Déclaration de M. Dominique Strauss-Kahn, ministre de l'économie de l'industrie et des finances, sur le bilan des actions interministérielles pour la société de l'information et sur les mesures économiques et fiscales destinées à favoriser la recherche et l'innovation dans le domaine des nouvelles technologies de l'information, Hourtin le 28 août 1998.

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Circonstance : Université d'été de la communication à Hourtin (Gironde) sur le thème : "L'Europe : un nouveau monde", du 24 au 28 août 1998

Texte intégral

Mesdames, Messieurs,
Hourtin est toujours dans l'actualité !
1) Il y a pratiquement un an jour pour jour, le 25 août 1997, le Premier ministre prononçait ici même son discours sur l'entrée de la France dans la société de l'information. Par le changement radical qu'il exprimait dans l'attitude des pouvoirs publics face à cet enjeu décisif pour l'avenir de notre pays, ce discours est resté comme " le discours d'Hourtin ".
Cette année, vous avez placé vos travaux sous le thème : " L'Europe : un nouveau monde ". Et en effet, l'Europe est de retour, l'euro se fait . La zone euro est un pôle de stabilité dans la crise financière mondiale ; c'est désormais la zone la plus dynamique parmi les économies développées.
Le chemin parcouru depuis Hourtin 1997 : un engagement politique fort
Que de chemin parcouru en un an ! La France connaît désormais l'un des rythmes de développement les plus rapides sur Internet ; déjà un Français sur dix a utilisé au moins une fois Internet et plus d'un foyer sur cinq possède un ordinateur. Un signal très positif a été la Coupe du monde. Pour la première fois un site français a connu un succès mondial. Le site officiel de la Coupe du monde de football a attiré deux fois plus de consultations que le site des Jeux olympiques de Nagano l'hiver dernier.
Mais n'oublions pas où nous en étions au début de l'été 1997 : notre pays se singularisait par une attitude souvent frileuse, voire hostile, face à Internet. La révolution des technologies de l'information et ses conséquences sur notre société étaient largement ignorées. Notre pays était incontestablement en train de prendre un certain retard, préoccupant au premier chef parce que dans les technologies de l'information et de la communication, les choses vont plus vite qu'ailleurs. Songez que le volume total de communications sur Internet double tous les 100 jours !
Voilà sans doute pourquoi le discours de Lionel Jospin à Hourtin, par son approche positive d'Internet et la reconnaissance d'un certain retard de la France, mais aussi et surtout par l'engagement du gouvernement, a été accueilli comme une rupture déterminante.
Un choix de société
Le message du Premier ministre soulignait combien la révolution des nouvelles technologies ne se limite pas à de simples enjeux commerciaux ou industriels. Cette révolution embrasse la manière dont nous nous formons, dont nous nous cultivons, notre manière de communiquer. Cette révolution de l'information à laquelle nous assistons est un phénomène irréversible, un changement de société. La question n'est donc pas de savoir si l'on est pour ou contre, mais bien de savoir quel modèle de société de l'information nous voulons.
Le choix de la solidarité
Pour ce gouvernement de gauche, la réponse est claire : il faut favoriser la maîtrise collective de ces nouveaux outils, faciliter l'accès à l'information pour tous, mais aussi tirer pleinement partie des nouvelles possibilités offertes par Internet pour favoriser l'offre individuelle de contenus.
L'ambition de ce gouvernement était donc dès août 1997 et demeure aujourd'hui encore l'édification d'une " société de l'information solidaire ". Notre responsabilité commune, face à la révolution de technologie de l'information, c'est de prévenir l'apparition de nouveaux fossés, générationnel, socioculturel ou géographique.
Et puis nous ne devons pas oublier que le développement d'Internet recèle, comme tout nouvel outil de communication, à la fois des promesses nombreuses et des menaces, comme les contenus illicites ou l'utilisation criminelle des réseaux informatiques. Une régulation efficace du réseau, qui sache valoriser tous les acquis issus de la tradition d'autorégulation du réseau, mais dans laquelle la puissance publique assume également ses responsabilités, voilà un défi démocratique auquel il nous faut apporter, de manière pragmatique, des réponses satisfaisantes.
A ce titre, je vous annonce que le rapport que le Premier ministre avait demandé au Conseil d'État, à l'automne dernier, sur Internet et le droit, sera rendu public dans quelques jours.
