Déclaration de M. Jean-Pierre Raffarin, Premier ministre, sur la réforme de l'Europe, sur la réforme engagée dans chaque pays et sur la nécessaire coordination de ces réformes, Berlin le 1er juillet 2004.

Prononcé le 1er juin 2004

Intervenant(s) : 

Circonstance : Assemblée générale du Conseil économique du Parti chrétien démocrate et réception de la Médaille d'or "Ludwig Ehrard" pour son engagement à entreprendre et à mener les réformes économiques en France, à Berlin (Allemagne) le 1er juillet 2004

Texte intégral

M. le Chancelier Kohl
M. le Président
Mme la Présidente, Chère Angela Merkel
M. le Ministre Président
M. l'Ambassadeur
Sehr geehrte Damen und Herren,
Je suis très honoré d'être ici à Berlin aujourd'hui parmi vous. M le Président, M. LAUK, je tiens à vous remercier tout particulièrement pour cette invitation au Wirtschaftstag. Le Wirtschaftstag constitue un forum prestigieux et propice à un débat sur l'avenir de l'Europe, de nos économies et de nos sociétés. Je souhaite contribuer à ce débat.
Mais je voudrais, au préalable vous remercier du fond du coeur pour la médaille d'or "Ludwig Erhard". Je suis très ému et honoré de cette très haute distinction, que je reçois comme un encouragement à poursuivre ma politique de réformes et de préparation de l'avenir.
L'héritage de Ludwig Erhard nous est précieux. Je le résumerai en un mot : les gouvernements doivent uvrer à une prospérité, une prospérité qui soit réellement partagée entre tous les citoyens. Cette "prospérité pour tous" est au cur de l'ambition allemande et plus généralement européenne. C'est pourquoi on peut, à juste titre, voir en Ludwig Erhard le grand penseur de l'économie sociale de marché.
Cette distinction me touche d'autant plus que je la reçois en présence du Chancelier Helmut Kohl.
C'est un honneur pour moi, Monsieur le Chancelier, que de recevoir cette médaille après vous. En tant que chef du gouvernement de la France, je souhaite une nouvelle fois vous remercier, au nom de tous les Français, pour votre engagement en faveur de l'amitié franco-allemande, de l'unité allemande et de la promotion des valeurs européennes.
Je veux profiter de l'occasion qui m'est offerte aujourd'hui pour vous livrer quelques réflexions sur l'Europe et la réforme : la réforme de l'Europe elle-même ; et la réforme engagée dans chaque pays. Les deux processus sont nécessairement imbriqués ; ils doivent, comme je vais essayer de le montrer, être mieux articulés entre eux.
I - L'Europe est en train de se doter, enfin, des instruments de décision, de rayonnement et d'action à la hauteur des attentes qu'elle suscite légitimement dans nos populations.
A - Avec l'accord trouvé le 18 juin sur un projet de Constitution pour l'Europe, nous avons jeté les bases d'une Union européenne plus efficace.
Qu'il me soit ici permis de rendre hommage aux membres de la Convention et tout particulièrement au Président Valéry Giscard d'Estaing, un grand Européen, qui a toujours été désireux d'unir nos deux pays dans une solidarité toujours plus forte.
Grâce à la nouvelle Constitution, l'Europe apparaîtra plus légitime aux yeux des citoyens, mieux à même de se faire entendre dans le monde, de protéger ses intérêts et ceux des Européens.
- Cette Constitution permettra à l'Union de mieux fonctionner, sur la base d'institutions plus efficaces, avec notamment une présidence stable du Conseil européen, un champ de la majorité qualifiée élargi, pour éviter les blocages de la décision à l'unanimité.
La Constitution permettra aussi à l'Union d'être plus légitime aux yeux des citoyens. Les progrès démocratiques sont évidents : qu'il s'agisse du renforcement du rôle du Parlement européen avec la codécision généralisée, de l'élection par le Parlement européen du Président de la Commission, du contrôle du respect de la subsidiarité par les Parlements nationaux, ou des modalités de vote au Conseil qui tiennent davantage compte de la réalité démographique.
- Enfin, avec ce texte fondamental, l'Europe pourra mieux se faire entendre dans le monde, grâce à une capacité d'action extérieure renforcée, qui passe notamment par l'institution d'un ministre des affaires étrangères de l'Union européenne, à l'organisation d'un service diplomatique européen et à une nouvelle étape dans l'élaboration d'une défense européenne.
