Entretien de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, à RFI le 14 et à la presse française le 15 septembre 2000, sur les moyens de maintien de la paix de l'ONU, la question d'un élargissement de la composition du Conseil de sécurité de l'ONU, l'utilisation des sanctions par le Conseil de sécurité, la levée des sanctions européennes contre l'Autriche, la défense européenne, l'aide à la Russie, et la préparation de l'adhésion de la Pologne à l'UE.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Circonstance : Ouverture de la 55ème assemblée générale de l'ONU à New York le 5 septembre 2000 pour 3 semaines-Voyage à New York de M. Védrine du 11 au 15 septembre

Média : Radio France Internationale

Texte intégral

Q - La France est présidente de l'Union européenne ce semestre. Qu'est-ce que cela change pour vous, cette année, à New York ?
R - Cela change que, en plus des très nombreuses rencontres bilatérales entre la France et d'autres pays à l'ONU et puis d'autres groupes auxquels la France participe comme le Groupe de contact, le G8, le Conseil de sécurité, etc., il y a beaucoup de rencontres au nom de l'Europe. Par exemple, il y a des rencontres dites de la troïka - la présidence actuelle et la suivante - avec douze pays ou ensembles de pays. Ce qui change aussi c'est que le discours que j'ai prononcé devant l'Assemblée générale mardi matin était fait au nom de l'Europe. C'était donc un discours exprimant le point de vue des Quinze après une discussion au sein des Quinze sur chaque point. C'était de la politique étrangère commune.
Q - Est-ce que cela amène, par exemple, à avoir des propos un peu moins nets, un peu moins tranchés sur certains dossiers ?
R - Il y a beaucoup de cas sur lesquels les Européens ont une approche convergente et consensuelle, mais quand on entre dans le détail, il y a des différences de tonalité, par exemple sur la réforme du Conseil de sécurité, nous allons un peu plus loin que la moyenne des Quinze. C'est vrai quand on travaille à Quinze, il faut chercher le commun dénominateur, plus ou moins fort selon les sujets.
Q - (Sur la politique étrangère commune)
R - La France garde sa voix, vous savez bien qu'il y a en Europe une politique étrangère commune mais pas une politique étrangère unique. Donc chaque pays d'Europe garde sa politique étrangère, que ce soit la Grande-Bretagne, la France, l'Allemagne ou les autres. Mais nous avons en plus une politique étrangère commune et quand nous nous exprimons de façon commune, bien sûr que c'est une synthèse entre nos quinze positions, mais il y a derrière le poids de toute l'Europe donc ce que nous perdons en précision, en netteté dans l'expression des positions, nous le gagnons en poids et puis c'est un processus que chacun connaît et c'est comme ça que l'Europe est en train de se construire petit à petit. La convergence progresse sans arrêt.
Q - Cette session des Nations unies, dite du Millénaire, a été marquée par l'engagement de renforcer les opérations du maintien de la paix. Qu'est-ce qui va changer sur le terrain avec cette volonté ?
R - Parmi tous les grands sujets qui ont été abordés pendant le Sommet du Millénaire, je crois que c'est un de ceux sur lesquels il peut y avoir les progrès les plus concrets et les plus immédiats parce que ça dépend réellement des décisions des gouvernements. Le monde malheureusement n'est pas en train de se simplifier. Il y a des problèmes partout, des Etats déstabilisés, des guerres internes. Les besoins en maintien de la paix vont donc être considérables dans les années qui viennent. C'est peut être dommage, mais c'est comme ça.
