Interview de M. Laurent Fabius, délégué national du PS, à "France 2" le 8 novembre 2004, sur la situation en Côte d'Ivoire et le mandat de la france dans ce pays, sa position sur le projet de Constitution européenne à l'occasion de la sortie de son livre "Une certaine idée de l'Europe".

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Texte intégral

F. Laborde - Avec L. Fabius ce matin, nous allons parler de l'Europe à l'occasion de la sortie de ce livre " Une certaine idée de l'Europe " aux éditions Plon. Il l'expliquera son point de vue sur la Constitution européenne. Avant d'évoquer l'Europe avec vous, L. Fabius, un mot de la situation en Côte d'Ivoire qui s'est énormément dégradé au cours du week-end. On a entendu que le président Gbagbo, cette nuit, avait appelé les troupes au calme. Est-ce que la France se trouve en effet comme le laisse entendre le président de l'Assemblée nationale ivoirienne, dans une espèce de bourbier qui peut être dangereux ?
R - Oui c'est dangereux, très dangereux et on pense d'abord à nos soldats qui ont été tués et à leurs familles. J'y pense avec beaucoup d'émotion. C'est vrai que c'est un traquenard, et il faut donc très vite à la fois appeler le président Gbagbo à faire son travail pour que le calme soit rétabli, et puis redéfinir ce que sont les missions de la France. La France n'a aucune mission impérialiste là-bas. La France doit protéger ses ressortissants, et dans le cadre d'un mandat international, faire en sorte qu'il n'y ait pas d'affrontements. C'est tout.
Q - Mais les Ivoiriens ne comprennent pas ça. Ils nous accusent un peu d'avoir une position qu'ils ne comprennent pas bien justement.
R - Je le vois mais il faut aussi que la France sache se faire respecter. Je regrette - mais enfin le moment n'est pas venu pour dire cela encore -, que visiblement, on n'ait pas su anticiper. Car beaucoup de choses étaient dans l'ambiguïté des accords de Marcoussis.
Q - Ils ont été mal négociés ?
R - En tous cas, c'était très ambigu, très difficile à tenir.
Q - L. Gbagbo est un proche du Parti socialiste, on peut dire ça comme ça ou ce n'est plus le cas aujourd'hui ?
R - Oh ! écoutez, je pense que nous avons pris beaucoup de distance.
Q - Alors revenons à l'Europe. L'Europe qui justement est singulièrement absente dans ce genre de conflits aujourd'hui. Peut-être parce que justement elle manque de poids politique. Vous avez pris position, vous, en faveur du non à la proposition, au projet de traité constitutionnel européen. Et dans ce livre, vous nous dites en quelque sorte pourquoi. Vous avez eu le sentiment qu'il fallait écrire ce livre parce que votre position était mal comprise, ou parce que justement ce projet européen est important et qu'il fallait faire une contre proposition ?
R - Pour les 2 raisons. La Constitution, vous l'avez regardée, c'est un document extraordinairement long, complet, près de 500 articles. C'est très très compliqué, et c'est une question très importante. Donc il faut simplifier et rendre les choses accessibles. Et ce petit livre est accessible. Moi je suis très européen, et je suis de gauche, et j'essaye de montrer que si on est européen et de gauche, on ne peut pas se satisfaire de cette Constitution, parce qu'elle va aboutir, d'ici 5, 6 ans, à ce que l'Europe se défasse complètement. Et moi je souhaite une Europe solidaire, une Europe puissante. Et je fais donc des contre propositions, c'est l'originalité du livre. Je demande 3 changements majeurs par rapport au texte actuel, qui peuvent tout à fait être acceptés par les autres pays d'Europe. A partir de quoi, l'Europe deviendrait une puissance forte.
Q - Alors ces 3 changements, c'est quelle vision de l'Europe ?
R - Les 3 changements, je suis clair, premièrement, il est inadmissible que le texte qu'on nous propose ne soit pas révisable. Il n'y a pas une Constitution au monde qui soit irrévisable. Et donc il faut la rendre révisable, en faisant en sorte que ce soit pas l'unanimité de pouvoir réviser, mais la majorité. Deuxièmement, moi je suis partisan, on commence à le comprendre, de l'Europe des 3 cercles. Il y a des pays autour de nous avec lesquels on peut avancer vite, l'Allemagne, l'Espagne, la Belgique etc.
