Interview de M. Jean-Pierre Raffarin, Premier ministre, dans "La Tribune" du 22 novembre 2004, sur la politique économique et sociale.

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Média : La Tribune

Texte intégral

Q - Pourrez-vous tenir vos objectifs de croissance alors que les derniers indices sur l'investissement et le PIB au 3e trimestre révèlent une fragilité ?
R - Je ne veux pas entrer dans le jeu des pronostics. Les chiffres de croissance sont systématiquement corrigés trimestre après trimestre, avec des écarts parfois très importants. Je constate qu'en 2004 l'évolution du PIB atteint 2 % sur trois trimestres. Notre économie recommence à créer de l'emploi. Je ne vois pas de raisons pour que cette tendance soit inversée. Je maintiens donc notre prévision de croissance de 2,5 % pour 2005 et nos objectifs de créations d'emplois.
Q - Deux rapports du Conseil d'analyse économique tirent la sonnette d'alarme : la France décroche dans le domaine des hautes technologies. Acceptez-vous ce diagnostic ?
R - Ce diagnostic est juste mais il date de plusieurs années. Grâce aux initiatives engagées, nous avons rattrapé en partie notre retard et nous nous situons en bonne position pour la croissance en Europe de l'équipement informatique personnel, et à la première place pour le haut débit. Quant à la recherche, il s'agit d'une priorité stratégique. Le projet de loi d'orientation et de programmation préparé par François d'Aubert sera présenté au premier semestre 2005 tel que le président de la République l'a souhaité.
Q - Sur les pôles de compétitivité, les économistes proposent que leur nombre soit limité à trois : Grenoble, Saclay et Toulouse. Quelle est votre position ?
R - Il ne faut pas confondre compétitivité et excellence. Nous sommes d'accord pour que les pôles d'excellence, à haute valeur ajoutée, soient peu nombreux et offrent une lisibilité internationale. Je partage l'analyse des économistes selon laquelle la France ne peut avoir des pôles d'excellence mondiaux dans chacun de ses cantons. La compétitivité, c'est autre chose. C'est la capacité sur de nombreux marchés, dans plusieurs disciplines, d'avoir en France un niveau d'attractivité satisfaisant. Pour cela, il faut disposer de pôles plus nombreux. L'appel d'offres sera lancé au premier trimestre 2005.
Q - Vous vous êtes engagé sur une baisse du chômage de 10 % en 2005. Sur quels leviers comptez-vous ?
R - Nous comptons agir sur trois paramètres. Nous tablons sur la création d'au moins 150.000 emplois liés à la croissance. Le plan de cohésion sociale doit rendre celle-ci plus fertile en emplois, grâce aux 185.000 contrats d'avenir budgétés, au développement des contrats d'apprentissage, au parcours personnalisé des chômeurs qui doit nous permettre de répondre aux offres d'emploi non satisfaites. Notre objectif est qu'au moins un tiers de ces offres, soit 100.000, puisse être pourvu rapidement. Enfin, la plus faible augmentation de la population active, avec le double effet de la démographie et des départs à la retraite anticipés, jouera sur la baisse du chômage. A ces trois facteurs s'ajoutera la dynamique PME que nous allons renforcer en 2005.
Q - Quelles mesures préparez-vous ?
R - Nous proposerons en 2005 un programme PME pour la France. Ce plan, préparé par Christian Jacob, prévoit la poursuite de la création d'entreprises au rythme de 200.000 par an et l'augmentation de 20 % du nombre des PME exportatrices qui passera donc à 120.000. Je rappelle que 1 milliard d'euros d'exportations, c'est 15.000 emplois. Plusieurs mesures sont à l'étude. Par exemple, le contrat de mission à l'export qui donnera aux PME la possibilité de recruter un professionnel pour un marché, sur une certaine période. Il faut rendre le risque export plus faible : d'autres innovations sont donc prévues comme des crédits d'impôt et des garanties financières. Nous préparons aussi des mesures pour faciliter les transmissions et le développement des PME. Je souhaite des aménagements fiscaux, par une baisse du taux d'imposition pour les bénéfices réinvestis et une simplification des procédures. Un texte de loi sera présenté au Conseil des ministres au premier semestre 2005 et au Parlement à l'automne.
Q - L'amendement sur l'ISF adopté au Sénat, qui cible le financement des PME, vous semble-t-il aller dans le bon sens ?
