Tribune de M. Philippe de Villiers, président du Mouvement pour la France, dans "Le Figaro", intitulée "Monsieur Barnier, osez dire la vérité" et interview dans "Le Figaro Magazine" du 28 mai 2004, sur son hostilité à la centralisation des pouvoirs et à l'accaparement des compétences par la Commission européenne et sur la notion de "souverainisme".

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Texte intégral

TRIBUNE DANS LE FIGARO :
Les Français ne se laissent plus leurrer par les conteurs d'histoires. Ils ne croient plus ceux qui veulent encore caricaturer le débat sur l'Europe en le décrivant comme un affrontement entre l'ombre et la lumière. Avec d'un côté les nobles chevaliers servants d'une Europe fédérale ouverte et généreuse et de l'autre de sombres et pervers "anti-Européens" qui auraient pour seul horizon "le repli frileux sur l'Hexagone". Les incantations et les slogans ne fonctionnent plus.
En vérité, nos compatriotes sont habités par un double sentiment. Ils éprouvent une certaine nostalgie pour la Communauté européenne à ses débuts, lorsqu'elle associait les peuples sans les humilier et apportait à chacun un "plus" sans chercher à accaparer ses pouvoirs. Mais cette Europe, ils ne la reconnaissent plus dans le visage de commissaires éloignés des réalités et dont l'arrogance n'est pas à la mesure des services rendus.
Oui, l'Europe était bien partie. Elle réunissait des nations souveraines ayant décidé de mettre en commun leurs atouts autour de grands projets stratégiques : conquérir l'indépendance alimentaire avec le Marché commun agricole ; devenir un géant de l'aéronautique avec Airbus ; s'imposer comme un acteur majeur dans le domaine spatial avec Ariane ; être à la pointe de la recherche fondamentale sur la matière avec le Cern...
Et puis ce bel élan a été étouffé par la bureaucratie. La volonté d'uniformiser s'est substituée au désir de coopérer. Le même emballage ne recouvre plus la même marchandise.
C'est un tout autre spectacle que les Français ont aujourd'hui devant les yeux. Chaque jour, ils entendent dire : "Bruxelles veut, Bruxelles exige, Bruxelles a décidé, Bruxelles met à l'amende. On va demander à Bruxelles une permission, une dérogation. Qu'en pense Bruxelles ?" Autant de formules qui traduisent l'énorme glissement de compétences qui s'est opéré depuis l'Acte unique jusqu'au traité de Nice et la déresponsabilisation des Etats membres au profit d'une bureaucratie autoritaire et centralisée.
Les Français constatent que de nouveaux dirigeants se sont substitués à ceux qu'ils ont élus. Des dirigeants à la fois tout-puissants et échappant au contrôle de leurs suffrages. Des dirigeants sur lesquels ils n'ont aucune prise. Des intouchables. Le contraire de la démocratie.
Les Français constatent que c'est le commissaire Monti, et non M. Sarkozy, qui décide souverainement du sort des salariés et des activités d'Alstom. Ils voient les commissaires Prodi et Bolkestein éconduire le premier ministre de la France lorsque celui-ci vient demander la permission de baisser la TVA pour les restaurateurs, une mesure permettant de créer 30 000 emplois dans un secteur stratégique pour la France et son tourisme. Ils entendent le commissaire Byrne imposer aux Français qui n'en veulent pas la commercialisation d'OGM insuffisamment testés, selon nos scientifiques. Le ministre français de l'Environnement a des réserves mais il n'a plus de pouvoirs : il se garde bien d'interdire en France le maïs BT 11, malgré ses inquiétudes, parce qu'il a peur des amendes et des condamnations de la Commission. Ils voient le commissaire Wallström imposer à l'unité près, et sous menace de fortes amendes, le quota d'hectares de prairies que doit comporter, selon Bruxelles, le Marais poitevin. Ils voient les commissaires Lamy et Fischler proposer à l'OMC, de leur propre chef sans en référer à personne, de nouveaux démantèlements douaniers et la suppression de toutes les restitutions agricoles sans craindre d'exposer des pans entiers de notre économie à la concurrence déloyale et au risque de délocalisation.
