Interview de M. Dominique Perben, ministre de la justice, à RTL le 6 juillet 2004, sur les dysfonctionnements de la justice constatés notamment dans le procès pour pédophilie d'Outreau et concernant la question de la détention provisoire ou bien concernant la question de la mise en liberté de délinquants dangereux.

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Média : Emission L'Invité de RTL - RTL

Texte intégral

J.-M. Aphatie-. Bonjour D. Perben.
- "Bonjour."
Q- La justice française a accumulé les échecs durant ces derniers jours, avec M. Fourniret et P. Bodein d'abord - deux délinquants multirécidivistes, libérés ou laissés libres sans surveillance ni suivi médical -, avec les accusés du procès d'Outreau ensuite, détenus de manière préventive, avant d'être acquittés pour certains, condamnés pour d'autres, sur la base des mêmes témoignages fragiles d'enfants maltraités. Comment expliquez-vous ces échecs, D. Perben ? Manque de professionnalisme ? Erreur des magistrats ? Manque de moyens ?
R- "D'abord, je crois qu'il ne faut pas tout mélanger. Ce sont trois affaires extrêmement différentes. S'agissant du procès d'Outreau, j'ai déjà eu l'occasion d'en parler. Je crois qu'il nous faut améliorer le système d'instruction, et en particulier sur les dossiers complexes, il nous faut absolument avoir plusieurs juges d'instruction chargés du dossier..."
Q- Parce que, là, le juge d'instruction était défaillant, D. Perben ? Vous en conviendriez ce matin ?
R - "J'ai demandé à un groupe de professionnels de regarder dans le détail les choses, pour savoir exactement ce qui s'est passé. Mon propos n'est pas de savoir si tel était défaillant, tel n'était pas défaillant. Mon propos, c'est de dire : je ne suis pas là pour juger les juges, je suis là pour donner aux juges les moyens de mieux travailler"
Q- Mais les juges ne sont pas au-delà des sanctions. S'ils ont fauté, dans l'affaire d'Outreau...
R - "Laissez-moi terminer"
Q- Seront-ils sanctionnés, D. Perben ?
R - "Ne schématisons pas d'une manière excessive, essayons de construire une réponse, car de quoi s'agit-il ? Il ne faut pas que ça se reproduise ! Donc je veux que dans affaires complexes comme cela, il y ait plusieurs juges d'instruction qui traitent l'affaire. Deuxièmement, sur la détention provisoire, lorsqu'il s'agit d'affaires de ce type avec des détentions provisoires éventuellement très longues, je veux qu'il y ait, au bout de six mois, une possibilité de faire le point, et qu'il y ait devant la chambre d'instruction je dirais un mini-procès qui permette vraiment de savoir si oui ou non on laisse quelqu'un en prison, et que cette décision soit collégiale. Ensuite, il faut qu'on sache comment mieux écouter les enfants victimes. Parce que je n'oublie pas que nous avons affaire à des choses abominables, des enfants violés, martyrisés... Encore faut-il pouvoir recueillir leurs paroles. Et enfin, ce procès, c'est aussi d'une certaine façon la question des experts qui est posée, et la relation entre l'expert et le juge. Donc ces dossiers-là, il faut les régler et les améliorer, parce que c'est mon devoir de ministre. Je ne suis pas là pour distribuer des bons et des mauvais points. Je suis là pour faire en sorte que ça ne se renouvelle pas !"
Q- R. Godard, qui était l'une des accusées d'Outreau, qui a été acquittée la semaine dernière, était invitée hier. Elle était à votre place, D. Perben. Elle a dit ceci : "ses premiers mots - en parlant de F. Burgaud, le juge d'instruction - m'ont fait comprendre, dès l'entrée dans son bureau, qu'il m'estimait coupable... je n'ai jamais pu me faire entendre de lui. Jamais". Chercherez-vous dans la mission que vous avez mise en place, et qui a été confiée à un magistrat, J.-O. Viout, à expertiser le travail de ce magistrat instructeur, et risque-t-il, dans votre esprit, D. Perben, des sanctions ?
R - "L'expertise, bien sûr, sera faite. Ce qui est important c'est que demain, il n'y ait plus jamais ce type de situation, et qu'en particulier ce soit une équipe de, par exemple, deux juges qui traite un dossier comme ça. Avec cette possibilité, pour un juge qui est submergé par l'horreur de ce qu'il découvre - il faut aussi comprendre que nous avons affaire, j'allais dire "malheureusement", à de l'humain, de part et d'autre, y compris pour les juges - et lorsque vous êtes un juge, et que vous êtes submergé par l'horreur de ce que vous découvrez, je pense que, psychologiquement, il est probablement assez dur de tenir et de rester objectif. D'où la nécessité, dans des affaires comme celle-là, d'avoir au moins deux personnes travaillant ensemble, et capables je dirais de tenir psychologiquement, et de rester ce juge à charge, et à décharge, que doit être le juge d'instruction."
Q- Pour cette raison, parce que ce dossier semble très lourd, il semble que ses supérieurs aient proposé à F. Burgaud, au début de l'instruction du procès d'Outreau, d'être secondé. Et il aurait refusé. Confirmez-vous cette information, D. Perben ?
R - "Nous allons le vérifier, j'ai vu cette information tout récemment, pour effectivement que l'expertise du processus de ce procès soit faite de façon précise. Mais encore une fois, mon but c'est d'abord, et avant tout, de faire en sorte que ça ne se reproduise pas."
Q- J'y reviens, D. Perben, sur ce qui s'est passé. Des sanctions dans votre esprit sont-elles, ou non, envisageables ? Ou bien les juges sont-ils, aussi, des intouchables ?