R - Le Gouvernement a fixé à l'occasion du débat à l'Assemblée nationale la limite de tout aménagement de l'ISF. Nous souhaitons à la fois maintenir la solidarité et inciter l'argent à s'investir dans l'emploi, plutôt qu'à s'accumuler passivement.
Q - Le montant de 50.000 euros proposé par les sénateurs pour la réduction d'impôt vous semble-t-il acceptable ?
R - Le gouvernement n'a pas donné son accord.
Q - Et s'agissant du relèvement à 800.000 euros du seuil d'entrée dans le barème ?
R - Même réponse !
Q - Les emplois de service sont la priorité de Jean-Louis Borloo. Quelles mesures prévoyez-vous pour les développer ?
R - Il faut sur ce sujet une grande mobilisation nationale. La France doit faire des services à la personne une priorité de son action de cohésion sociale. Il faut apporter une réponse professionnelle avec une meilleure organisation de l'offre et une solvabilisation de ces emplois. C'est un sujet qui demande à être travaillé car il impose une réflexion sur la formation, la validation des acquis, les incitations fiscales, etc. J'ai demandé à Jean-Louis Borloo de me soumettre des propositions d'ici à la fin de l'année. Il tient beaucoup à ce projet.
Q - Quand allez vous présenter votre contrat 2005 et quel sera son contenu ?
R - J'ai beaucoup consulté, comme rarement on l'a fait dans cette maison depuis longtemps. J'ai reçu les partenaires sociaux, les consulaires, les associations, les consommateurs... J'ai naturellement écouté les parlementaires. Au total, j'ai tenu une trentaine de réunions. Le contrat 2005, qui en découle, sera décliné en trois grandes priorités nationales, l'emploi, l'école, la lutte pour le pouvoir d'achat, et une vingtaine de programmes. Concrètement, je prendrai un engagement par exemple pour l'emploi, l'objectif est de baisser de 10 % le nombre de chômeurs, et pour arriver à ce résultat, une dizaine de programmes d'action spécifiques, allant de la création d'entreprises au développement de l'apprentissage en passant par la promotion des PME à l'exportation, y compris l'assouplissement des 35 heures. J'en présenterai les modalités à l'occasion d'une conférence de presse le 9 décembre prochain.
Q - Concernant l'école, quels sont vos projets ?
R - Cette réforme est la grande réforme du gouvernement pour 2005. Je fais confiance à François Fillon pour la mener à bien. On ne doit pas quitter l'école sans reconnaissance de ses talents, sans l'acquisition des savoirs fondamentaux. Nous avons, à l'issue du rapport Thélot, une série de propositions aujourd'hui soumises à la concertation et qui devraient nous permettre de réaliser des changements très significatifs. Je souhaite par exemple qu'aucun jeune professeur ne soit affecté dans un lycée difficile pour sa première année d'enseignement. Je souhaite aussi qu'une place particulière soit faite aux parents qui sont des acteurs à part entière de la communauté éducative. Concrètement, on peut proposer que chaque projet d'établissement ait l'obligation de préciser les modalités pratiques de cette relation personnelle avec les parents. Sur certains points, la réforme sera applicable à la prochaine rentrée.
Q - En ce qui concerne la lutte contre la vie chère, allez-vous suivre le projet de réforme de la loi Galland de Nicolas Sarkozy ?
R - Le programme vise la lutte contre la vie chère mais aussi le soutien au pouvoir d'achat. Il s'intéressera aux relations commerciales, à la participation et l'intéressement et à l'évolution des bas salaires. S'agissant de la loi Galland, Nicolas Sarkozy a mené une première négociation entre les partenaires. Mais cet accord reste incomplet puisque, lors de la dernière table ronde, il manquait certains acteurs tels que le commerce de centre-ville ou les agriculteurs. Il faut donc finaliser la réflexion, en tenant compte des insatisfactions, mais aussi des exigences des uns et des autres, pour éviter que le nouveau système soit déstabilisant pour l'emploi. Il faut équilibrer les décisions. Il y a des archaïsmes franco-français, comme la question des conditions générales de vente. Mais je serai très vigilant sur la notion de seuil prédateur ou sur le seuil de revente à perte, pour éviter qu'en écrasant les prix on écrase l'emploi. Je souhaite une politique commerciale globale. Le travail de Nicolas Sarkozy est une contribution majeure mais nous devons mener des négociations complémentaires. Les prix sont un sujet d'une très grande sensibilité et à impact économique déterminant. Il était nécessaire de donner une impulsion. Je souhaite que le travail soit poursuivi pour que l'on aboutisse à un renouveau de notre politique commerciale qui ne pénalise pas les PME. Les parlementaires sont associés à ce travail.