Les moyens de l'ONU sont insuffisants. L'ONU n'a pas de force permanente. Il faut à chaque fois rameuter les différents Etats pour qu'ils fournissent des troupes. Les Etats prêts à fournir les troupes ne sont pas forcément ceux qui ont les troupes entraînées parce que le maintien de la paix, c'est extraordinairement compliqué. Donc, il faut à la fois améliorer la disponibilité, la capacité des pays qui peuvent donner des troupes, les préparer à cette tâche particulière. Vous savez qu'en Afrique depuis quelques années, nous faisons un effort énorme sur le maintien de la paix (en comptant sur) la coopération de beaucoup de pays africains et de beaucoup de pays occidentaux. Il faut améliorer le mécanisme de décision qui est extrêmement long et trop difficile. Le rapport de M. Brahimi est excellent et contient beaucoup de propositions à cet égard. Quand une force de maintien de la paix est confrontée à un conflit difficile, il faut qu'elle reçoive des instructions claires, qu'elle ne soit pas écartelée.
Q - Quel est le calendrier, Hubert Védrine, pour que tout ceci se mette petit à petit en place ?
R - Il ne faut pas annoncer un calendrier a priori, il faut simplement se mettre à l'ouvrage et réformer chacun des points que j'ai cités. Donc, il faut attaquer les choses par, à la fois la capacité militaire, et les mécanismes de décision. Cela va être facilité quand même parce qu'il y a une prise de conscience grâce au rapport courageux et honnête demandé par Kofi Annan pour examiner les raisons pour lesquelles plusieurs opérations de maintien de la paix ont dysfonctionné ces dernières années. On a dépassé l'indignation un peu vague pour faire un diagnostic plus précis.
Q - Est-ce que, par exemple, cette facilitation de la solution de ce problème pourrait être que les pays qui ont des arriérés vis-à-vis de l'ONU les payent ? Se sont-ils engagés à les payer vite ?
R - Là, vous compliquez les choses au lieu de les simplifier, s'il faut attendre pour régler ce problème que les pays qui ont des arriérés les payent. Cela n'exerce aucune influence sur le point de vue américain qui a ses propres obsessions, ses propres points de vue. Ils ne veulent pas payer pour des raisons qui sont totalement contestables, mais il ne faut pas subordonner le problème du maintien de la paix à cela.
Ce qui est sûr, c'est qu'il y a naturellement un problème financier, mais on ne peut pas attendre que tous les pays se comportent de façon incontestable sur le plan financier et qu'ils aient tout payé pour avancer. On peut tout à fait améliorer la chaîne de commandement et de décision sur les opérations de maintien de la paix sans attendre. On peut mieux définir les conditions politiques préalables à une opération de maintien de la paix. Un maintien de paix, cela suppose qu'il y ait une paix à maintenir. Souvent on envoie des forces de maintien de la paix dans la confusion et l'improvisation et on s'aperçoit sur place que la paix n'est pas faite. Imposer la paix, ce n'est pas la même chose que de maintenir la paix. D'autre part, on envoie ces forces avec des mandats restrictifs. Elles ne peuvent même pas se défendre dans la plupart des cas et elles ne peuvent même pas empêcher les différentes forces hostiles aux accords politiques d'agir. Voir les affaires de Sierra Leone et autres.
Q - (Sur les mandats)
R - C'est un des éléments d'amélioration. Des mandats clairs, engagement du Conseil de sécurité, moyens disponibles, mieux formés, plus professionnels et leur donner des moyens, une autorisation quand même de se défendre pour appliquer leur mandat.
Q - La réforme du Conseil de sécurité est un des projets que la France soutient. Est-ce que ce projet a avancé à l'occasion de cette session annuelle ?
R - Malheureusement, je ne peux pas dire qu'il ait avancé, bien qu'il ait été cité par beaucoup de chefs d'Etat et de gouvernement. Nous voulons préserver le Conseil de sécurité dont on a besoin plus que jamais dans ce monde où il y a de plus en plus d'Etats et de plus en plus d'éléments de trouble. Nous pensons que l'Allemagne a sa place, le Japon, l'Inde aussi. Il faut trouver une représentation correcte pour l'Amérique Latine, pour l'Afrique et voir la question du monde arabe qui, sinon, pourrait être en quelque sorte entre deux chaises.