Les Français voient la France traînée en justice par le commissaire Monti pour n'avoir pas contrôlé avec suffisamment de vigilance la taille des merluchons bretons il y a vingt ans : il va en coûter plus de 115 millions d'euros à notre pays. Même les syndicats y passent : ceux de la filière bovine ont été condamnés à 17 millions d'euros d'amende pour avoir tenté d'enrayer la spirale de l'effondrement des prix au moment de la crise de la vache folle et alors que la Commission refusait d'agir. Une amende exemplaire, selon le commissaire à la Concurrence, qui se vante également d'avoir infligé à EDF la plus forte amende jamais décidée par la Commission.
Les Français ne supportent plus ce spectacle de l'humiliation des gouvernants qu'ils se sont donnés, de l'humiliation de leurs syndicats professionnels ou de leurs grands acteurs économiques. Ils le supportent d'autant moins que la protection supérieure que Bruxelles était censée apporter n'est pas au rendez-vous. Au lieu d'aider nos entreprises à maîtriser la mondialisation, la Commission les y enfonce sans aucunement les protéger, à la différence de ce que font par exemple les Etats-Unis qui savent, eux, protéger leurs agriculteurs et leurs secteurs stratégiques. La Commission européenne, elle, au nom d'une conception débridée du libre-échangisme, importe le dumping social, fiscal et environnemental en laissant le poulet brésilien détruire nos élevages bretons ou le blé ukrainien et canadien menacer nos producteurs de céréales. Au nom d'une vision intégriste de la concurrence, elle interdit la constitution d'un géant mondial du matériel électrique qui aurait été français et européen, Legrand-Schneider ; elle favorise le rachat de Pechiney, fleuron de l'industrie française par le canadien Alcan ; elle s'acharne à vouloir dépecer Alstom...
Face à toutes ces dérives, quels remèdes propose donc Michel Barnier ? Un remède unique. Un remède miracle, la Constitution européenne, littéralement sacralisée : "On ne fera jamais mieux." Elle est censée permettre à l'Europe des Vingt-Cinq de fonctionner grâce à "une série d'outils", dont le principal est la systématisation du vote à la majorité. Michel Barnier est un avocat ardent du bannissement de l'unanimité. Le droit de veto qu'elle confère à chaque Etat, petit ou grand, lui apparaît comme "une source d'impuissance collective". Pour moi, au contraire, il apporte à chacun l'assurance qu'aucune de ses préoccupations fondamentales ne pourra être balayée par un vote majoritaire. C'est l'esprit du compromis de Luxembourg qu'il faut institutionnaliser.
Ce qui crée l'impuissance, c'est la centralisation des pouvoirs, l'accaparement des compétences par Bruxelles. C'est que l'Europe se mêle de tout. C'est cela qu'il faut d'abord revoir : il faut dégraisser le mammouth ! Si l'Europe limite son champ d'action aux domaines où elle apporte une réelle valeur ajoutée, comme je le propose, alors l'unanimité ne saurait être un obstacle à l'efficacité. C'est aussi la volonté d'uniformité qui crée l'impuissance, le refus de reconnaître que tous les Etats de la grande Europe ne partagent pas des préoccupations identiques dans tous les domaines, qu'il est absurde de vouloir constituer un bloc rigide avec un ensemble de pays aussi divers et qu'il nous faut donc une Europe souple dont les multiples coopérations doivent être à géométrie variable. Il serait absurde que la politique de la pêche soit définie par les Etats qui n'ont pas de façade maritime ou la politique agricole par ceux qui n'attachent aucune importance à l'indépendance alimentaire.
