Déclaration de M. Patrick Devedjian, ministre délégué à l'industrie, sur l'alliance entre les fournisseurs d'accès à Internet et l'industrie cinématographique, Beaune le 23 octobre 2004.

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Circonstance : Table-ronde sur l'alliance entre les fournisseurs d'accès à Internet et l'industrie cinématographique lors des 14èmes Rencontres Cinématographiques de Beaune le 23 octobre 2004

Texte intégral

Monsieur le Président de la Motion Picture Association,
Madame la Directrice Générale du Centre National de la Cinématographie,
Madame la Présidente de l'Association des Fournisseurs d'Accès,
Monsieur le Directeur Général d'UGC,
Monsieur le Directeur Général de FREE,
Monsieur le Député,
Mesdames,
Messieurs,
Permettez-moi tout d'abord de remercier la société civile des Auteurs - Réalisateurs - Producteurs, en particulier son président Pierre Jolivet et son délégué général Michel Gomez, et la ville de Beaune et son député-maire Alain Suguenot, pour l'organisation de ces 14ièmes rencontres cinématographiques de Beaune, présidées par Jean-Jacques Annaud.
Je voudrais aussi vous remercier d'avoir choisi pour thème de cette table ronde l'alliance entre le monde de l'audiovisuel et la société de l'information.
Cette alliance a déjà failli connaître un premier succès, dès le début du millénaire.
Nombreux étaient alors ceux qui, comme Bertelsmann, AOL Time Warner et Vivendi Universal, croyaient fermement au mariage du contenant et du contenu. Une stratégie qui s'est révélée peu payante.
La convergence devait induire toutes les synergies possibles et traduire, en même temps que le passage du siècle et du millénaire, le mariage de l'ancienne et de la nouvelle économie, une sorte d'union historique entre les médias du siècle passé et ceux du siècle à venir.
Je crois qu'il est indispensable de comprendre pourquoi cette alliance a échoué avant d'en construire une nouvelle.
Je vois trois explications à ce premier rendez-vous manqué :
Marier des entreprises aux cultures aussi différentes est tout d'abord un exercice complexe. Tout simplement parce que les points de vue divergent. Celui qui produit des contenus souhaite que sa production soit disponible sur le plus grand nombre de plates-formes possibles. En revanche, le distributeur de contenus, s'il veut rentabiliser sa propre plate-forme, souhaite des contenus en exclusivité, histoire de se démarquer de la concurrence et donc de pratiquer des tarifs plus élevés. Deux intérêts complètement antagonistes donc.
La deuxième raison, qui me paraît la plus importante, est l'absence du débit indispensable au développement d'offres en ligne suffisamment attractives. Les bas débits ne permettent pas d'accéder rapidement au téléchargement de musique et de vidéo.
La troisième raison est liée au caprice du consommateur. L'abonné à une plate-forme ne s'est pas transformé en vache à lait au profit d'une seule entreprise. Ce n'est pas parce qu'on est un abonné SFR qu'on ne regarde que les films sortis des studios Universal et qu'on ne commande que les DVD de Canal Plus !
Le choix du thème de cette table-ronde me paraît particulièrement pertinent parce que sans que nous y prenions garde, une autre forme d'alliance, beaucoup plus prometteuse, est actuellement en cours de formation.
Cette alliance est portée par l'Internet haut débit, aujourd'hui fixe, et demain mobile.
Le débit servi au consommateur vient d'être multiplié par 100, et nous n'avons pas encore mesuré l'impact de cette révolution. J'ai donné mercredi dernier le coup d'envoi d'une offre d'accès à Internet atteignant plus de 15 mégabits par seconde, alors que les offres à 64 ou 128 kilobits par seconde nous faisaient rêver il y a seulement trois ans. Il y avait moins de 500.000 abonnés à Internet haut débit début 2002. Il y en aura plus de 6 millions à la fin de l'année 2004. Le seuil des 10 millions d'abonnés à Internet haut débit sera probablement franchi avant la fin de l'année 2007. La France est numéro un dans le monde pour le taux de progression et numéro trois pour le taux de pénétration du haut débit dans la population.
Avec cet accroissement exponentiel du débit, les modes de consommation de la culture connaissent une profonde mutation. Les nouveaux services apportés par Internet sont de plus en plus appréciés et de mieux en mieux intégrés, par un public de plus en plus large.
Cette alliance est largement engagée, au plan international comme en Europe.