Q - Quand vous parlez de représentation correcte, par exemple en citant l'Afrique, cela veut-il dire un siège permanent pour l'Afrique ? Reste à savoir quel Etat ou quelle organisation.
R - Il faudrait voir s'il y a un Etat sur lequel les Africains peuvent se mettre d'accord et, s'il n'y en a pas, voir comment ils peuvent se mettre d'accord sur un mode de représentation, par exemple, le président de l'OUA. C'est à eux de le dire. La France n'a pas à choisir sur ce point, c'est aux Africains de le dire. Ce que nous devons redire nous, c'est que pour préserver l'autorité, la légitimité, la crédibilité du Conseil de sécurité, il faut qu'il soit élargi pour devenir représentatif du monde d'aujourd'hui et il faut dans le même temps qu'il demeure efficace. Donc, maintenir les membres permanents, maintenir le veto, élargir les membres permanents mais aussi les membres non permanents et nous aurons le genre de Conseil de sécurité dont nous avons besoin. Mais ce n'est pas à nous de dire quel est le pays latino-américain ou le pays africain qui est la solution.
Par contre, il est clair qu'on ne peut pas faire un élargissement uniquement avec des grands pays du Nord parce qu'on créerait un nouveau déséquilibre. Le plus tôt sera le mieux précisément, mais il y a un certain nombre de pays dans le monde qui ne veulent pas de ce que je viens de vous dire. Ils sont pour l'élargissement en général, mais opposés en particulier à l'entrée de tel ou tel pays dont la présence est pourtant évidente à nos yeux. Il y a des blocages, donc je ne peux pas annoncer un calendrier. Cela voudrait dire que les problèmes de fond sont réglés.
Q - (Sur le calendrier de la réforme du Conseil)
R - Je ne sais pas. Si les blocages étaient levés, la mise en oeuvre serait très rapide. Mais il se peut qu'il y ait dans le monde des pays qui poursuivent une politique de blocage et cette réforme ne verrait pas le jour avant longtemps. Je peux simplement vous dire qu'elle est nécessaire, qu'elle est urgente et nous avons défini une réforme qui devrait satisfaire tout le monde et en même temps, je constate des blocages.
Q - L'ONU a voté plusieurs fois, ces dernières années, des sanctions contre des Etats. Pensez-vous que l'on utilise trop cette arme ?
R - Oui, je pense qu'on utilise trop la politique des sanctions et qu'il y a une réflexion à mener au sein du Conseil de sécurité comme au sein de l'Union européenne parce que l'histoire et l'expérience montrent que dans quelques cas, bien particuliers, si elles sont bien ajustées, les sanctions peuvent avoir un effet décisif et très positif. Cela a été le cas par exemple en Afrique du Sud, mais c'est à peu près le seul exemple qu'on puisse citer, alors qu'on peut citer dans l'autre sens quinze, vingt politiques de sanctions qui ont des effets contre-productifs, qui n'affaiblissent pas les régimes contre lesquels ils sont pris. Il y a l'exemple typique de Cuba, voire de la Serbie maintenant ou même de l'Iraq, qui dégrade les conditions de vie des populations. Dans le cas iraquien, ça devient un véritable scandale dans les conséquences sur la société iraquienne, même si le régime a une grosse part de responsabilité.
Donc, tout cela est cruel, un peu primitif et souvent absurde. Nous pensons, nous, qu'il faut garder la possibilité de prendre des sanctions, ça se justifie dans certains cas, mais qu'il faut repenser cette politique et notamment ne plus jamais s'engager dans des politiques de sanctions illimitées dans le temps dont on ne sait plus comment sortir même si c'est devenu évidemment absurde.
Q - Pourquoi avoir levé les sanctions des Quatorze contre l'Autriche ?