R - "La première chose qu'il faut savoir, c'est qu'il y a l'appel. Et c'est très important parce que la possibilité donnée au justiciable, je dirais d'avoir gain de cause par rapport à son juge, eh bien c'est l'appel. Et donc là, il semble que beaucoup de personnes qui ont été condamnées devant cette cour d'assises vont faire appel. Pour le reste, l'étude du dossier tel qu'il va être réalisé à ma demande, très vite pendant l'été, nous permettra de savoir s'il y a des fautes lourdes, personnelles ou pas, et s'il devait y en avoir, bien sûr il y aurait des sanctions."
Q- R. Godard a tenu un journal de bord pendant le procès. Le journal Libération l'a publié samedi. "Combien d'autres personnes brisera-t-il au nom de la justice" ? Elle parlait toujours du juge F. Burgaud. C'est terrible de lire ça !
R - "C'est terrible de lire ça, mais il faut aussi entendre les uns et les autres. Et je crois que la vérité dans des affaires comme celle-là est quelque chose de très complexe. Mon propos de ministre n'est pas de juger le jugement. Mon propos de ministre est d'analyser le processus de l'instruction et du déroulé du jugement, pour essayer de donner demain aux juges de meilleurs moyens pour faire leur si difficile métier."
Q- Rassurerez-vous les sept acquittés d'Outreau, qui le demandent visiblement ?
R - "En fonction de la procédure, je vais voir ce que je peux faire, parce qu'encore une fois je ne veux pas, s'il y a appel pour d'autres, etc... il faut bien faire attention que le rôle du ministre n'est pas d'intervenir dans le déroulé d'un processus... Mon rôle encore une fois, est de donner les moyens, et de faciliter le travail des magistrats."
Q- D. Barella, le président d'un syndicat de magistrats, dans le journal d'H. Beroud hier soir, disait : la seule chose qui manque, c'est du personnel en plus, c'est tout simple. Il ne faut ni imaginer d'autres procédures, ni changer les textes. Des juges en plus ?
R - "Ne simplifions pas, ni dans un sens ni dans l'autre les choses. Dans cette affaire d'Outreau, il est bien clair que ce n'est pas une affaire de moyens qui a manqué. Donc ne mélangeons pas tout, nous sommes engagés dans la mise en application d'une loi d'orientation et de programmation qui donne des moyens renforcés, année après année, à la Justice. Là, il faut aller un peu plus loin que l'éternel discours sur les moyens. Et il faut regarder le déroulé des procédures, et cela renvoie aux propositions que j'évoquais tout à l'heure. Nous devons améliorer un certain nombre de processus, sans pour autant bousculer bien sûr le Code de procédure pénale. Il ne s'agit pas de cela. Mais améliorer dans le concret et sans forcément d'ailleurs qu'il y ait intervention du législateur le processus pour mieux juger."
Q- P. Bodein, ce délinquant sexuel, a-t-il été libéré trop tôt ? Sa peine était de 20 ans, deux tiers incompressibles, et il est sorti au bout de huit ans !
R - "Vous savez que cet homme a fait 35 ans de prison et d'hôpital psychiatrique. Donc on peut dire qu'il a été mis de côté pendant une partie très importante, majoritaire de sa vie. La question qui se pose, là, elle n'est pas tant de savoir à quel moment un Monsieur Bodein, un serial killer, est libéré. Il est de savoir comment il est libéré, et s'il doit être libéré. C'est ça la question. En effet, de quoi s'agit-il ? La libération conditionnelle, c'est pour essayer de préparer quelqu'un à la sortie de façon à ce qu'il soit préparé à assumer de nouveau sa liberté. En soi, c'est positif. Sauf que, dans un certain nombre de cas, nous avons affaire non pas à des êtres psychologiquement normaux, mais manifestement à des gens dérangés, et qui sont donc dangereux. A partir de là, la loi de 98 avait essayé d'apporter une réponse. Or, manifestement, cette réponse est insuffisante. Donc nous devons travailler avec les psychiatres. Et hier, à ma demande, P. Douste-Blazy a annoncé la mise en place d'un petit "groupe technique Justice/Santé" pour faire en sorte qu'on ait une relation plus claire, plus constructive entre la psychiatrie et la justice. Car, dans un certain nombre de cas, on ne peut pas laisser sortir comme ça, soit sans soins obligatoires, soit sans prise en charge par un hôpital psychiatrique des gens comme ça. Deuxièmement, je mets en place, conformément à la loi votée en mars dernier, le fichier des délinquants sexuels. Et troisièmement, nous allons regarder avec la commission des lois de l'Assemblée nationale, s'il n'y a pas possibilité de faire évoluer le système de bracelet électronique pour, non pas seulement surveiller des gens chez eux, mais éventuellement les suivre dans leurs différentes activités, pour garder la maîtrise de ce type de dangers publics."
Q- D'un mot, l'incompressibilité des peines pour les délinquants sexuels vous paraît-elle être une réponse, D. Perben ?
R - "C'est-à-dire l'interdiction de la libération conditionnelle."
Q- De sortir, une remise de peine.
R - "Ca ne change pas le problème de la sortie, attention !"
Q- Qui se posera toujours !
R - "Ce qui se pose, c'est : qu'est-ce qui se passe à la sortie, et s'il y a sortie."
D. Perben, ministre d'une justice qui ne va pas très bien ces jours-ci, était l'invité d'RTL ce matin. Bonne journée.
(Source : premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 6 juillet 2004)