Une action collective du Gouvernement
Fort de ces convictions et à partir des orientations tracées dans le discours d'Hourtin, le gouvernement s'est mis au travail. Le 16 janvier dernier, à l'issue d'un comité interministériel, le Premier ministre rendait public le programme d'action gouvernemental pour la société de l'information comprenant un premier ensemble de mesures, articulé autour de six priorités : l'école, la culture, la réforme des services publics, le commerce électronique, la recherche et l'innovation, la régulation des nouveaux réseaux de communication.
La mobilisation de l'ensemble du gouvernement sur ce sujet est totale depuis lors. Je vous annonce qu'un comité interministériel se réunira à la fin de l'année, sous la présidence du Premier ministre, pour faire le bilan de la mise en uvre du programme d'action du gouvernement. Les principales mesures annoncées en janvier sont déjà opérationnelles. Je ne peux dresser ici le bilan exhaustif des actions que nous avons réalisées dans ces différents domaines ; je voudrais simplement m'attarder sur quelques exemples significatifs.
Claude Allègre a engagé une action en profondeur dont il a présenté ici même le bilan il y a quelques jours. L'équipement informatique des établissements scolaires se poursuit rapidement. La formation des enseignants tout comme le développement des contenus pédagogiques adaptés aux nouvelles technologies sont des d'éléments qui nous permettent de préparer notre jeunesse au monde totalement nouveau de l'information et de la communication. Ces mesures commencent à porter leurs fruits. La connexion des collèges et des lycées à Internet a doublé en un an. La France dépasse désormais dans ce domaine l'Allemagne ou le Royaume-Uni. Songez que près de 80 % des lycées et 60 % des collèges sont connectés !
Nous nous efforçons aussi de rendre Internet accessible à tous, particulièrement à ceux qui n'y ont pas accès à travers leurs activités professionnelles. C'est tout le sens de l'installation des points publics d'accès à Internet dans les bureaux de Poste, engagée par Christian Pierret, ou du développement des Espaces Culture Multimédia, mis en place par Catherine Trautmann.
L'administration doit montrer l'exemple, aussi bien pour améliorer son fonctionnement interne, grâce aux nouvelles technologies de l'information et de la communication, que pour offrir un accès plus ouvert aux citoyens et aux entreprises. Désormais, le journal officiel est disponible gratuitement sur Internet. L'information administrative proposée sur Internet au public se développe et déjà plus d'une centaine de formulaires sont téléimprimables. Par ailleurs, nous avons engagé la dématérialisation progressive des procédures administratives. Au sein du Ministère de l'Économie, des Finances et de l'Industrie, cette dématérialisation porte en priorité sur les marchés publics mais aussi sur le paiement des impôts sur le revenu qui pourra être effectué sur Internet dès le mois prochain. Enfin, vous le savez, le respect des standards Internet est désormais la règle dans les administrations.
Je suis convaincu que le rôle de l'État, face à ces bouleversements, est à la fois très important et forcément limité. Aussi, l'engagement très fort des autres acteurs, entreprises, collectivités locales, association, particuliers, auquel nous assistons aujourd'hui est-il déterminant. Les mesures nombreuses que nous avons prises se complètent aussi d'une mission importante de sensibilisation.
C'est autant dans le message que dans les mesures que les pouvoirs publics ont un rôle à jouer face à la révolution des technologies de l'information : je prendrai un simple exemple, la question du passage informatique à l'an 2000 : le fameux " bogue de l'an 2000 ". Question de technicien, vous diront certain ! Et bien, c'est pour nous une question majeure : avec Christian Pierret et Marylise Lebranchu, nous avons écrit à 800 000 chefs de petites et moyennes entreprises pour les inviter à prendre les dispositions nécessaires pour faire face à ce risque et leur présenter dix recommandations. La mission que Christian Pierret et moi avons confiée à Gérard Théry pour préparer le passage informatique à l'an2000 poursuit ses travaux, pour sensibiliser les acteurs privés et publics et pour que toutes les administrations et toutes les entreprises publiques qui ne l'ont pas encore fait puissent se doter avant la fin de cette année d'un plan de passage informatique à l'an 2000.