Prenons garde à ne pas installer au coeur de la grande Europe de nouveaux ferments de discorde. Rappelons-nous que c'est le mépris envers les nations qui a été la principale cause des affrontements qui ont ravagé notre continent. Les processus majoritaires, quand il s'agit des relations entre les peuples, doivent être maniés avec la plus grande précaution et certainement pas généralisés. L'effort de compréhension de la position des partenaires et le rapprochement des points de vue par l'échange libre, que suppose la recherche de l'unanimité, n'est-il pas toujours préférable à la brutalité du vote à la majorité qui fait des gagnants et des perdants, des satisfaits et des frustrés ? Je garde en mémoire le constat amer d'une représentante lettone à son arrivée au Parlement européen : "Que pèserons-nous avec 8 députés sur 736 ?" Quelle Europe pense-t-on pouvoir fonder sur la hantise permanente d'être mis en minorité ? Certainement pas celle de la fraternité. Rappelons-nous que les pays d'Europe orientale qui nous rejoignent ont déjà goûté à la souveraineté limitée. Ils finiront par rejeter une nouvelle normalisation qui leur serait imposée par le truchement du couperet majoritaire.
Osez dire, M. Barnier, le fond de votre pensée : osez dire aux Français que, pour vous, la France a fait son temps. A la suite du traité de Nice et par application de la future Constitution, la France va connaître un triple décrochage dans les trois instances de la décision bruxelloise. Premier décrochage au Parlement européen : 72 députés contre 99 à l'Allemagne ; deuxième décrochage à la Commission : non plus 2 commissaires sur 20 mais un commissaire à éclipse sur 15 ; troisième décrochage au Conseil où la France ne pèsera plus qu'environ 13% contre 18% à l'Allemagne. Tout cela va dans le sens d'un affaiblissement qui me navre. Curieusement, dans votre entretien (1), vous ne parlez pas du "fameux rapport Laschet" voté au Parlement européen le 29 janvier dernier et qui vous remplit d'aise.
Ce rapport demande l'attribution à l'Union européenne d'un siège de membre permanent, avec droit de veto, au Conseil de sécurité de l'ONU, ce qui implique la disparition du siège de membre permanent de la France et de la Grande-Bretagne. Les conservateurs britanniques ont fait bloc contre ce rapport, mais les députés UMP et UDF français, qui siègent ensemble au PPE, ont voté "pour", dans l'euphorie. Ce vote n'est nullement accidentel, hélas, puisque les mêmes députés français soutiennent ouvertement le projet de Constitution européenne qui planifie méthodiquement l'effacement français de la scène internationale. Ce contraste avec le comportement des Britanniques montre bien au passage à quel point de résignation et d'abandon en est arrivée une grande partie des élites françaises.
L'attribution à l'Union européenne d'un siège de membre permanent au Conseil de sécurité revient à reconnaître implicitement que l'Union est un Etat. C'est le but secret de M. Giscard d'Estaing et de sa Constitution : faire de la France un "Land" de Bruxelles et dégrader notre Constitution au rang d'un règlement intérieur d'une simple région de l'Union européenne. Je pense que l'idée de cette chape constitutionnelle est absurde. On ne fera pas une Europe puissante en écrasant les nations qui la composent. Il n'y a pas d'autre solution pour l'Europe que de choisir comme ressort de son rayonnement le dynamisme des nations.
C'est pourquoi je propose, en lieu et place d'un corset constitutionnel uniformisateur qui aggrave au lieu de les corriger les défauts actuels de la construction européenne, ou d'un maintien du traité de Nice, la conclusion d'un traité refondateur pour la grande Europe, conclu entre égaux. Au coeur de ce traité, il faut inscrire le respect mutuel des souverainetés, gage de paix durable et la libre adhésion à des coopérations différenciées, qui permettra des actions communes reposant non pas sur la contrainte mais sur un accord réel et profond des volontés.
Les nations ne sont nullement condamnées à l'impuissance. Là où elles disposent encore d'autonomie, elles sont actives. Voyez l'accord de Malaga, la position de la France sur l'Irak à l'ONU et son intervention en Côte d'Ivoire et en Haïti pour prévenir le déclenchement de guerres civiles généralisées, le chantier de l'Airbus A 380, la création du géant pharmaceutique Sanofi-Aventis et de la compagnie Air France-KLM... Ce n'est pas en arrachant aux acteurs nationaux leur capacité d'initiative au profit d'une entité centralisée que l'on bâtira l'Europe-puissance. C'est au contraire en s'appuyant sur la dynamique des démocraties nationales et en la confortant.