R - Si la France, la Belgique, le Portugal n'avaient pas pris l'initiative politique que nous avons prise au début, il n'y aurait pas eu de sanctions. Si la France ensuite n'avait fait des efforts constants pour maintenir la cohésion des Quatorze, une majorité des Quatorze auraient repris leur liberté depuis longtemps. Il faut dire la vérité, il faut que vos auditeurs sachent qu'une majorité des Quatorze considérait que c'étaient des sanctions abusives, qui n'étaient fondées sur aucun texte et qui en plus étaient une réaction disproportionnée à un problème choquant, mais qui ne représentait pas la menace que l'on racontait. Ca, ce n'est pas mon point de vue mais c'est ce qui m'a été dit par 6, 7, 8, 9 pays très tôt. Donc c'est grâce à la France si la cohésion des Quatorze a été maintenue jusqu'au bout.
C'est pour ces raisons et pour éviter une débandade, pour éviter que les pays les uns après les autres finissent par renoncer aux sanctions de façon unilatérale, qu'avec les Portugais, nous avons adopté au Conseil européen cette démarche des sages. Les sages ont dit que les sanctions étaient justifiées, qu'elles avaient eu un bon effet, qu'elles avaient contribué à obliger le gouvernement autrichien à adopter une politique qui n'est pas critiquable sur ces plans, qu'elles devenaient contre-productives et aussitôt douze pays ont dit qu'il fallait abandonner les sanctions.
Il faut que vous sachiez la position des autres Européens par rapport à ça. Personne n'a la moindre sympathie pour le parti de M. Haider en Europe, mais les autres pays européens avaient la position que je vous décris sur la façon de traiter le problème. C'est pour ça que quand nous avons vu cette réaction immédiate de presque tous les autres sur la levée des sanctions sans rien de plus, nous avons proposé dans notre communiqué que l'on rappelle que la vigilance doit être maintenue. Une vigilance politique, comme nous avons été capables de la démontrer en début d'année, notamment en raison de l'influence que le parti de M. Haider peut continuer à exercer sur le gouvernement de Vienne. Tout ça, c'est notre action, ça nous est dû et s'il n'y avait pas eu cette action française depuis le début, il n'y aurait eu aucune mesure ou alors, s'il y en avait eu, elles auraient duré quelques semaines et presque tous les pays les auraient abandonnées entre temps. Donc, c'est dans ce contexte qu'il faut apprécier ce qui a été fait par la France.
Q - La vigilance maintenue, cela veut dire peut-être d'autres sanctions le cas échéant s'il s'avérait que les choses ne vont pas dans le bon sens ?
R - La vigilance est politique et ce que nous avons fait ces derniers mois, nous avons démontré que nous pouvions le faire sans un texte particulier. 0n n'a pas besoin de texte pour savoir ce qui est intolérable et ce qui est tolérable et on n'a pas besoin de règlement particulier pour prendre ses responsabilités politiques dans les moments importants. Donc, depuis le début de l'année, nous avons envoyé un signal politique très fort, je crois qu'il a été entendu en Autriche et au-delà de l'Autriche. Dans beaucoup de pays, il y a des partis tentés d'exploiter les peurs de gens, des peurs réelles ou imaginaires. Cela a été entendu chez les pays candidats et moi je pense que l'Union européenne a gagné en force et en crédibilité politique.
Q - (Sur le renforcement des troupes en Côte d'Ivoire)
R - C'est une mesure de gestion des effectifs qui est normale. Il n'y a pas de signification particulière à donner à ce mouvement. Il y a des mouvements réguliers de relève qui ne donnent pas habituellement lieu à interprétation parce qu'il n'y a pas de contexte politique. Là, cette remarque a dû être faite parce qu'il y a un contexte particulier qui est celui des élections, fixées au 22 octobre après un report. Notre position n'a pas changé. Il faut que ces élections aient lieu de façon démocratique, transparente et incontestable.