Q - Ceux qui sont dans l'euro pour faire simple.
R - Il y a plus largement des pays qui constituent l'Europe politique, et puis à la périphérie mais pas dans l'Europe, il y a la Turquie etc. Et moi je souhaite que les pays qui peuvent avancer vite, le fassent. Ce qui suppose que ce qu'on appelle les coopérations renforcées puissent se créer facilement. Or les conditions de création de ces coopérations renforcées dans le texte, sont tellement compliquées, qu'il n'y en aura pas. Donc je demande que les conditions soient plus faciles. Et puis troisièmement, je souhaite aussi qu'il y ait une possibilité de voter davantage à la majorité, alors que l'unanimité bloque tout. Donc si vous voulez, si on a un texte qui peut être révisable, une avancée plus forte du petit cercle, du premier cercle, et puis des pays et des décisions prises davantage à la majorité, là on aura une Europe forte. Alors qu'aujourd'hui, ce qui me frappe dans la thèse des partisans du oui, c'est qu'ils oublient les trois quarts du texte.
Q - Sauf que le texte, il faut dire oui ou il faut dire non. On n'est plus dans la phase où on renégocie le texte. Donc vous vous dites, il fait dire non et après il y aura une négociation.
R - Il faut dire non. D'ailleurs si la France ne dit pas non, un autre pays sans doute dira non, et ensuite carrément se mettre autour d'une table pour obtenir un bon texte. 300 articles sur 400 définissent d'une façon absolument cadenassée, le contenu des politiques. En matière monétaire, aujourd'hui, le dollar est en train de baisser, la monnaie chinoise aussi, ce qui fait que nos exportations vont être laminées et les délocalisations vont augmenter. Pourquoi ? Il y a beaucoup de raisons mais notamment parce que l'euro n'est pas utilisé comme une arme et parce que la Banque centrale européenne n'a aucun contrôle de la part du politique.
Q - A la différence de ce qui se passe aux Etats-Unis.
R - A la différence des Etats-Unis. Et ça, ce défaut fondamental dans la Constitution, ceux qui sont pour le oui veulent l'inscrire dans le marbre. Je ne suis pas d'accord. Moi je défends à la fois l'Europe et la France, et je pense que pour cela il faut d'abord dire non, se remettre autour d'une table et arriver à un meilleur texte.
Q - Quand vous dites arriver à un meilleur texte, V. Giscard D'Estaing, qui a fait partie de ceux qui ont travaillé sur ce texte, il en est contrarié, fâché ? Vous avez eu des conversations avec lui là-dessus ?
R - Je ne veux pas parler à sa place, mais ce qui le choque surtout c'est, je suis d'accord avec lui sur ce point, c'est l'affaire de la Turquie. Moi je suis tout à fait pour qu'on ait des relations étroites avec la Turquie, mais la Turquie n'a pas sa place au sein de l'Union européenne. D'abord géographiquement, elle n'est pas dans l'Europe. Ce n'est pas une démocratie, ce serait le pays le plus peuplé, le plus puissant d'Europe. Et en plus cela nous empêcherait, nous, de pouvoir aider nos propres régions.
Q - Et ça n'est pas une Constitution qui est faite pour justement ouvrir à la Turquie, ou c'est le contraire ?
R - C'est-à-dire que si on vote cette Constitution telle qu'elle, et comme en même temps le gouvernement français est partisan de faire rentre la Turquie, alors à ce moment là, c'est une Europe complètement diluée.
Q - Un mot de politique intérieure. J. Chirac fait un voyage aujourd'hui en France pour, nous explique D. Tillinac, un de ses proches, reprendre un peu le pouls de la nation. Quel regard vous portez, vous, sur l'action du gouvernement Raffarin ? Vous le trouvez...
R - Je le trouve en panne. C'est un gouvernement en panne et, dans un moment où on a besoin d'un projet, de dynamisme, où on a besoin vraiment d'une trajectoire forte, avoir un gouvernement en panne, ce n'est pas bon pour les Français, ni pour la France.
Q - Le président de la République a raison de repartir en France, voir un petit peu comment les choses se passent ?
R - S'il a l'occasion de sentir le pouls des Français, il s'apercevra qu'effectivement, les gens voudraient une autre politique. Ca c'est clair.
(Source : Premier ministre, Service d'information du Gouvernement, le 8 novembre 2004