Une présence internationale accrue des acteurs français
Une forte présence internationale de la France dans les technologies de l'information est indispensable, parce que les technologies, les réseaux et les contenus qui accompagnent le développement de la société de l'information sont autant de vecteurs de puissance, voire, si l'on y prend garde, de domination.
Ainsi, la présence de deux acteurs français de poids dans les projets de futurs réseaux multimédias de satellites, à travers Alcatel dans Skybridge et Lagardère dans Teledesic, contribuera à garantir la pluralité de l'offre dans les futures " autoroutes spatiales de l'information ".
Notre action ne doit naturellement pas se limiter aux seules questions industrielles ou technologiques. La société de l'information doit être pluraliste, la question des contenus est donc déterminante. A travers sa politique de mise en ligne de l'information publique, l'État participe activement au développement de contenus et de services en français sur Internet. Le rapport que Patrick Bloche, député de Paris, remettra à l'automne au Premier ministre, nous fournira de nouvelles pistes d'action sur les moyens de renforcer notre présence culturelle sur Internet.
Dans ce domaine, comme dans beaucoup d'autres, nous veillerons, avec nos partenaires européens, à ce qu'une offre pluraliste soit possible, pour éviter tout monopole, ou toute tentation hégémonique, préjudiciable à un développement harmonieux de la société de l'information. N'oublions pas la révolution apportée par Internet et qu'illustre l'importance croissante des logiciels libres comme Linux.
Soutenir l'innovation et faire entrer la France dans la société de l'information, c'est pour moi le choix d'une certaine indépendance industrielle, et c'est un choix de puissance industrielle. La richesse et la puissance se concentreront demain sur les lieux où seront maîtrisées ces technologies. La France ne doit pas devenir simplement un grand pays consommateur de nouvelles technologies. Notre pays doit et peut tirer le plus grand parti des révolutions technologiques que nous vivons.
Je suis convaincu que cet objectif est à notre portée, si nous savons valoriser nos atouts humains et technologiques qui sont, dans notre pays, excellents. Or, ces éléments constituent un capital accumulé qui nous fournit de très importants avantages concurrentiels. L'expérience de services en ligne et de commerce électronique accumulée avec le développement du Minitel au cours des quinze dernières années peut aussi constituer un atout majeur pour entrer dans le monde d'Internet, car c'est plus de seize millions d'utilisateurs qui ont pris, grâce au Minitel, l'habitude de la relation clavier/écran/fournisseur. Avec environ 25.000 services en ligne sur le Minitel et un chiffre d'affaires de 6,5 milliards de francs, c'est toute une industrie qui peut opérer la basculement sur Internet ; car il demeure plus facile de changer de technologie que de trouver des clients nouveaux. A ce titre, je me réjouis qu'il y ait désormais plus de sites Internet français que de services Minitel et je souhaite qu'une offre d'accès à Internet sera rapidement proposée aux usagers du Minitel, ce qui permettrait à la France de devenir l'un des plus grand marché du comme électronique.
Je voudrais évoquer aussi notre important réseau de recherche publique. Citons notamment l'Institut National de Recherche en Informatique et en Automatique (INRIA) qui a su développer une recherche orientée vers les besoins des entreprises dans le domaine des technologies de l'information et qui est le chef de file européen du World Wide Web consortium. Par ailleurs, dans les domaines de recherche en amont, comme dans la micro-électronique, de nombreuses grandes entreprises mondiales se sont implantées en France et ont engagé une coopération étroite avec les grands centres de recherche comme le CNET ou le LETI.
Ces atouts existent, pour les valoriser et réduire nos handicaps, une action publique s'impose.
Une action profonde pour soutenir l'innovation et les nouvelles technologies
J'ai engagé depuis un an un certain nombre de mesures pour soutenir l'innovation, les nouvelles technologies et le commerce électronique.