Oui, M. Barnier, il faut changer d'Europe ! Et l'Europe de demain, ce n'est pas celle des centralisateurs et des uniformisateurs qui suscite la désaffection. C'est celle des libres coopérations qui suscitera à nouveau l'adhésion, celle des euroréalistes.
(Source http://www.mpf-villiers.org, le 1er juin 2004)
INTERVIEW DANS LE FIGARO MAGAZINE :
Le Figaro Magazine - Le refus de voir la Turquie entrer dans l'Europe, le souhait d'un référendum sur la Constitution européenne : les thèses souverainistes, apparemment, progressent. Dès lors, pourquoi une liste souverainiste ?
Philippe de Villiers - Prenez garde aux illusions d'optique ! Par exemple, sur le référendum, ce n'est pas l'UMP ou l'UDF qu'il faut écouter mais le président de la République. Lui seul est susceptible juridiquement de prendre la décision de consulter le peuple français. Faut-il ajouter qu'il ne suffit pas de réclamer un référendum pour se dire "souverainiste", c'est-à-dire être attaché à la souveraineté populaire et nationale ? Etre souverainiste, c'est voter "non" à une Constitution qui transformerait la loi fondamentale de la Ve République en une sorte de règlement intérieur d'un Land de Bruxelles. S'agissant de l'entrée de la Turquie, nous sommes face à un grand mensonge. On nous ment quand on avance : "Oh, c'est pour beaucoup plus tard"... En réalité, c'est le 1er octobre prochain - dans quatre mois - que la Commission de Bruxelles fera connaître sa recommandation. Et si cette recommandation est, comme on peut le craindre, favorable à l'engagement du processus de négociation, c'est le 1er décembre de cette année que le processus de l'adhésion de la Turquie sera enclenché de manière irréversible ! Ces deux seules différences suffisent à justifier la présence de candidats souverainistes. Mais il y en a bien d'autres...
Le Figaro Magazine - Qu'est-ce qui différencie votre démarche de celle de Charles Pasqua ?
Philippe de Villiers - Je suis tourné vers l'avenir et je ne cherche pas une immunité parlementaire.
Le Figaro Magazine - Depuis le dernier scrutin européen de 1999, en quoi votre analyse a-t-elle été confortée ?
Philippe de Villiers - Par deux constats. Le premier est négatif : la machine broyeuse des commissaires de Bruxelles avance chaque jour davantage. Elle démantèle la PAC, nous impose les OGM, nous empêche de baisser la TVA pour les restaurateurs, impose à Nicolas Sarkozy un voyage par semaine à Bruxelles pour sauver Alstom, etc. Cette Europe-là, je la combats parce qu'elle nous mutile alors que l'Europe devrait nous grandir, en ajoutant aux Etats plutôt qu'en les piétinant.
Mais il y a un constat positif : à l'occasion de l'intervention américaine en Irak, les Français ont pu voir que, contrairement à tout ce qui leur était dit depuis trente ans, il n'y a pas d'équivalence entre la taille et la grandeur. Il a suffi que notre ministre des Affaires étrangères, Dominique de Villepin, élève la voix à l'ONU pour que la voix de la France, si singulière, éveille un écho aux quatre coins du monde. J'en conclus que la seule Europe-puissance qui existe aujourd'hui passe par la voix - et aussi par la voie - de notre pays.
L'Europe se trouve à la veille de trois contresens historiques. Un sur le périmètre : fait-on l'Europe ou l'Eurasie avec la Turquie ? Un deuxième sur le projet : veut-on une Europe puissance de contrepoids ou une Europe puissance additionnelle à l'Amérique ? Et un troisième contresens sur l'architecture : est-ce qu'on continue avec l'Europe des technocrates ou est-ce que l'on construit enfin l'Europe des peuples ?
Le Figaro Magazine - Une opinion publique européenne qui s'oppose aux plans des technocrates, à "l'effet de cliquet", à cette "Europe additionnelle" que vous évoquez est en train d'émerger. Comment lui donner un cadre politique et qu'envisagez-vous de lui dire ?