Pour toutes ces raisons, la Constitution nous offre la chance d'un nouvel élan.
B - Naturellement, ce nouveau cadre institutionnel devra être affiné pour permettre à notre politique économique de mieux faire face aux aléas du monde.
Les Européens ont mis en place avec l'euro un cadre original de coordination des politiques économiques. Celui-ci a raisonnablement passé les premiers tests, dans un contexte international très difficile, où se sont succédés la crise asiatique, le renchérissement du baril, l'éclatement de la bulle Internet, la guerre en Irak, la baisse du dollar.
La capacité de résistance de la zone euro aux turbulences internationales doit beaucoup au " bouclier " qu'a constitué la monnaie unique. Celle-ci a neutralisé les perturbations de changes à l'intérieur de la zone et permis à tous les pays de bénéficier pleinement de l'assouplissement des conditions monétaires. Dans un tel contexte, notre stratégie économique, caractérisée par la mise en place de politiques budgétaires raisonnablement rigoureuses et de bonnes conditions monétaires, a contribué à remettre la zone euro et nos deux pays sur le chemin de la croissance.
La BCE a trouvé sa place. L'idée d'une Banque centrale indépendante du pouvoir politique était familière à l'Allemagne, beaucoup moins à la France. Aujourd'hui, si les choix de politique monétaire restent l'objet de débats, ce qui est normal, l'idée d'une banque centrale indépendante en charge du respect des " grands équilibres " est aujourd'hui consensuelle.
Reconnaissons que la coordination des politiques économiques n'a pas été à la hauteur de nos ambitions. La pratique de la coordination est neuve, l'Europe fonctionnant de manière habituelle sur les principes de délégation (pour la politique monétaire), d'harmonisation (pour le marché unique) et de convergence (les fameux critères de Maastricht). Nous avons consacré beaucoup d'énergie pour tenter de coordonner nos politiques budgétaires dans le cadre strict du Pacte, et sans doute insuffisamment exploité le potentiel de coordination des réformes engagées. Je reviendrai sur ce point qui me paraît très important, car je suis convaincu que nous devons parvenir à un meilleur équilibre.
II - En effet, et ceci est nouveau, tous les pays européens ont maintenant pris le chemin de la réforme.
A - Ce qu'il est convenu d'appeler les " petits pays " sont partis plus tôt. Ces pays, très ouverts sur le monde, ont une grande capacité à dégager rapidement des consensus. Et ils peuvent, via leur insertion dans le commerce mondial et les gains de compétitivité qu'ils engrangent, tirer un bénéfice plus immédiat des réformes.
B - " Partis de loin ", les nouveaux pays membres ont réussi en 10 ans une transformation radicale de leurs structures économiques et sociales. Et si les vertus économiques de la réforme sont particulièrement visibles, c'est bien dans ces pays. Ils ont su, par leur dynamisme, leur " désir d'Europe ", créer les conditions d'une accession rapide à l'Union. Reconnaissons le, ces nouveaux membres apportent à l'Europe du " sang neuf " sur le front des réformes.
C - Les grands pays, pour leur part, avaient accumulé, un certain retard dans la reconquête du plein-emploi et le développement des nouvelles technologies. Peut-être avons-nous trop facilement cru qu'il suffirait de réussir l'intégration commerciale et monétaire pour qu'émerge un pôle européen de croissance. Peut-être avons-nous naïvement pensé que la "nouvelle économie" allait nous dispenser de réformes.
Ces retards ont favorisé des " postures " politiques caricaturales :
- la première consiste en la remise en cause du modèle européen dans son ensemble, et tout particulièrement de son volet social ;
- la seconde consiste en une critique tous azimuts de la " mondialisation " réduite à ses manifestations les plus défavorables : instabilité financière, délocalisations, déclin des souverainetés.
Ces deux postures me paraissent totalement " décalées " par rapport aux souhaits et aux intérêts de nos concitoyens. L'Europe n'a pas pour seule issue de se rallier au modèle " anglo-saxon " ; elle n'a pas non plus à tourner le dos au monde, car la France comme l'Allemagne ont beaucoup bénéficié de leur insertion internationale forte.