Q - (Sur la Côte d'Ivoire)
R - Le sujet, c'est celui des élections. La préoccupation concerne les élections, nous l'avons déjà exprimée et je précise que des élections démocratiques incontestables, cela implique notamment que toutes les forces politiques puissent avoir accès aux médias. Depuis plusieurs semaines et mois, nous avons dit sans arrêt que la Côte d'Ivoire avait besoin d'un retour rapide à l'ordre constitutionnel et c'est ce qui est attendu par tous les partenaires de la Côte d'Ivoire, d'où l'importance de ces élections du mois d'octobre.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 19 septembre 2000)
Q - Que pouvez-vous nous dire sur la rencontre de la troïka avec le ministre israélien aujourd'hui ?
R - Le but principal est de faire le point sur les relations entre l'Union européenne et Israël. Evidemment compte tenu du contexte, on a parlé aussi du processus de paix. Le ministre israélien nous a fait le point de la situation actuelle et de l'analyse israélienne et on sait très bien qu'il n'y a pas de percée décisive. Ils continuent à se parler, ce n'est pas fermé.
Q - Le Koweïtien ?
R - Il y a eu une bonne partie de l'échange sur l'Iraq. Il a été heureux de constater que j'avais dit à Tarek Aziz que les Iraquiens devaient accepter de travailler dans le cadre de la résolution 1284, parce que, comme nous disons périodiquement que les sanctions sont cruelles, inutiles, dépassées ou absurdes et comme ils simplifient dans l'autre sens, ils en déduisent que nous sommes complaisants. Ce qui n'est évidemment pas le cas. La résolution à laquelle nous avons beaucoup contribué même si au total on pensait qu'on pouvait encore l'améliorer, crée un système assez rigoureux pour l'Iraq, qui permettrait de lever l'embargo, mais il y aurait un contrôle sérieux quand même. Quand les Koweïtiens entendent cela, alors que ce sont des positions banales pour nous - l'Iraq doit coopérer avec la 1284, doit coopérer avec M. Blix - ils sont très contents.
Et puis on a eu des échanges sur d'autres points. Ils demandent toujours des appuis pour que les Iraquiens finissent par donner des informations sur les prisonniers qui sont sans doute des disparus. Une mission du Secrétaire général a été confiée à M. Vorontsov sur ce sujet. Les Iraquiens ne coopèrent pas. Je lui ai dit que j'allais demander aux Iraquiens de coopérer, donc les Koweïtiens sont contents.
Q - Il y a eu aussi ces jours-ci la menace plus spécifique contre le Koweït. Le département d'Etat a fait une déclaration un peu musclée en disant qu'il y avait des forces dans la région et qu'en cas de besoin...
R - C'est un peu la routine, ça... On n'a pas parlé de cela.
Q - Avec le Polonais ?
R - L'élément le plus important avec le Polonais, c'est de parler franchement de l'adhésion. Il y a un problème avec les Polonais depuis quelques mois. Il y a des réformes qu'ils doivent faire. La préparation va être plus risquée politiquement que ce qu'ils pensaient. L'opinion vacille un peu. Du coup, ils voudraient que l'on fixe artificiellement une date d'entrée, comme si cela pouvait se substituer à la négociation pour régler les problèmes. A chaque fois il faut reprendre l'explication. Nous avons des liens historiques énormes, il y a une sentimentalité franco-polonaise, mais que cela ne peut pas se substituer au règlement des problèmes un par un. On ne peut pas fixer la même date pour tous les pays candidats, ce serait absurde. Si l'on fixait une date par pays ce serait une contestation générale. Fixer une date est une fausse bonne idée. L'entretien était très aimable, très amical. Ce nouveau ministre a fait des efforts très appuyés pour dire que la France était très importante pour lui. C'était la première fois qu'on se voyait.
Q - Sur votre déjeuner d'aujourd'hui avec le ministre Ivanov ?
