Texte intégral
L'europe a besoin d'un supplément d'âme. L'un des grands reproches qu'on lui adresse, c'est son déficit de démocratie, c'est son excès de technocratie. A tort ou à raison, "Bruxelles" est devenue synonyme de bureaucratie. On a beau rappeler que rien d'important ne s'y décide sans l'accord des gouvernements nationaux, rien n'y fait.
Et l'on ne parle le plus souvent de l'Europe que pour énumérer les contraintes qu'elle nous impose : les chasseurs, les pêcheurs, les amateurs du vrai chocolat constituent, pêle-mêle, quelques-unes de ses victimes emblématiques. Et pourtant ! L'on pourrait, l'on devrait aussi dresser la liste des bienfaits qu'elle nous apporte. Un seul exemple : récemment, à Bordeaux, se tenait le comité de pilotage d'un programme européen dénommé Pic Urban, qui finance des projets de rénovation urbaine ; c'est ainsi que la nouvelle crèche du quartier de La Benauge, le nouveau centre social de celui de La Bastide ou le Carnaval des deux rives (de la Garonne) n'ont pu être réalisés dans ma ville que grâce aux fonds européens.
Or, le 13 juin prochain, nous allons élire, dans 8 grandes circonscriptions interrégionales, nos 78 représentants au Parlement européen. Ces hommes et ces femmes auront la lourde tâche de défendre les intérêts de la France et notre vision de l'Europe au sein d'une Assemblée qui détient de larges pouvoirs. Leur rôle sera d'autant plus important que l'Union européenne, dans les années qui viennent, doit relever de grands défis.
Sauront-ils lui insuffler un supplément d'âme ? Tel devrait être le mandat que nous leur assignons.
L'élargissement de l'Europe peut leur en donner une première occasion.
Depuis le 1er mai, 10 nouveaux Etats sont membres à part entière de l'Union. Ici ou là, on s'en effraye. Je crois, pour ma part, que c'est une chance et pour eux et pour nous. L'élargissement, c'est un supplément d'âme parce que c'est enfin la réunification de la famille européenne qu'avait coupée en deux le mur du communisme et de la guerre froide.
L'élargissement, c'est un supplément d'âme parce que c'est la concrétisation de la vieille utopie de paix perpétuelle en Europe, dans notre "vieille" et chère Europe déchirée, il y a peu encore, par des conflits fratricides.
L'élargissement, c'est aussi une nouvelle chance de croissance et d'emplois pour tous les Européens. Nos économies, et l'économie française au premier chef, seront dynamisées par la demande de 75 millions de consommateurs supplémentaires qui achèteront nos produits et nos services, et par l'ardeur au travail de populations qui voudront rejoindre notre niveau de vie. Ce qui s'est passé lors des élargissements antérieurs, par exemple à l'Espagne et au Portugal, en a apporté la démonstration.
Encore faut-il, pour réussir cette fois encore, remplir quelques conditions : il faut que la France se muscle pour retrouver son attractivité perdue. Une France immobile pourrait être submergée. Une France moderne, capable de s'adapter, regagnera le peloton de tête. C'est aussi l'un des enjeux du 13 juin prochain : le scrutin sera d'abord un choix pour la France.
Deuxième condition pour réussir l'élargissement : savoir s'arrêter, c'est-à-dire donner des frontières à l'Union élargie. Il ne faut pas confondre élargissement et dilution. Ont vocation à entrer dans l'UE les nations que leur histoire et leur culture ancrent dans la famille, et qui partagent notre projet d'une Europe européenne, désireuse d'affirmer son identité sur la scène mondiale. C'est le cas de la Roumanie et de la Bulgarie, qui sont déjà sur les rangs, sans doute un jour des pays balkaniques quand ils auront vraiment retrouvé la volonté de vivre ensemble. Ce n'est pas le cas, me semble-t-il, de la Turquie, de la Russie, de l'Ukraine... ou des pays du Maghreb.
A ces pays qui sont dans notre voisinage immédiat, nous devons proposer un partenariat privilégié, à la fois économique et politique, du type de celui que prévoit l'article 56 du projet de Constitution. Je milite même pour la création d'une forme de communauté euro-méditerranéenne avec nos voisins du Sud pour équilibrer l'expansion de l'Union vers l'Europe centrale et orientale. Je souhaite que le dialogue puisse se développer avec eux dans cet esprit.