Au plan international, les discussions engagées dans le cadre de l'accord général sur le commerce des services (AGCS), au sein de l'OMC, aboutissent à un rapprochement accéléré des secteurs des télécommunications et de l'audiovisuel. Les deux secteurs appartiennent déjà au même chapitre de négociation, et la frontière qui les sépare est de plus en plus incertaine. L'avant-projet de convention mondiale sur la diversité culturelle, en cours de négociation à l'UNESCO, fait face à la même difficulté.
Au plan européen, la tendance au rapprochement entre services audiovisuels et services de télécommunications est déjà bien affirmée. Je remarque en particulier que le portefeuille de l'audiovisuel au sein de la Commission européenne a été détaché du portefeuille de la Culture, et rattaché à celui de la société de l'information.
Cette alliance bénéficie maintenant, en France, d'un cadre juridique favorable.
Depuis mon arrivée au ministère de l'Industrie, j'ai eu l'occasion de faire adopter deux lois qui ont pour objectif :
- d'une part de clarifier le partage des responsabilités entre les différents acteurs de l'Internet. La Loi pour la confiance dans l'économie numérique comporte en particulier un dispositif complet de lutte contre la piraterie sur Internet. Je citerai par exemple son article 6, qui fixe une obligation pour les fournisseurs d'accès de communiquer leurs données de connexion à la demande des juges, ainsi que de supprimer un contenu illicite ou manifestement illicite, ou encore l'article 7, qui impose d'inscrire la mention " le piratage nuit aux artistes " dans les campagnes publicitaires mentionnant le téléchargement de fichiers.
- d'autre part d'unifier l'ensemble des règles applicables aux communications électroniques et aux services de communications audiovisuelle (Loi de transposition du " paquet télécom ").
La parution de ces deux textes au journal officiel vaut en quelque sorte publication des bans du mariage entre l'audiovisuel et les télécommunications.
Dans ce contexte, la réussite de cette alliance est une condition de survie de chacune des deux industries.
Les fournisseurs d'accès à Internet n'ont rien à gagner à la prolifération anarchique de flux illicites sur lesquels ils n'ont aucune prise et qui ne leur procurent aucune rémunération. Les créateurs et producteurs de contenus ont de leur côté tout intérêt à utiliser au mieux ce nouveau vecteur pour accroître leur diffusion et trouver une juste rétribution.
J'en suis convaincu, dans l'univers numérique, contenus et contenants ont partie liée.
C'est pour cette raison que j'ai initié la négociation d'une charte entre fournisseurs d'accès à Internet et industrie de la musique, afin de faire face à la question du piratage et de promouvoir l'offre en ligne légale.
Cette Charte, conclue le 28 juillet dernier, comporte des engagements réciproques et équilibrés pris par chacune des deux industries. Ces engagements s'articulent autour des trois volets indissociables que sont :
1. la pédagogie auprès des internautes ;
2. la répression de la contrefaçon numérique ;
3. la promotion de l'offre légale.
Le principal point d'achoppement de ces négociations fut la proposition d'interdire ou de filtrer les échanges de fichiers effectués par l'intermédiaire des logiciels dits de " pair à pair ". Avec Renaud Donnedieu de Vabres, nous avons commandé à deux experts indépendants une expertise sur ce point.
Je comprends l'inquiétude des industries culturelles face à l'essor des échanges illicites de fichiers sur Internet. Cette question a déjà été largement discutée dans le cadre de la loi sur l'économie numérique.
Je rappelle tout d'abord que la technologie du pair à pair ne présente, en tant que telle, aucun caractère illicite.
Interdire ou entraver cette technologie n'est pas souhaitable. Les logiciels pair à pair sont à la base du développement de nombreux services, comme la téléphonie sur Internet. Entraver le pair à pair, c'est donc freiner le développement d'Internet.
Le téléchargement et la diffusion d'uvres du domaine public et d'uvres librement mises à disposition par leurs auteurs ne présentent d'ailleurs pas, lui non plus, un caractère illicite.
Sans dévoiler les conclusions du rapport en cours de finalisation, permettez-moi seulement de penser qu'interdire ou entraver cette technologie est à la fois peu souhaitable et peu faisable.
Tout d'abord, un dispositif de filtrage des échanges pair à pair serait facilement contourné. Aucun filtrage n'est possible face aux nouvelles générations d'application pair à pair, particulièrement celles qui utilisent un " tunnelling crypté ".
Ensuite, des serveurs " rendez-vous ", situés en dehors du territoire national, permettraient facilement aux internautes d'externaliser leur utilisation des réseaux pair à pair.
Il convient par ailleurs de s'interroger sur l'efficacité réelle des solutions de filtrage, lorsque l'on observe les difficultés que rencontrent les professionnels de l'Internet à combattre le spamming et prévenir les attaques virales.