Q - Donc la réforme sera enterrée ?
R - Non, ne cherchez pas la malice. C'est un sujet trop important pour ne pas prendre du temps. Il y a beaucoup de questions difficiles : la place du hard discount, l'attractivité des hypermarchés, les comparaisons de prix en Europe, les règles de l'urbanisme commercial... Nous devons équilibrer la mobilisation contre la vie chère et la mobilisation pour l'emploi. Le contenu définira le calendrier.
Q - Les ténors de la majorité - MM Accoyer, Debré et Méhaignerie - jugent que votre politique n'est pas assez lisible. Comment réagissez-vous ?
R - Il faut que la majorité et le gouvernement soient aussi attentifs les uns que les autres à la lisibilité de leur action. Je ne souhaite pas que l'on s'éternise sur des débats comme l'ISF, les 35 heures ou autres marronniers politiques qui masquent de leur feuillage les actions sociales du gouvernement. Je souhaite que nous puissions ensemble clarifier ces sujets pour qu'ils soient, pour les années 2005 et 2006, derrière nous. Mais que l'on ne compte pas sur moi pour attiser la division. Je suis en charge de l'union.
Q - Sur l'assouplissement des 35 heures, quels sont vos arbitrages ?
R - Les 35 heures résultent d'une mauvaise loi. Je souhaite procéder aux derniers aménagements qui sont compatibles avec notre exigence économique et notre pacte social. Je ferai connaître la position du gouvernement le 9 décembre. Trois sujets à l'étude : l'utilisation du compte épargne temps, le contingent d'heures supplémentaires et le statut des petites entreprises.
Q - Sur la majoration des heures supplémentaires, êtes-vous plutôt favorable à un alignement par le haut ou par le bas ?
R - On ne peut pas se battre pour le pouvoir d'achat et souhaiter que les heures supplémentaires soient moins rémunérées. En clair, nous n'adopterons pas une logique qui conduirait à travailler plus pour gagner moins. Dans ce contexte, il ne peut pas y avoir minoration des heures supplémentaires. Il va de soi que les petites entreprises doivent être protégées pour préserver leur développement. Il faut donc prévoir des dispositifs spécifiques pour éviter des changements brutaux qui fragiliseraient le tissu économique.
Q - Des allégements de cotisations sociales par exemple ?
R - C'est une piste ; il y en a d'autres. Attendez la présentation du contrat "France 2005" que je ferai le 9 décembre.
Q - Une partie de la majorité, ainsi que Nicolas Sarkozy et M. Camdessus, plaide pour une réforme du contrat de travail. Y êtes-vous favorable ?
R - Depuis le rapport Virville, le débat est posé. Je ne souhaite pas que l'on fragilise le CDI, qui est la pièce maîtresse de notre contrat de travail. Je ne suis pas opposé à ce que l'on réfléchisse à des aménagements, mais je ne souhaite pas une remise en cause du CDI, qui est le fondement de la relation du travail dans notre pacte social. Je pense qu'il faut passer au scanner le rôle économique et social du CDD, qui a un certain nombre d'effets pervers.
Q - Que pensez-vous d'une autre proposition du rapport Camdessus sur l'instauration d'un bonus-malus sur les entreprises pour pénaliser les licenciements ?
R - Le gouvernement n'a pas de blocage sur cette question. Mais ce sujet relève d'abord des partenaires sociaux.
Q - Vous souhaitez rouvrir le chantier de la participation et de l'intéressement. Quels sont vos projets ?
R - L'intéressement, la participation et l'actionnariat des salariés ont un rôle important à jouer dans le pouvoir d'achat des Français. Tout ce qui peut rapprocher l'intérêt du salarié de l'intérêt de l'entreprise est positif. Je compte avancer sur ce sujet dès 2005 pour mettre en place une réforme, notamment pour les PME, d'ici à la fin de l'an prochain.
Q - Quel jugement portez-vous sur l'attitude récente du Medef à votre égard ?
R - Je mets de côté les paroles hâtives. Je crois vraiment que les entreprises dans notre pays ont besoin d'un fort soutien national. Il ne faut pas les fragiliser, ni par des décisions négatives ni par des propos polémiques. L'entreprise est une valeur d'intérêt national, parce que l'emploi est la priorité nationale.