R - Nous avons fait le point de la coopération entre l'Union européenne et la Russie. C'est important parce que vous savez qu'elle a été suspendue ou en tout cas corrigée à cause de l'affaire de Tchétchénie. On a maintenu toute la partie du programme qui concerne les Droits de l'Homme, la démocratie, la construction de l'Etat de droit, mais nous avons quand même réduit des programmes. Et d'autre part il y a une réflexion française à partir d'une lettre que nous avons adressée, M. Fabius et moi-même, à mes collègues sur une meilleure adaptation de notre aide et de notre coopération avec la Russie.
Pendant dix ans on leur a demandé de déréguler à tour de bras et puis on se rend compte qu'ils ont vraiment besoin de construire un Etat. Un Etat démocratique et moderne, mais un Etat qui doit être efficace. Nous plaidons, nous, Français, auprès de nos partenaires occidentaux pour que l'on soit conscient de cela, pour que l'on accepte cela et auprès des Russes pour qu'ils s'y attellent sérieusement. C'est une partie intéressante de la discussion entre l'Union européenne et la Russie. Les Russes sont ouverts. Quand on dit qu'il faut continuer à coopérer avec la Russie ils sont contents, quand on dit qu'il faut être plus vigilant quant à l'usage de l'aide, ils sont moyennement contents et quand les Français disent qu'il faut leur proposer une coopération mieux adaptée à leurs besoins réels, ils sont intéressés, ils demandent à voir.
Nous avons eu d'autre part un échange sur les Balkans et un échange assez intéressant sur la défense européenne. Parce que bizarrement les Russes posent des questions un peu comme celles que posent les Américains, en disant : mais pourquoi faites-vous cela ? Qu'est-ce que cela veut dire ? Est-ce qu'on peut en savoir plus ? Vous n'êtes pas assez transparents, expliquez-nous. Cela a été l'occasion de rappeler pourquoi la défense européenne est une démarche absolument légitime, nous étions en droit de le faire, on le fait de façon transparente, mais on ne peut pas leur donner des informations sur des choses qu'on n'a pas décidées. Cela passe forcément par une concertation à quinze sur tous les sujets.
Q - Sur l'aide, les Quinze sont tous sur la même ligne, les Allemands aussi, sur la redéfinition de l'aide ?
R - Tout le monde est d'accord sur le fait qu'il faut continuer à aider la Russie. Tout le monde est d'accord sur le fait qu'il faut être plus vigilant sur l'aide pour empêcher les éventuels détournements. Après il y a une petite nuance sur les idées françaises, pour repenser notre aide. Il y a un accord de tous les ministres des Affaires étrangères, des chefs d'Etat et de gouvernement, une réaction politique assez positive, et une prudence circonspecte des ministres des Finances, parce que ça met un peu en cause ce qu'ils ont cautionné pendant des années. Il y a une petite part d'autocritique là-dedans, concernant les affaires financières bilatérales, concernant les positions des institutions financières internationales. On a trop poussé les Russes à la dérégulation sans contre-poids.
Q - Pouvez-vous faire un bilan global de cette semaine ?
R - Il n'y a pas de bilan global. Il peut y avoir un bilan global du Sommet du Millénaire. C'était original, c'était particulier, c'était centré sur un thème précis. Donc il peut y avoir un bilan global en disant que tout le monde, finalement, a réaffirmé sa confiance dans l'ONU, dans le Secrétaire général, et puis on peut faire la liste des sujets en regardant ceux qui sont très faciles à mettre en oeuvre et ceux qui sont très complexes à mettre en oeuvre.