*Pour faire émerger de nouveaux capitaux d'abord : Les mesures prises dans la loi de finances 1998 produisent leurs effets. Ainsi le report d'imposition des plus-values réinvesties dans les entreprises nouvelles permet désormais à nombreux business angels d'accompagner la création d'entreprises innovantes. L'ensemble du dispositif capital-risque est opérationnel depuis ce printemps. Les contrats d'assurance-vie investis en actions et en capital-risque se développent progressivement et devraient orienter vers le financement de l'innovation une partie de l'important gisement d'épargne que constitue l'assurance-vie. Le Fonds public pour le capital-risque, dont j'ai confié la gestion à la Caisse des dépôts et consignations, a commencé ses interventions. Les mesures fiscales prises en loi de finances 1998 seront complétés dans le projet de loi de finances 1999 par plusieurs dispositions de nature à encourager l'investissement dans les entreprises innovantes. Ainsi, le dispositif actuel de déduction fiscale pour les personnes physiques qui investissent dans des PME nouvelles sera reconduit et étendu. Dans le même esprit, les dons des personnes physiques aux associations qui accordent des financements à des petits projets locaux ouvriront droit à une réduction d'impôt. Le régime des Fonds Communs de Placement dans l'Innovation sera assoupli pour permettre un développement plus rapide de cet instrument. De même, le dispositif de réduction d'impôt pour les pertes en capital sera amélioré pour limiter partiellement les conséquences fiscales de l'échec d'un projet innovant dans sa phase initiale.
*Pour faire émerger de nouveaux entrepreneurs ensuite : J'ai mis en place les bons de souscription de parts de créateurs d'entreprises. Le Premier ministre a annoncé lors des assises de l'innovation au mois de mai que ce dispositif serait étendu à un certain nombre d'entreprises qui n'en bénéficient pas encore, notamment les entreprises de moins de quinze ans. Là encore, beaucoup reste à faire et nous travaillons avec Martine Aubry à la refonte du traitement des stocks-options voulue par le Premier ministre.
*Pour faire émerger de nouvelles technologies encore : Avec Claude Allègre, nous avons créé des réseaux de recherche associant laboratoires publics et privés, notamment dans le secteur des télécommunications ; nous développons les fonds d'amorçage, avec la création d'un premier fonds auprès de l'INRIA et bientôt la mise en place d'autres fonds.
Au-delà de l'amélioration du couplage entre le monde de la recherche et le monde de l'entreprise, il nous faut redéfinir l'utilisation des outils de politique industrielle. La politique industrielle rénovée que j'entends mettre en uvre passe par une politique nouvelle des aides à l'innovation industrielle. J'ai décidé de privilégier désormais les aides aux projets de coopération. La recherche présente souvent des économies d'échelle et le saupoudrage des aides peut être inefficace. La priorité de mes services sera donc désormais de soutenir les projets qui rassemblent les efforts de recherche d'entreprises différentes et permettent d'en diffuser plus largement les résultats. Nous ne financerons plus les grands en tant que tels, nous financerons les grands projets de R D industrielle qui devront associer systématiquement des PMI. J'ai également souhaité qu'une partie des crédits de soutien à la recherche industrielle du Ministère de l'Économie, des Finances et de l'Industrie soit orientée vers le développement de l'ensemble des applications technologiques lié à la société de l'information. Christian Pierret vous a annoncé ici mercredi que nous consacrerons 300 millions de francs à ces actions.
La loi de finances 1999 marquera notre volonté d'encourager les entreprises à augmenter leurs efforts de recherche ; ainsi le crédit d'impôt recherche sera reconduit pour cinq ans. Les entreprises en création pourront bénéficier d'une restitution immédiate de leur crédit d'impôt. Les entreprises pourront désormais mobiliser leurs créances liées au crédit d'impôt recherche auprès d'organismes financiers pour sécuriser des nouveaux financements.
*Pour développer le commerce électronique enfin : J'ai pris en mai dernier dix séries de mesures des mesures concrètes (paiement des impôts directs sur Internet, mise en ligne des appels d'offres du Ministère de l'Economie, des Finances et de l'Industrie ...), mais aussi une série de chantiers que nous ouvrons (consultation nationale sur la réglementation de la cryptologie, développement d'une stratégie cohérente sur le porte-monnaie électronique, mise en place d'un dispositif permanent de concertation confié à Francis Lorentz...). Je souhaite que la diversité des compétences françaises dans le domaine du commerce électronique puisse s'exprimer. C'est pourquoi j'ai décidé de réunir en février 1999, un an après le rapport de Francis Lorentz sur le commerce électronique, les différents acteurs du commerce électronique. Au cours de cette journée, je souhaite fournir l'opportunité à une quinzaine de jeunes PME du monde d'Internet, sélectionnées à travers la France, de présenter leur projet de développement devant un parterre d'investisseurs. A cet effet, j'ai demandé à Francis Lorentz, dans le cadre de la mission que je lui ai confiée, d'organiser ce trophée des espoirs du commerce électronique et j'invite tous les créateurs d'entreprises liés aux applications du commerce électronique à participer à cette rencontre.