Philippe de Villiers - Je pense, comme Max Gallo, qu'il n'y a pas un peuple européen mais trente peuples européens. Le filigrane qui court à travers l'humeur de tous ces peuples est le même : c'est un sentiment d'appartenance à un continent de liberté. Les pays de l'Est, les pays d'Europe centrale et orientale n'accepteront pas qu'on leur passe pour la seconde fois une camisole de force. Actuellement personne, hélas, dans cette campagne électorale, ne pose la question de l'avenir de l'Europe comme elle devrait être posée.
Après la guerre, nos prédécesseurs, les pères fondateurs, ont bâti l'Europe pour installer durablement la paix sur le continent. Avec deux objectifs - je cite Robert Schuman - : "Emmailloter l'Allemagne, contenir l'Union soviétique." C'est fait. Ce qui va, d'ailleurs, assurer la paix, c'est moins le traité de Rome que le génie de deux hommes d'Etat - le Français de Gaulle et l'Allemand Adenauer - qui s'est traduit par le traité de 1963 et l'équilibre de la terreur. Mais enfin, la paix est là.
Le Figaro Magazine - Mais des défis se dressent devant l'Europe..
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Philippe de Villiers - Il y en a deux majeurs car nous avons basculé dans un monde nouveau. Le premier, c'est le modèle de réunification européenne : faut-il aller vers un modèle interétatique ou en rester à la référence du passé, celle des fédérations artificielles, de la souveraineté limitée, de la norme, bref d'une Europe supra-étatique ? Le deuxième défi, c'est la mondialisation. Il y a 85 unions commerciales dans le monde. J'ai comparé leurs tarifs douaniers. De ces 85 unions commerciales, la moins protégée du monde, c'est... l'Union européenne ! Les Américains viennent d'interdire l'accès aux textiles chinois sur leur territoire. Pendant ce temps, nos politiques décident d'abandonner le textile européen, c'est-à-dire des milliers d'entreprises et des centaines de milliers de salariés. En d'autres termes, dans la durée, la seule Europe possible qui convienne à l'humeur des peuples est une Europe interétatique qui nous protège du fléau des délocalisations.
Le Figaro Magazine - Quel regard portez-vous sur l'élargissement de l'Union ? Hier, la France militait pour cet élargissement, aujourd'hui, elle semble le regarder avec circonspection...
Philippe de Villiers - L'élargissement est une chance historique puisqu'il nous a permis d'arracher au socialisme réel les peuples de l'Europe pénitentiaire. Mais il a été mal négocié. On aurait dû envisager un découplage du politique et du technique et prévoir des paliers de décompression. Un exemple : l'élargissement va provoquer chez nous une délocalisation de nos activités agricoles et industrielles, et en même temps une déstabilisation dans les pays de l'Europe centrale puisqu'on prévoit que, dans les dix nouveaux Etats membres, quatre millions de paysans quitteront la terre d'ici à 2014. Donc délocalisation à l'Ouest et déstabilisation à l'Est...
L'élargissement est aussi une occasion historique pour changer de modèle et passer d'une Europe centralisée, lointaine, peu respectueuse des peuples et des démocraties à une Europe décentralisée, démocratique et respectueuse des peuples et des nations. Pour cela, il faut : 1) la transformation de la Commission en secrétariat administratif du Conseil, c'est-à-dire rétablir le primat du politique ; 2) la possibilité pour les chefs d'Etat de faire valoir un droit de veto quand il s'agit de leurs intérêts vitaux. Je pense notamment aux biens stratégiques comme la culture (eh oui !), la santé publique ou l'indépendance énergétique ; 3) la géométrie variable qui autoriserait la création de groupes d'Etats membres désireux, par exemple, de lutter ensemble contre des mafias, de créer à plusieurs une Agence européenne de recherche contre le cancer, ou encore de démanteler les centrales nucléaires de l'Est...