Comme partout dans le monde, notre organisation économique et sociale doit évoluer. Elle peut le faire sans sacrifier ce qui fait son originalité et ses valeurs. Les petits pays nous ont montré qu'il était parfaitement possible de concilier initiative économique et solidarité, en valorisant l'initiative et le travail.
D - Aujourd'hui, nous sommes résolument engagés sur la voie des réformes.
Permettez-moi de m'attarder quelques instants sur ce concept de réforme, qui recouvre en fait des transformations de nature très différente. Au risque de simplifier, je les classerai en 3 catégories :
1/ Première catégorie de réformes, les réformes d'adaptation, celles qui visent à adapter notre " pacte social " à l'allongement de l'espérance de vie. Nous venons en France de " boucler " 3 réformes majeures :
·-une réforme des retraites, fondée sur la solidarité entre les générations, la valorisation du travail et de l'expérience, a été votée l'an dernier.
Cette réforme introduit également, comme cela a été fait en Allemagne, un nouveau produit d'épargne individuelle spécifiquement dédié à la préparation de la retraite ;
·- un effort national en faveur de la dépendance a été décidé. Il sera financé, comme en Allemagne, par une journée de travail supplémentaire - car aujourd'hui le social, pour être durable, doit être financé par le travail ;
·- une réforme de l'Assurance-maladie est actuellement en discussion au Parlement. Cette réforme, portant sur un sujet complexe, s'inscrira dans la durée. Au-delà des mesures de rééquilibrage immédiat, cette réforme a pour objet de modifier et de responsabiliser les comportements de chacun. C'est par cette responsabilisation que nous parviendrons à concilier dans la durée progrès médical et maîtrise des prélèvements sociaux.
2/ Deuxième catégorie, les réformes de cohésion, destinées à combattre le chômage de masse et l'exclusion sociale. Mon Gouvernement vient de présenter à cet effet un plan pour la cohésion sociale et pour l'emploi.
· Ce plan vise tout d'abord à assurer une meilleure adéquation entre les offres et les demandes d'emplois. Nous cumulons en effet un chômage élevé, notamment parmi les jeunes, avec un nombre très important d'offres d'emplois non satisfaites. Pour remédier à ce " scandale ", nous rénovons le service public de l'emploi, nous levons les freins réglementaires à la création d'emplois dans les services et nous revalorisons - nous inspirant de la réussite allemande en ce domaine - l'apprentissage.
· Ce plan s'attaque également de front à l'exclusion sociale, car il n'y a pas de cohésion nationale sans cohésion sociale, sans égalité des chances. Dans cette perspective, le plan construit des parcours personnalisés pour les personnes éloignées de l'emploi. Celles-ci se verront offrir un accompagnement, une formation, une activité. Cette offre aura pour contrepartie un engagement d'insertion, sous le contrôle d'un " tuteur ".
3/ Troisième type de réforme, les réformes de dynamisation, destinées à intensifier nos investissements en matière de recherche, d'enseignement supérieur et de formation.
· Si nous voulons rattraper le retard technologique accumulé vis-à-vis des Etats-Unis, si nous voulons tirer profit de l'émergence de nouveaux pôles de croissance à l'Est de l'Europe et en Chine, si nous voulons trouver notre place dans la nouvelle " division internationale du travail " qui s'instaure, nous devons investir dans la " matière grise ". Les emplois dans 10 et 20 ans seront très différents de ce qu'ils sont aujourd'hui. Il faut que se soient de " bons emplois ".
· Cet investissement dans l'avenir ne se résume pas à dépenser plus. Il faut d'abord dépenser mieux, en finançant des projets plutôt que des structures, en mobilisant des financements privés pour l'innovation. En France ces réformes figurent à notre agenda à partir de la rentrée prochaine et nous mobiliserons pour l'ensemble de l'année 2005
E. Naturellement ces différentes réformes doivent être soigneusement articulées entre elles. Elles doivent être au service d'une vision d'ensemble. Je n'aime pas l'expression " projet de société ". Mais le rôle du Gouvernement est de fixer un cap, de promouvoir certaines valeurs.