Une action nécessairement européenne et internationale
Toute cette action engagée par le gouvernement au niveau national doit être prolongée, notamment au niveau européen, c'est en effet à ce niveau là que nous avons la puissance suffisante pour instaurer et promouvoir les régulations nécessaires. C'est vrai pour l'euro comme pour Internet.
L'exemple de l'euro :
L'Europe est aujourd'hui une réalité économique, technologique, politique, culturelle et sociale. Les turbulences financières asiatiques et russes illustrent une fois encore ce que cette construction a de précieux. Le 1er janvier prochain, l'euro verra le jour dans des conditions particulièrement favorables : finances publiques largement assainies, totale stabilité des changes, stabilité des prix et taux d'intérêt à des niveaux historiquement bas. La perspective de l'euro et donc de la stabilité monétaire en Europe crée à l'évidence un environnement propice à l'investissement. C'est aussi en cela que l'Europe est de retour.
Mais les conséquences de l'euro dépassent les frontières de l'Union car l'arrivée de l'euro signifie aussi le retour de l'Europe sur la scène internationale. L'euro manifestera l'existence et l'unité de l'Europe vis-à-vis de ses partenaires et nous permettra de retrouver ensemble, face à la mondialisation, une capacité de régulation que nous n'avions plus séparément.
La régulation d'Internet :
Même si l'Europe est toujours peuplée de découvreurs, de producteurs d'idées ou de savoir-faire, elle a parfois du mal aujourd'hui à faire entendre sa voix dans la société de l'information dont le développement et les normes s'imposent outre-Atlantique.
C'est bien souvent sur la scène européenne et internationale que se discutent des questions importantes liées au développement des technologies de l'information.
Le gouvernement s'est donc mobilisé afin que la France apporte une contribution active à l'action européenne en matière de technologies de l'information, et pèse sur les discussions internationales en cours. Je crois que les mémorandum français sur l'extension du service universel à l'accès des écoles à Internet et sur le commerce électronique que j'ai présentés au Conseil ECOFIN du 9 mars, avec Christian Pierret, mais aussi la réponse française au livre vert de la Commission sur la convergence, sont autant de manifestations de cette volonté.
Nous voulons, avec nos partenaires européens, un débat plus ouvert, plus multipolaire. D'abord, parce que si Internet a été un temps développé surtout aux États-Unis, c'est désormais un réseau véritablement universel : les questions que pose son développement nous concernent pleinement. Ensuite, parce que les Européens, et singulièrement les Français, ont une expérience déjà ancienne du développement des technologies et des réseaux d'information. Je pense, par exemple, à la protection des données personnelles dans leur utilisation informatique, qui constitue un vrai problème aux États-Unis quand notre cadre législatif offre de vraies garanties à nos concitoyens.
Je suis heureux d'avoir pu constater, au cours de mes derniers déplacements internationaux, que ce nouvel engagement français était fortement perçu, je le crois très utile. Lors de la visite du Premier ministre, aux États-Unis, nous avons élaboré un document de travail franco-américain sur la société de l'information qui illustre bien cette volonté de dialogue.
C'est sans doute à travers notre expression européenne que pourra s'affirmer dans les meilleures conditions la défense de notre conception de la régulation d'Internet.
Cette conception renvoie à une ambition - retrouver le sens du progrès - qui trouve dans la société de l'information un de ses points d'application les plus naturels.
Retrouver le sens du progrès dans la société de l'information qui se dessine
*Le commerce électronique, un levier pour l'achèvement du marché intérieur européen et pour l'introduction de l'euro. Les principaux concurrents de l'Europe saisissent d'ores et déjà avec détermination les opportunités offertes par le commerce électronique. Mais, avec l'euro, nous disposons d'un atout fondamental qui devrait avoir un effet dynamisant sur l'ensemble du commerce électronique en Europe. L'utilisation, à partir de 1999, d'une monnaie unique sur le plus grand marché du monde constituera un facteur puissant pour le développement du commerce électronique en Europe, qui favorisera en retour l'acceptation de l'euro.