Soyons clairs : une Europe d'un seul tenant avec 450 millions d'habitants, avec un seul espace, une seule frontière de 60 000 kilomètres, dans un monde infiltré par le terrorisme, c'est une folie. Les peuples n'accepteront pas longtemps de voir leur souveraineté limitée. Les derniers défenseurs de l'idée européenne, ou plutôt les défenseurs modernes de l'idée européenne, ce sont les euro-souverainistes. Nous sommes face à des mastodontes : l'Inde, la Chine, les Etats-Unis. La seule manière pour l'Europe de faire jeu égal avec ces mastodontes, c'est de considérer sa diversité comme une source de richesse. Ce n'est pas de faire le "tout unique". Qu'est-ce qui fait qu'aujourd'hui nos enfants, nos petits-enfants aiment l'Europe ? Ils voyagent. Qu'est-ce qu'ils aiment dans leurs voyages ou dans leurs échanges inter-universitaires ? Ils aiment une singularité des identités, ce qui les dépayse et donc ce qui les ressource dans un jeu intime qui mêle racines et universel. L'idéologie bruxelloise veut abolir les différences avec une meule abrasive. Voilà une idée typique du XXe siècle, celle du rêve de grandes fédérations artificielles. Ce n'est pas une idée du XXIe siècle. Aujourd'hui, à l'heure de la puce et de la miniaturisation, la puissance prend d'autres formes. Les deux notions modernes sont la proximité et la souplesse.
Le Figaro Magazine - Plusieurs pays, notamment la Pologne, ont lancé, la semaine dernière, une initiative en faveur de l'inscription d'une référence à la chrétienté dans la Constitution européenne...
Philippe de Villiers - En effet ! Quelle Europe prétend-on construire sur la négation de ses origines historiques ?
Le Figaro Magazine - La Grande-Bretagne prendra dans un mois, et jusqu'en décembre, la présidence de l'Union. Bonne ou mauvaise nouvelle ?
Philippe de Villiers - Tony Blair est libre-échangiste, comme le sont les Anglais puisqu'ils n'ont plus d'industrie. Alors que pour nous, il est urgent de retrouver une politique industrielle. On l'a bien vu avec le feuilleton Sanofi-Aventis. Jean-Pierre Raffarin a eu raison de parler de "patriotisme industriel". Voilà pour la divergence avec Tony Blair. Pour le reste, le Premier ministre britannique demeure d'une certaine manière l'héritier de Margaret Thatcher, la Dame de fer. Un jour de 1996, lors d'un tête-à-tête, elle m'a dit tout net : "Je ne me suis pas débarrassée des commissaires à l'Est pour accepter de passer sous la coupe des commissaires à l'Ouest..." Je pense que Tony Blair est d'accord. En tout cas, il a rendu un grand service à l'Europe en proposant un référendum aux Anglais sur la Constitution européenne.
Le Figaro Magazine - Que pensez-vous de la levée partielle du moratoire sur les OGM ?
Philippe de Villiers - Soyons très concrets : nous allons avoir dans notre assiette ce que les Anglais appellent "la nourriture Frankenstein ". Cette décision n'est pas le fait du peuple français qui n'en veut pas. Cette décision n'est pas le fait du gouvernement français qui a voté contre. Elle nous est imposée par qui ? Par les commissaires de Bruxelles. Et cette décision est une faute contre la santé publique. J'ai eu l'occasion dans mon combat contre l'insecticide Gaucho d'étudier tout ce qui tourne autour du "gène terminator" et tout ce qui, au nom du progrès, fait désormais de l'homme un apprenti sorcier. On est en train d'empoisonner lentement la planète. Naturellement, les commissaires de Bruxelles sont beaucoup plus sensibles aux multinationales de l'agrochimie, comme Monsanto, qu'au principe de précaution. Si vous me permettez, il est évident que dans cette affaire, les commissaires ont préféré Monsanto à ma santé.
Le Figaro Magazine -Lors des élections régionales, vous vous êtes associé à l'UMP. Pour les européennes, vos candidats partent sous vos couleurs. Comment expliquer ce changement de pied aux électeurs de la droite ?
Philippe de Villiers - A chaque scrutin, sa question. Aux régionales, la question de la gauche ou de la droite ; aux européennes, la question de la France. Ce que je veux souligner, c'est que la majorité aux élections européennes sera plurielle. Elle s'exprimera à travers plusieurs conceptions de l'Europe. C'est une question d'honnêteté...
Le Figaro Magazine - Et d'efficacité ?