Deuxième grand rendez-vous sur l'agenda européen : celui de la Constitution. Pour le coup, on m'objectera que l'âme des Européens a peu de chances de vibrer à sa lecture. C'est à voir !
L'Europe à 25 ne peut à l'évidence fonctionner avec des institutions conçues à l'origine pour 6 Etats membres et à peine modifiées depuis lors. Un projet a été élaboré, au terme d'un processus novateur de concertation, par une Convention que présidait Valéry Giscard d'Estaing. Ce projet, s'il n'est pas parfait, est sans doute le meilleur point de consensus auquel, ici et maintenant, il était possible de parvenir. Nous l'approuvons parce qu'il apporte quatre grands progrès, de nature éminemment politique :
- il proclame clairement et solennellement nos valeurs communes, les droits politiques, économiques et sociaux de la personne humaine, l'Etat de droit, la démocratie, bref, l'humanisme européen ;
- il affirme notre projet politique, une Europe européenne capable de s'exprimer de sa propre voix sur la scène internationale en tant que puissance de paix et de fraternité, libre de ses choix, dans le cadre d'un partenariat transatlantique équilibré ;
- il fait progresser la démocratie sur la technocratie, avec, par exemple, l'élection pour une durée suffisante du président du Conseil européen, la confiance votée au président de la Commission par le Parlement ou le droit de pétition reconnu aux citoyens ;
- il protège, enfin, efficacement l'identité des Etats contre les empiétements de l'Union, en instituant un contrôle effectif, par les Parlements nationaux, du fameux principe de subsidiarité.
Cette Constitution n'est pas celle d'un super-Etat fédéral dont nous ne voulons pas, mais celle d'une fédération d'Etats-nations conforme à notre vision de l'Europe et de la France. Voilà pourquoi nous avons lancé une pétition nationale pour réclamer son adoption rapidement.
L'UE élargie, dotée d'une Constitution qui renforce en son sein la démocratie et l'efficacité, doit s'atteler avec plus d'ardeur à ce qui est sa véritable raison d'être : l'amélioration de la vie des Européens. Il me semble que, dans la décennie qui vient, elle devrait s'efforcer de nous apporter plus dans trois domaines : plus de sécurité, plus de croissance et d'emplois, plus de fraternité et de chaleur humaine.
Faut-il insister sur l'instabilité du monde et les peurs qu'elle suscite ? Peur de la mondialisation, peur de la science, peur de la destruction de la nature... L'Europe peut et doit nous aider à combattre nos peurs. Pour cela, elle peut et doit contribuer à améliorer notre sécurité extérieure. Je ne m'attarderai pas sur les progrès considérables qu'ont accomplis depuis quelques années la politique extérieure et de sécurité commune (PESC) et ce qu'on peut appeler désormais l'Europe de la défense (PESD). La France et les nations pionnières qui constituent avec elle l'avant-garde de la défense européenne doivent continuer à progresser, en donnant corps, par exemple, à l'Agence européenne de l'armement récemment créée.
La poursuite de ce "grand uvre" suppose évidemment que nos budgets militaires soient à la hauteur de nos ambitions.
La sécurité intérieure de l'Union me paraît tout aussi prioritaire. Eurojust et Europol, qui harmonisent nos services de justice et de police, nous permettront de lutter plus efficacement contre les réseaux terroristes et les mafias. Le mandat d'arrêt européen chargé de poursuivre les auteurs de crimes relevant de plusieurs Etats membres ne doit plus tarder. Force est de constater qu'il y a encore beaucoup de distance entre l'intention et l'action ; il est impératif que les décisions prises en Conseil européen après le 11 Septembre et de nouveau après l'attentat de Madrid deviennent rapidement opérationnelles.