Des prix uniformes en monnaie unique donneront une vue d'ensemble des marchés, où des concurrents vont surgir dans tous les secteurs. L'euro donnera à tous les acteurs économiques une occasion unique de dépoussiérer leurs habitudes, de rénover leurs produits et leurs comportements. Prenons le cas d'une PME française très compétitive, dont les clients sont français parce qu'elle n'a pas les moyens de se faire connaître au-delà des frontières de l'Hexagone. Grâce à l'euro et au commerce électronique, ses clients potentiels pourront comparer les prix de ses produits sur Internet avec ceux de ses concurrents européens. L'Europe deviendra demain pour nos entreprises aussi accessible que le marché national.
L'Europe dispose d'une base technologique très solide, tant sur le plan des infrastructures des compétences technologiques que des contenus. Dans certains États de l'Union, l'utilisation du commerce par Internet a rattrapé et parfois dépassé le niveau atteint aux États-Unis. La Finlande et les Pays-Bas figurent parmi les marchés en ligne les plus dynamiques du monde.
*Enfin et surtout, l'Europe reste peuplée de conquérants... qui sont aujourd'hui les producteurs d'idées et de savoir-faire de la société de l'information.
Si on veut discerner le caractère propre de l'Europe, il faut considérer ce qui lui appartient en propre, ce qu'elle a créé et voir d'abord, parmi les fruits qu'elle porte, ceux que les autres civilisations n'avaient pas portés. A mon sens, c'est avant tout l'esprit du progrès qui caractérise l'Europe, plus qu'une géographie toujours mouvante ou une histoire toujours tumultueuse. Notre continent qui, pendant cinq siècles, a produit les idées ou les produits qui ont transformé le monde, n'a pas perdu le secret de l'inventivité.
Je n'en donnerais qu'un seul exemple : en mars 1989, Tim Berners-Lee, à l'époque informaticien au CERN de Genève, publie l'article " Hypertexte et le CERN " . Il ouvre la voie au Web, qui a tant contribué à l'essor explosif de l'Internet qui existait depuis déjà vingt-cinq ans. J'insiste sur Genève : même si Internet est né aux États-Unis, l'hypertexte, qui est à l'origine du développement fulgurant de l'Internet, est bien né en Europe.
L'avènement de la société de l'information nous pose aujourd'hui un défi fondamental. " Donnez-moi le moulin à vent et je vous donnerai la société féodale ", disait Marx. L'Internet et la société de l'information sont aujourd'hui les outils techniques qui correspondent aux mutations de nos économies et de nos sociétés : organisation en réseau, mondialisation, flux tendus, aplatissement des hiérarchies, demande de transparence et d'accès à l'information. L'Europe doit non seulement s'y adapter, mais même anticiper le mouvement, rester à la pointe de l'innovation, impulser le changement. Encore faut-il que l'Europe renoue avec le sens du progrès et de l'innovation.
Une nouvelle frontière pour l'Europe : réconcilier les Européens avec l'innovation et le risque
Dans une économie mondiale de plus en plus intégrée, où la connaissance et les capitaux circulent sans entraves, les vieux pays n'ont que deux armes : la qualité et l'innovation.
La qualité repose sur la maîtrise de processus productifs complexes. L'Europe est de ce point de vue au meilleur niveau mondial. Elle le doit à la concentration, dans le tissu productif et dans son environnement immédiat, de multiples intervenants de haut niveau.
L'innovation est une autre affaire. Car il ne s'agit pas seulement de perfectionner la fabrication de biens connus, ou de leur apporter des améliorations marginales, mais d'inventer les biens et services de demain.
L'Europe souffre d'un paradoxe. Comparées à celles de ses principaux concurrents, ses performances scientifiques sont excellentes, mais au cours de ces quinze dernières années ses performances technologiques, industrielles et commerciales dans les secteurs de pointe, comme l'électronique ou les technologies de l'information, se sont détériorées.
Une des faiblesses majeures de l'Europe réside donc dans son infériorité relative à transformer les résultats de la recherche et la compétence technologique en innovations et avantages compétitifs. C'est grave, parce que c'est l'innovation qui dessine le monde de demain, et parce que c'est elle qui génère le plus de revenu. C'est grave également parce que, comme le soulignent les nouvelles théories de la croissance, plutôt que l'accumulation pure et simple des capitaux, c'est le développement des connaissances et les changements technologiques qui constituent le moteur de la croissance durable et de l'emploi.
