pense que le rôle des membres du gouvernent, des commissaires européens, des députés, de tous les hommes et les femmes qui sont engagés dans ce combat européen, c'est d'aller écouter les Français et d'aller dialoguer avec eux sur cet élargissement.
Q - C'est important le désir, même lorsque l'on parle d'Europe ?
R - L'envie, le désir, c'est sûr sont importants. D'abord, il faut rappeler les raisons du projet européen dont nous parlons depuis tout à l'heure qui sont toujours valables aujourd'hui : la paix, la stabilité, les Droits de l'Homme, la solidarité. Voilà sur quoi ce projet s'est construit. Ce n'est pas dépassé, ce n'est pas archaïque. Ces raisons sont toujours là et nous avons cette chance que cette promesse de paix, de stabilité et de liberté ait été respectée.
Je pense aussi, pour donner du désir et de l'envie, qu'il faut peut-être davantage mettre les hommes au cur du projet européen qui est d'abord économique, monétaire, financier, technique, compliqué sur le plan des institutions.
Comment cela pourrait-il être simple quand vingt-cinq pays, peuplés ou moins peuplés, avec des cultures, des institutions, des traditions différentes associent leur destin ? Cela ne peut pas être simple. Si c'est simple, c'est uniforme, or ce que nous faisons ne l'est pas. L'Europe n'est pas uniforme, elle est unie, avec des institutions compliquées.
Je pense que maintenant, il faut remettre l'homme au coeur du projet européen, avec davantage de culture, d'échanges, de centres de recherche, d'excellence, d'échanges entre les universités, et sans doute une dimension sociale plus forte. Je le pense aussi parce que les citoyens sont intéressés par le fait que l'Europe compte dans le monde avec une dimension politique, que nous soyons capable d'avoir une politique étrangère, une politique de défense. Je voudrais simplement dire que nous avons beaucoup travaillé sur ces sujets, les valeurs, les droits des citoyens, les raisons d'être ensemble, les politiques que nous voulons conduire ensemble et que tout cela, c'est le projet de Constitution européenne. Pendant 18 mois, nous avons travaillé à ce texte, j'espère que les chefs d'Etat et de gouvernement seront capables, dans quelques semaines, de l'approuver définitivement et qu'ensuite, il deviendra la règle du jeu, la loi fondamentale de cette construction européenne.
Q - Il y a très peu d'eurosceptiques en Europe, cela veut-il dire qu'il n'y a aucun risque de faire adopter la Constitution par voie référendaire, qu'on peut y aller ?
R - Je sens les Français, que j'essaie d'écouter, à la fois inquiets et intéressés par l'Europe. Donc il y a des doutes et il faut que les hommes politiques, à tous les niveaux, assument le choix européen de notre pays et l'explique.
Je ne sais pas s'il y aura un référendum, ce sera le choix du président de la République lorsque nous aurons une Constitution et ce n'est pas le cas pour l'instant. Ce qui me paraît le plus important, référendum ou non, c'est qu'il y aura une ratification, que ce soit par le peuple ou par les représentants du peuple.
Q - Une ratification simultanée, c'est ce que vous souhaitez n'est-ce pas ?
R - J'ai souhaité en effet que, pour la première fois, on essaie de faire un débat commun plutôt que d'avoir vingt-cinq débats juxtaposés et échelonnés ; que pour la première fois, nous ayons un débat, tous ensemble pendant une semaine ou 15 jours et que chacun des pays ratifie comme il l'entend, c'est sa liberté : le peuple ou les représentants du peuple. Je souhaite que nous ayons un débat européen sur un texte européen, et, de grâce, que l'on ne parle pas seulement des questions européennes quand il y a une guerre en Irak pour constater notre division ou lorsqu'il y a la crise de la "vache folle" ou quand il y a référendum. Nous ne parlons plus de politique étrangère et c'est le ministre des Affaires étrangères qui vous le dit, il s'agit de la vie quotidienne des Français. Donc, il n'y a pas d'excuses à ne pas parler simplement, concrètement, régulièrement et même avec de la passion de ces questions dans le débat national. En tout cas, moi je prendrai ma part à cette explication.
Q - Merci Michel Barnier, vous avez un emploi du temps très chargé ces jours-ci avec toutes les cérémonies européennes, auriez-vous un dernier mot ?
R - Je reviendrai d'un mot à ce que disait Daniel Cohn-Bendit pour dire que, moi aussi, je peux rêver un jour d'un référendum, cela ne me gêne pas de le dire. J'ai même dit un jour, devant le parlement européen, lorsque j'ai du être investi comme commissaire européen, - le Général de Gaulle avait même eu cette idée il y a très longtemps -, que je souhaitais que tous les Européens se prononcent sur un sujet d'intérêt commun. Je ne sais pas si ce sera possible juridiquement dès cette fois-ci, mais en tout cas, on peut s'en approcher et je redis mon idée que pendant un moment commun, nous ayons un débat tous ensemble sur ce texte de la constitution dès l'instant où nous l'aurons approuvé.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 4 mai 2004)