Q - Le Medef est-il pour vous représentatif des entreprises de France ?
R - Je respecte tous les partenaires sociaux, car qui veut le dialogue doit le respect. J'applique moi-même cette règle.
Q - Tous les partenaires sociaux jouent-ils ce jeu du dialogue ?
R - Il faut davantage de mobilisation pour conclure des accords. Pour moi, le contrat est préférable à la loi, et la loi n'est pas la revanche d'une partie sur une autre. La loi ne peut être que la voie médiane de l'intérêt général. Je souhaite que le dialogue social soit renforcé. Régulièrement, je propose des sujets de négociation. Je viens de le faire sur l'emploi des seniors. C'est un sujet stratégique : comment, dans notre pays, valoriser l'expérience ? Je mettrai évidemment dans la loi tout accord que les partenaires sociaux pourraient accepter.
Q - Sur les pensions de réversion, allez-vous revenir à la version antérieure au décret d'août dernier ?
R - Je préside un comité interministériel sur ce sujet demain matin. Je suis décidé à tenir compte de l'émotion qui a été suscitée dans bien des familles françaises. Le Conseil d'orientation des retraites a fait des propositions. La décision du gouvernement sera prise dès demain.
Q - S'agissant du pouvoir d'achat, allez-vous redistribuer le surplus de taxes sur l'essence au travers d'une majoration du minimum vieillesse ?
R - Cette proposition de Nicolas Sarkozy retient mon adhésion totale ; elle correspond à mon souci de soutenir le pouvoir d'achat et va donc dans le sens de mon contrat pour 2005. J'ai donc décidé que 700.000 personnes titulaires du minimum vieillesse recevront 70 euros supplémentaires.
Q - Votre majorité attend une loi sur le service garanti. Elle fera partie du contrat 2005 ?
R - Mon gouvernement privilégie l'accord par rapport à la loi. Un certain nombre d'accords ont été conclus notamment, récemment, à la SNCF. Ce qui compte, aujourd'hui, c'est l'extension et l'application de ces accords. Pour évaluer leur efficacité et pour décider si cette démarche est suffisante, ou non, j'ai fixé avec Gilles de Robien une échéance au 31 mai.
Q - Quelle est votre décision concernant la couverture des besoins en fonds propres identifiés à EDF ?
R - J'ai lu avec une grande attention le rapport Roulet. Je souhaite que le ministère des Finances prépare en conséquence l'ouverture du capital d'EDF et de Gaz de France, dans le meilleur délai, pertinent pour chacune de ces deux entreprises, j'espère avant fin 2005.
Q - La participation de l'Etat sera de 500 millions d'euros comme prévu ?
R - J'attends que le dossier soit présenté dans sa globalité, mais j'ai bien l'intention de respecter les engagements pris.
Q - Le gouvernement a-t-il pour projet de rapprocher EADS et Thales ?
R - Nous avons une ambition industrielle pour la France. Nous voulons mobiliser notre énergie nationale autour de quelques grands secteurs clefs. C'est ce que nous faisons notamment avec l'EPR et Iter dans l'énergie, ou avec Sanofi-Aventis dans la pharmacie. Il y a d'autres domaines très importants dans le secteur de la défense qui doivent évoluer : les chantiers navals et l'aéronautique par exemple. Nous devons renforcer nos partenariats avec l'Allemagne sur ces priorités. Une évolution est possible : elle ne doit pas être politique, mais industrielle. Tout changement devra être compatible avec le souhait des autres actionnaires et avec notre projet industriel et recueillir l'adhésion des gouvernements allemand et britannique.
Q - Avez-vous choisi qui succédera à Nicolas Sarkozy ?
R - Je n'ai pas pour habitude de parler du successeur de personnes qui sont encore en fonctions. Nicolas Sarkozy a été un très bon ministre. Il a beaucoup apporté, par son énergie, mais aussi sa créativité, et je souhaite que notre famille politique puisse profiter - et elle en a besoin - de ses talents. Je le regretterai dans un gouvernement qu'il aura servi. Mon choix pour le remplacer est défini. Je proposerai bientôt le nom au chef de l'Etat et le chef de l'Etat décidera. Avant le 29 novembre, je ne ferai pas d'autres commentaires.

(Source http://www.u-m-p.org, le 23 novembre 2004)