Ce dispositif poserait aussi des questions de légalité. L'article 5 de la directive du 22 mai 2001 permet de prévoir des exceptions au droit de reproduction quand " il s'agit de reproductions effectuées sur tout support par une personne physique pour un usage privé à des fins non directement ou indirectement commerciales. "
La compatibilité avec le droit communautaire d'une interdiction ou d'une entrave des logiciels d'échanges de fichiers devrait être examinée avec attention.
Plus profondément encore, limiter l'utilisation des logiciels d'échanges sur Internet me semble directement contraire au principe même de cette nouvelle économie de la connaissance.
Claude Lelouch lui-même n'a-t-il pas écrit lui-même dans l'itinéraire d'un enfant gâté que " le monde du partage devrait un jour remplacer le partage du monde ".
A l'idée d'interdire une technologie innovante, je préfère celle de promouvoir l'offre culturelle en ligne. L'offre légale est aujourd'hui trop chère, trop inaccessible, et les différentes plateformes de téléchargement ne sont pas compatibles entre elles. Je compte donc réunir prochainement les industriels concernés autour d'un projet de standard commun de téléchargement. Le projet de loi sur le droit d'auteur dans la société de l'information, qui viendra début 2005 devant le Parlement, sera aussi, j'en suis sûr, l'occasion d'améliorer la protection de la propriété intellectuelle sur Internet.
Mais si je suis venu à Beaune, c'est moins pour me féliciter des avancées accomplies avec la musique que pour inviter le cinéma à construire sans tarder sa propre alliance.
Il est temps pour les industries cinématographiques de développer une offre de téléchargement en ligne suffisamment attractive. Un premier moyen simple est de placer la vidéo à la demande suffisamment haut dans la chronologie des médias. Il sera difficile bien sûr de contenter à la fois les éditeurs de DVD, et les chaînes de télévisions payantes et gratuites. Il reviendra au CNC d'engager la concertation sur ce point. Des aides au développement de l'offre en ligne pourraient aussi être recherchées au niveau communautaire, en particulier dans le programme MEDIA. Je serai donc particulièrement attentif au développement d'une véritable industrie de la vidéo à la demande. N'oublions pas que le chiffre d'affaires de la vidéo - 2 milliards en 2003 - est déjà le double de celui du cinéma en salles !
Il est temps, aussi, de définir le dispositif qui permettra de favoriser le film français sur ce marché, et quels modes de contributions au financement du cinéma peuvent être envisagés. L'idée d'ouvrir le compte de soutien de l'industrie cinématographique aux distributeurs qui développent une politique dynamique de vidéo à la demande sur Internet, alliant diversité et mise en avant des productions françaises et européennes, mérite à mon avis d'être étudiée.
Un tiers des budgets de production des films français est aujourd'hui assuré par les entreprises de télévision. En 2003, les cinq chaînes en clair ont apporté, notamment sous forme de pré-achats, près de 110 millions d'euros au film français. En l'espace de dix ans, ce montant a doublé en valeur absolue. Si l'on ajoute à cela la contribution de Canal+ (130 millions d'euros), celle de TPS et de Ciné-Cinéma, on obtient en fait un montant total de 270 millions d'euros. Le développement de la fiction aboutit aujourd'hui au plafonnement de cette source de financement. Chacun a donc intérêt au développement d'un marché dynamique de vidéo à la demande, susceptible de contribuer lui-aussi, à terme, au financement du cinéma.
Il est temps, enfin, de conforter les salles de cinéma dans leur rôle de ferment de l'industrie cinématographique. La projection en salle est précisément ce qui distingue un film d'un programme audiovisuel. L'appui aux salles de projection me paraît constituer un moyen simple et efficace de faire face à la piraterie. " Le cinéma, c'est la vie en plus grand, alors que la télé, c'est la vie en plus petit " a dit Jean-Luc Godard. Je suis convaincu que la salle est l'atout essentiel du cinéma. C'est pour cette raison que j'ai décidé, au début du mois, malgré les protestations des opérateurs mobiles, d'autoriser les brouilleurs de téléphones portables dans les salles de cinéma.
Non, le talent des ingénieurs ne s'oppose pas à celui des créateurs.
Non, ces deux citadelles, avec leurs ministres, leurs lois, leurs régulateurs, leurs administrations, ne sont pas condamnées à l'affrontement.
Non, cette confrontation n'est pas nécessaire à l'exception culturelle.
Oui, j'en ai la conviction, le développement économique et industriel peut se combiner harmonieusement avec la promotion de la diversité culturelle.
Je vous remercie de votre attention.

(Source http://www.industrie.gouv.fr, le 26 octobre 2004)