Je voudrais insister notamment sur le nécessaire renforcement des contrôles aux frontières extérieures de l'Union. Il est bien d'abolir nos frontières intérieures, par exemple celles qui séparaient l'Union des nouveaux Etats membres. Encore faut-il vérifier que les nouvelles frontières extérieures de l'Union ne sont pas poreuses à tous les trafics. Le moment me semble venu de constituer un corps européen de gardes-frontières et de le charger de combattre activement ces trafics, qu'il s'agisse de marchandises, d'argent ou de personnes. L'Union ne pourra mener une politique commune d'accueil de l'immigration régulière et de l'asile politique que si elle est intransigeante face à l'immigration clandestine, qui menace de ruiner ses équilibres économiques et sociaux.
Plus de croissance et d'emplois, en deuxième lieu. Pendant des décennies, le Marché commun nous a apporté à tous un supplément de croissance. Aujourd'hui, l'Europe est à la traîne de la croissance mondiale. C'est d'abord à la France et à l'Allemagne de réagir en se réformant pour conjurer le déclin et restaurer leur compétitivité. Mais l'Union peut apporter un plus. Encore faut-il qu'elle se montre plus volontariste.
Elle doit montrer sa volonté d'accompagner la politique de stabilité monétaire et de lutte contre l'inflation qui incombe à sa banque centrale par une politique économique de croissance et d'emplois qui devrait être portée par un véritable gouvernement économique de l'Union ou de la zone euro. Est-il utopique d'imaginer que s'instaurent, entre ce gouvernement et la banque, des relations de confiance du type de celles qui existent visiblement entre la Réserve fédérale américaine et le gouvernement des Etats-Unis ?
En toute hypothèse, une refonte du pacte de stabilité et de croissance est nécessaire, pour mieux l'articuler avec les évolutions de la conjoncture. Quand la croissance est bonne, les déficits publics devraient tendre vers zéro ; quand la croissance est molle, une excessive rigueur budgétaire ne doit pas ajouter à la morosité ambiante.
Volonté aussi de l'Union, et notamment de la Commission qui tient des traités un pouvoir propre en ce domaine, de ne pas cantonner sa politique économique à la recherche de la concurrence pure et parfaite au risque de faire obstacle à l'émergence de "champions européens", tel Sanofi-Aventis, dans la compétition mondiale.
Dans ce domaine encore, il faut du volontarisme pour promouvoir des grands projets structurants. Airbus avec l'A-380 va créer 10 000 emplois à Toulouse dans les prochaines années ! Il nous faut d'autres projets de cette ampleur, par exemple dans le domaine des grandes infrastructures (TGV), des technologies de l'information et de la communication (Galileo) ou de l'énergie (ITER)...
Volonté de faire de la recherche et plus largement de l'innovation la priorité absolue du développement de l'UE et donc d'atteindre sans tarder l'objectif fixé à Lisbonne de consacrer 3 % du PIB de chaque Etat membre à l'effort de recherche publique et privée. Le Japon, qui doit faire face au phénomène des délocalisations industrielles en direction de la Chine ou de la Corée, a tout misé sur l'innovation. Il sort de la crise et retrouve le chemin de la croissance.
Son supplément d'âme, l'Europe doit enfin le puiser dans ses politiques de cohésion sociale. Car l'Europe porte en elle un modèle social original.
Non pas que "Bruxelles" doive se substituer aux Etats membres en légiférant dans le domaine des retraites, de la promotion de la famille ou des droits des salariés, qui restent de la compétence nationale. Mais nous pourrions faire nôtre l'objectif d'une convergence progressive de nos systèmes de solidarité et de protection sociale pour souligner qu'à nos yeux il n'y a pas de croissance économique durable sans juste partage des fruits de cette croissance.
Le choix n'est pas entre une Europe libérale et une Europe sociale, mais entre une Europe dynamique qui refuse d'opposer croissance et partage et une Europe bureaucratique qui confond solidarité et assistance. En toute hypothèse, la France et ses représentants auront l'obligation de préserver notre haut niveau de protection sociale, tout en le rénovant bien sûr pour améliorer son efficacité.
Un supplément d'âme en Europe, c'est plus de partage dans le domaine de l'éducation et de la culture. On se réjouit bruyamment du succès des programmes d'échanges universitaires mais le nombre de jeunes étudiants qui peuvent en bénéficier et accomplir un semestre de leur cursus dans une université européenne reste marginal. Il faudrait tendre à en faire un passage obligé. Je mesure la difficulté de la tâche. Mais ce serait, à terme, un extraordinaire moyen d'approfondir la connaissance et la compréhension entre nous, d'affirmer une conscience commune, une "opinion européenne" dont on a vu les prémices lors de la crise irakienne et, au bout du chemin, de provoquer l'épanouissement d'une authentique citoyenneté européenne. Citoyen français. Citoyen d'Europe. Citoyen du monde. Le rêve européen est vivace. Il peuple toujours l'imaginaire de notre jeunesse.