Une Assemblée générale normale, c'est tout à fait difficile parce qu'il y a un très grand nombre de sujets qui ne sont pas du tout reliés entre eux. Je peux dire que sur le plan de la présidence européenne, la douzaine de réunions de troïka que nous avons menées, soit M. Josselin, soit moi-même, soit M. Solana, ont été très intéressantes. Le discours européen a été bien perçu. Cela a été l'occasion de rappeler que l'Europe jouait un rôle décisif dans l'aide au développement. Cela a été une occasion pour moi d'expliquer dans les différentes enceintes que l'Europe va devenir petit à petit un acteur important de la gestion des crises sur le plan militaire et civil. Or à l'ONU on n'en a pas conscience. A l'ONU on pense Etats-Unis, on pense maintien de la paix en demandant des contributions à droite et à gauche, on ne voit pas tellement l'Europe comme un acteur en soi. Donc cela a été une occasion importante pour moi de le dire, de l'expliquer, aussi bien au Secrétaire général qu'à d'autres pays.
Q - Qu'avez-vous obtenu comme réponse, comme réceptivité ?
R - Très bonne. Ils prennent note. Très bonne nouvelle. Que l'Europe veuille se doter d'une force de 60000 hommes en 2003, c'est excellent, que l'on veuille se doter d'une force de 5000 policiers, c'est excellent, que l'on adopte des procédures pour que 1000 policiers soient mobilisables en un mois, c'est très bien, ils voient cela comme un renfort à un projet général qui est celui de l'ONU. Pour eux c'est une bonne nouvelle, dont ils attendent la concrétisation.
Mais alors après les choses sont éclatées en un nombre extraordinaire de sujets. Donc je ne peux pas vous donner un bilan. Après on retombe dans la multiplication des entretiens bilatéraux qui permettent un tas de choses utiles. Sur l'Iraq il n'y a pas eu d'élément nouveau majeur. Sur les Balkans, ce qui dépend un peu de l'ONU ce sont les échéances sur le Kosovo, les élections, le rôle de la MINUK. La Serbie ce n'est pas vraiment une affaire de l'ONU, tout le monde en est préoccupé, mais personne n'a de moyens sûrs à sa disposition pour faire en sorte que les élections du 24 septembre soient incontestables. C'est comme toujours extrêmement intéressant par l'ensemble des contacts que cela permet, mais cela couvre tous les sujets en même temps.
Q - Concrètement qu'est-ce qui va être en jeu, pour la visite de Kofi Annan à Bruxelles ?
R - Essentiellement le maintien de la paix. Il y a quelques histoires de contributions, de barèmes, mais quand il va venir on va lui réexpliquer de façon plus détaillée, plus approfondie que je ne l'ai fait dans le rendez-vous de la troïka, on va lui dire : voilà les projets de l'Union européenne, voilà ce qu'elle va faire, voilà ce dont elle va se doter. Etant donné que l'affaire du maintien de la paix, de la recrédibilisation du maintien de la paix, est un des éléments clés de la semaine dernière, c'est très intéressant pour lui. Donc on peut dire que quand il ira à Bruxelles il aura conscience d'aller à la rencontre d'une Union européenne qui change de nature sur ce plan. Ce n'est pas simplement un contributeur, ce sera un acteur.
Q - Il y a un problème financier. L'Europe dit qu'elle ne veut pas payer davantage, mais qui dit participation plus active à des opérations de maintien de la paix dit coûts supplémentaires.
R - Non, on ne veut pas payer davantage structurellement, mais cela ne veut pas dire que l'on ne fasse pas ce qu'il faut faire dans le cadre des opérations de maintien de la paix. Il ne s'agit pas d'annoncer qu'on va payer plus dans les opérations de maintien de la paix de l'ONU. L'Europe a décidé de se doter, indépendamment du maintien de la paix, d'une capacité militaire et civile pour la gestion des crises, mais l'on peut très bien imaginer que, dans telle ou telle crise, ces moyens soient employés en parfaite cohérence avec l'ONU. Donc quand l'ONU regardera le monde en se demandant sur qui l'on peut s'appuyer pour mener des opérations, si l'Europe est plus forte, plus capable et plus déterminée, c'est une bonne nouvelle. Et cela on le fera, c'est indépendant de l'affaire du financement à l'ONU. C'est une décision européenne, par les Quinze.