Or, je suis intimement convaincu qu'aucune fatalité ne nous condamne à la permanence du chômage de masse. Bien au contraire, je suis persuadé que les nouvelles technologies de la Société de l'information sont une occasion unique de renouer avec l'emploi sur notre continent.
A ceux qui pensent le contraire, je suggère d'examiner le cas des États-Unis : cette économie est certainement aussi exposée que les nôtres aux grands vents de la mondialisation et du changement technique. Pourtant, son taux de chômage est aujourd'hui sensiblement au même niveau qu'en 1970. Depuis quelques années, l'économie américaine affiche une santé meilleure que ce que prévoyaient la plupart des experts.
Ces bonnes performances économiques sont attribuées, avec raison, à de bonnes conditions macro-économiques. Mais nombre d'observateurs sont également d'avis que les progrès des technologies de l'information, entraînés par la montée en puissance d'Internet, ont eux aussi contribué à ces résultats inespérés.
Pourquoi avons-nous perdu en apparence ce sens de l'innovation ? Je donnerai une réponse simple à cette question complexe : parce que les Européens ont perdu l'habitude de prendre des risques. Car l'innovation est par nature risquée. Pour un produit qui devient un standard mondial, beaucoup d'autres échouent à satisfaire le consommateur. Il faut donc que chacun accepte d'encourir ce risque, dont la contrepartie est une espérance de revenu élevé : le chercheur qui doit, s'il veut concrétiser son idée, quitter la quiétude de son laboratoire ; le financier qui peut perdre tout le capital qu'il a apporté ; les salariés qui peuvent perdre leur emploi si l'entreprise fait faillite.
Aux États-Unis, cela est supportable parce que la densité d'innovation est telle que celui qui tente sa chance est assuré de pouvoir bientôt renouveler l'expérience en cas d'échec, jusqu'au jour où des gains élevés récompenseront sa persévérance. En Europe, l'innovation est rare, et celui qui s'y engage subit bien souvent le syndrome de l'échec : le chercheur qui a tenté l'aventure a perdu ses marques professionnelles, le financier hésite à renouveler l'expérience, le salarié se retrouve au chômage. Et celui qui réussit voit bien souvent ses gains taxés à l'excès par une fiscalité qui préfère le capitalisme de rente au capitalisme d'innovation.
L'enjeu dès lors est clair : il faut qu'en Europe nous retrouvions une certaine densité d'innovation et de prise de risque. C'est un problème collectif, car chacun de nos pays est probablement trop petit pour obtenir à lui seul cette densité d'innovation nécessaire, mais ce n'est au fond qu'un retour aux sources de la culture européenne.
Mais nos concitoyens ne sont pas prêts à accepter le même degré de risque que les Américains, quand bien même l'espérance de rémunération serait aussi élevée qu'outre-Atlantique. Dans les cultures qui sont les nôtres, les chercheurs et universitaires savent trop bien le prix d'une position acquise, les salariés savent trop bien la difficulté d'obtenir un contrat à durée indéterminée, pour y renoncer facilement.
C'est pourquoi il nous faut trouver des formes de mutualisation du risque qui garantissent aux individus qu'en s'engageant dans l'innovation, ils ne coupent pas les ponts avec leur vie antérieure et qu'en cas d'échec ils peuvent escompter retrouver un emploi. C'est pourquoi j'ai tenu à développer des incitations fiscales à la création. C'est pourquoi aussi je crois à la complémentarité, plus qu'à la contradiction, entre l'existence d'une protection sociale rénovée et la floraison de l'innovation : le créateur doit bénéficier d'un filet de sécurité.
En bref, il nous faut inventer des médiations pour réconcilier avec l'innovation et le risque des sociétés qui en ont perdu le goût. C'est justement ce à quoi s'attache le gouvernement de Lionel Jospin depuis un an.
Construire l'euro, permettre à tous l'accès à Internet, favoriser l'innovation, bâtir de nouvelles régulations, toutes ces actions, qui concernent, chacun le voit bien des domaines et des acteurs différents, expriment en réalité une même volonté, une même ambition, une même nécessité : restaurer, et restaurer chez tous les français, la confiance dans l'avenir.
(source http://sig.premier-ministre.gouv.fr, le 10 septembre 2001)