C'est un lieu commun de prétendre que l'Europe n'intéresse personne et fait peur à tout le monde. J'atteste que, chaque fois qu'on parle de l'Europe devant un auditoire de jeunes, elle suscite attention, curiosité, espérance. Oui, l'Europe est populaire. Populaire au cur de ceux qui ont l'avenir devant eux car ils sentent, ils comprennent qu'elle peut répondre à leurs exigences fondamentales.
L'exigence environnementale par exemple : sauver la planète, sauver la vie sur Terre. Aujourd'hui, 80 % de la législation qui protège notre environnement est d'origine européenne. En conciliant audace et progressivité, nous devons encourager de nouvelles avancées dans la lutte contre la pollution atmosphérique, l'application du protocole de Kyoto, le renforcement de la qualité des eaux, le recyclage des déchets, la régulation du transport maritime... Les boulettes de mazout du Prestige ne se sont pas arrêtées à la frontière franco-espagnole, au milieu du golfe de Gascogne !
Autre exigence de la jeunesse de demain : l'attente d'un autre monde, la recherche d'un monde plus juste. Tout récemment, le président de la Banque mondiale, Jim Wolfensohn, nous mettait en garde : "Nous pensons, a-t-il affirmé, que la paix et la stabilité ne peuvent exister sans s'attaquer à la pauvreté." Oui, la lutte contre la pauvreté devrait être notre nouvelle frontière :
- en France même, où un récent rapport a recensé - scandale des scandales ! - un million d'enfants pauvres ;
- en Europe, en particulier dans les nouveaux Etats membres ;
- dans le monde. Elle a certes reculé globalement depuis vingt ans, mais pas partout ; elle a doublé en Afrique subsaharienne.
Voilà bien une nouvelle frontière pour les Européens, pour les plus généreux d'entre eux, pour la jeunesse de France et d'Europe qui n'abandonne pas le rêve d'un partage plus juste entre les pauvres des pauvres et les riches que, malgré nos propres inégalités, nous restons collectivement. C'est l'affaire de nos gouvernements et de l'Union. C'est aussi l'affaire des citoyens engagés. Je souhaite du fond du cur que ces questions ne soient pas absentes du débat qui va s'ouvrir.
Nous allons, en effet, entrer, à nouveau, dans une période de campagne électorale. Comme toute campagne, ce sera un combat. Je forme le vu que ce soit un combat pour des idées.
Nous allons combattre l'idée souverainiste du repli de la France sur elle-même parce que ce serait la voie du déclin. Il n'y a pas d'avenir pour une France sans Europe.
Nous allons combattre l'idée fédéraliste d'un super-Etat centralisé qui brimerait l'identité de nos nations. Il n'y a pas d'avenir pour une Europe sans la France.
Nous allons combattre l'idée socialiste d'une Europe... que j'ai du mal à définir tant la gauche plurielle en France est divisée sur les questions européennes, et tant le Parti socialiste français est éloigné de la vision des autres partis socialistes européens. Il est à coup sûr bien seul à vouloir transposer en Europe la culture bureaucratique qu'il a diffusée en France, par exemple celle des 35 heures.
Nous allons nous battre surtout pour l'idée d'une France plus forte dans une Europe plus unie, celle que je viens d'esquisser dans ce texte. D'une Europe plus solidaire, plus efficace, tout en restant respectueuse de l'identité des nations qui la constituent.
L'avenir, c'est la France en tête dans l'Europe en marche : unité et diversité.
Je reprendrai, pour conclure, la magnifique phrase du poète portugais Fernando Pessoa que Jacques Chirac citait naguère à Porto dans un discours sur la culture européenne : "Nous voulons une Europe qui parle d'une seule et même voix mais dans toutes ses langues, de toutes ses âmes."
(source http://www.u-m-p.org, le 5 mai 2004)