Q - Sinon, il n'y a pas eu quelques absences ? Vous n'avez pas rencontré les Iraniens. D'habitude il y a une rencontre entre la France et les Iraniens.
R - Il n'y a pas d'habitude. Il n'y a que des opportunités et puis cela dépend des moments. Une des explications c'est que comme j'ai la présidence, la moitié environ de mon emploi du temps a dû être occupé à cela. Il y a beaucoup de choses qui ont été du ressort de la présidence européenne. D'autre part la semaine a commencé mardi matin, comme vous le savez, c'est beaucoup plus court, il fallait faire tenir plus de choses en moins de temps. Donc on se concentre sur les choses nouvelles. Je n'avais pas vu Tarek Aziz depuis longtemps, c'était important de le voir. Le ministre algérien est nouveau, je l'ai vu. Donc tout ce qui était important, nouveau, un peu urgent, a été fait.
La visite de Khatami à Paris n'est pas tellement ancienne. Je suis en contact régulier téléphonique avec le ministre et il n'y avait rien de spécial à dire, à apprendre ou à décider maintenant.
Q - Un lieu de tension où les Européens ne sont pas du tout présents, c'est les deux Corée. Les Italiens sont en train de nouer des relations diplomatiques avec la Corée du nord.
R - L'Union européenne est présente dans l'affaire de la KEDO. D'ailleurs on a un débat, une discussion dont on a parlé lors de la troïka avec le Japonais qui est que la clé de financement ne nous convient pas, que les retours prévus pour nos entreprises ne nous conviennent pas, donc qu'il y a un cadre dont on n'est pas tout à fait content. On l'a dit aux Japonais et aux Américains.
Q - Est-ce que l'Europe en tant que telle envisage de prendre langue avec les Nord-Coréens, au-delà du KEDO ?
R - Il n'y a pas de décision, pas de consensus à quinze là-dessus. Cela ne parait d'ailleurs pas très urgent aux Quinze parce qu'il n'y a pas de rôle spécial à jouer. Cela concerne les Américains, les Japonais, les pays voisins. On a tout le temps de réfléchir calmement avant de le faire.
Q - Et la France ?
R - Il y a eu un déblocage qui est intervenu, d'ailleurs je ne sais pas si le déblocage est intervenu en Corée du Nord ou dans l'attitude des autres pays par rapport à la Corée du Nord, et cela me paraît d'ailleurs assez intelligent. Je trouve que la politique soutenue par les Coréens du sud et par les Japonais est plus astucieuse que la politique américaine, notamment contre les Etats parias. Cela a plus de chance d'avoir des effets d'accompagnement et de changement. Nous l'avons dit aux Américains, aux Japonais, aux Coréens, ils comprennent ça très bien. Nous les soutenons. Il n'y a rien à négocier en direct.
Q - (Sur l'euro)
R - La question de l'euro n'a pas été traitée ici.
Par contre sur la question de l'OPEP, du pétrole, on a adopté une courte déclaration lors du petit déjeuner des quinze et Charles Josselin en a parlé lors de son dîner avec le Conseil de coopération des Etats du Golfe.
A part cela c'est qu'est-ce qui peut être retiré d'utile, de concret, de toutes les nobles intentions de la semaine dernière ? Il est clair que ce qu'il y a en tête, c'est le maintien de la paix. On peut reconstruire le système, le crédibiliser à nouveau, l'améliorer, mettre en oeuvre le rapport Brahimi, c'est déjà extraordinairement bien.
Q - Est-ce que la France participera à la force en Ethiopie-Erythrée ?
R - Non, on ne peut pas être partout. Si on a des moyens, il vaut mieux qu'on les garde en réserve dans l'hypothèse où les choses se concrétiseraient en République populaire du Congo.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 19 septembre 2000)