Philippe de Villiers - D'honnêteté et d'efficacité, oui, je le pense. Le Premier ministre le pense aussi, d'ailleurs. Il est le chef de la majorité, et il a souhaité m'accueillir le 17 mai à Matignon, symboliquement, comme l'une des expressions de la majorité sur l'Europe alors que je suis en désaccord total avec l'UMP. Je veux sortir la droite du coma et l'Europe de l'impasse. Les élections européennes sont la dernière occasion avant 2007 de rappeler le gouvernement à ses promesses de 2002. Les gens qui voteront pour nos listes enverront donc un message fort : faites les réformes vraies ; ne vous laissez pas intimider par la privilégiature syndicale ; de grâce, abolissez les 35 heures pour promouvoir une société du mérite loin de l'assistance généralisée ; plutôt que de céder aux intermittents et à la CGT, osons affronter la gauche la plus archaïque du monde qui est en train d'essayer de faire dans nos régions ce pour quoi elle a été éconduite au niveau national, une gauche qui confond le social et le clientélisme ; osons aussi investir les six cents cités interdites d'accès aux forces de l'ordre et qui reconstituent une frontière intérieure au sein du territoire français, à l'abri de laquelle on retrouve des imams subversifs qui prêchent la haine et que la justice française interdit au ministre de l'Intérieur d'expulser durablement. Comment redresser notre pays sans faire un triple effort en termes de vitalité, d'identité et de souveraineté ? Voilà mon message pour les élections européennes.
Le Figaro Magazine - Qui sont vos adversaires ?
Philippe de Villiers - Ceux qui marchent dans l'hébétude vers l'Europe fédérale et qui trouvent qu'il n'y a pas encore assez de pouvoir à Bruxelles. C'est le cas de François Bayrou, qui a déjà déclaré qu'il siégerait au Parlement européen dans le groupe de centre gauche avec les anciens partis du groupe "Marguerite". Normal, après le bus au colza, la marguerite. Et puis il y a ceux qui, comme Alain Juppé, marchent en crabe vers une Europe fédérale, celle du corset constitutionnel de M. Giscard d'Estaing. Si je vais à Bruxelles, c'est pour contrôler Bruxelles, pas pour obéir à une logique de destruction de notre vitalité, de notre identité, de notre souveraineté.
Le Figaro Magazine - C'est ce que, malgré leurs positions sur la Turquie et le référendum, vous continuez de reprocher à Juppé et à Bayrou ?
Philippe de Villiers - Ils sont les acolytes des commissaires de Bruxelles. La preuve ? Voilà quelques jours, ils ont voté avec le PS le fameux rapport Laschet qui prévoit la fin du siège de membre permanent de la France au Conseil de sécurité de l'ONU pour que s'y substitue un siège accordé à l'Union européenne, comme le dit le projet de la Constitution européenne.
Le Figaro Magazine - La Grande-Bretagne conserverait, elle, son siège...
Philippe de Villiers - La Grande-Bretagne conserverait en effet son siège. Alors que l'Europe, en tant que puissance, s'enrichit d'être aujourd'hui représentée par deux sièges, le français et le britannique, plutôt que par un seul. Prenons un autre exemple : la sécurité maritime. On cherche à nous vendre l'idée d'un seul siège au sein de l'Organisation mondiale maritime. Cette fois, la France et la Grande-Bretagne devraient renoncer à leur siège respectif pour un seul attribué à l'Union européenne. Seulement, la majorité des membres de l'Union est favorable aux pavillons de complaisance et donc à tout ce qui contribue malheureusement aux marées noires. A quoi sert de n'avoir qu'un siège pour tous si c'est le siège de la lâcheté et de l'abaissement ? Encore une fois, ce qui se déroule en Irak est pour nous une source de réflexion formidable. Grâce à l'attitude française, on a vu qu'une grande nation, c'est d'abord une nation qui dit non.
Le Figaro Magazine - Comment jugez-vous alors l'action internationale de Jacques Chirac ?
Philippe de Villiers - Je salue l'action du président de la République face à l'intervention américaine en Irak. Mais je ne comprends pas la contradiction dans laquelle il se laisse enfermer : comment peut-on être debout à New York et se coucher devant Bruxelles ?
(Source http://www.mpf-villiers.org, le 1er juin 2004)