Le cap c'est celui de la croissance durable et de la prospérité partagée. Les valeurs essentielles, elles sont pour moi au nombre de 4 :
·- le travail et le mérite doivent toujours être récompensés. Car tout ce qui contribue à revaloriser le travail est de nature à redonner à notre Etat-providence des fondements plus solides ;
·- les générations futures doivent être préservées. Elles ne doivent pas supporter les excès d'hier voire d'aujourd'hui ;
·- nos décisions doivent encourager les projets et les choix individuels plutôt que les statuts et les contraintes collectives ;
-·la cohésion sociale doit être fondée sur une véritable "assurance emploi". C'est en "armant" les personnes par un accompagnement personnalisé, par la formation tout au long de la vie, par une protection sociale qui ne pénalise pas les "transitions" que l'on fortifiera l'emploi, non en multipliant la protection des emplois en place.
III - Dans cette Europe en marche, il est essentiel de mieux coordonner les réformes
A - L'Europe a consacré beaucoup d'énergie ces dernières années à coordonner ses politiques budgétaires. Avec un succès limité : on voit bien que les processus de coordination sont longs, coûteux en procédure, alors que la conjoncture exige des réactions rapides et différenciées selon les pays. D'une manière générale, nous avons peut-être trop attendu des politiques budgétaires, sommées de faire preuve de discipline, de compenser les chocs conjoncturels, de s'harmoniser avec la politique monétaire unique. Mon sentiment aujourd'hui tient en 3 points :
·- les réformes engagées contribuent à soulager les politiques budgétaires, en réduisant la dette de nos enfants ;
·- les réformes doivent être mieux coordonnées ;
·- le pacte de stabilité doit mieux intégrer le bénéfice des réformes.
B - Les raisons qui militent pour une coordination plus étroite des réformes me paraissent devoir être soulignées.
· Lorsqu'elles sont menées conjointement les réformes voient leurs effets démultipliés. En favorisant la formation d'un marché unique des biens, des services et des capitaux elles permettent aux entreprises d'exploiter les économies d'échelle et de se fortifier pour affronter la concurrence mondiale.
· La coordination peut être très efficace pour porter un nouveau volontarisme industriel. Soyons clairs. Le volontarisme industriel ce n'est pas le retour aux politiques industrielles du passé ; ce n'est pas le dirigisme, ce n'est pas le retour du " colbertisme à la française ".
Je souscris pleinement à la formule de Ludwig Erhard, pour qui " la prospérité pour tous et la prospérité grâce à la concurrence sont inséparables ". Le volontarisme industriel, c'est porter des projets, lutter contre la désindustrialisation et les délocalisations, c'est investir dans la recherche, la "matière grise" et les universités. Nous vivons certes dans une économie mondialisée, où la connaissance et le savoir sont de plus en plus globalisés. Dans le même temps, la recherche et la création de valeur ajoutée ont tendance à se concentrer autour de quelques pôles d'excellence.
La Silicon Valley en constitue le symbole historique. L'Europe doit se battre pour constituer des pôles de recherche, d'enseignement et de nouvelles technologies d'une taille critique suffisante.
· De bonnes réformes facilitent le pilotage conjoncturel de la zone euro, en ouvrant à la banque centrale une marge de manuvre supplémentaire pour accompagner la croissance sans risque de tensions inflationnistes.
· Enfin, la coordination facilite l'élaboration de consensus transpartisans.
C - Les Européens ont affiché des ambitions communes en matière de réformes - le fameux agenda de Lisbonne qui fixe notamment des cibles de taux d'emploi et de recherche. Cet agenda doit prendre davantage de consistance. C'est pourquoi je crois que nous devons au moins prendre deux types d'initiative.
· Au niveau européen, mieux connecter pacte de stabilité et agenda de Lisbonne. Des propositions d'assouplissement ont été formulées. Celles-ci vont dans le bon sens. Je crois qu'au-delà des débats sur les règles, il faut se poser la question suivante : est-ce que le Pacte facilite les réformes et valorise suffisamment l'agenda de Lisbonne ?
· Au niveau national, faciliter l'appropriation de Lisbonne par les grands Etats. C'est pourquoi je reprends à mon compte l'une des suggestions faites par mon conseil d'analyse économique : que les progrès sur la voie de l'agenda de Lisbonne fasse l'objet chaque année d'un débat au Parlement, devant nos opinions publiques.
L'Europe n'a plus beaucoup de temps pour relever ses défis. Hegel disait " l'oiseau de Minerve prend son envol au crépuscule ". La sagesse a peu de temps avant la nuit. L'Europe n'a plus de temps devant elle.
D'un côté, la montée en puissance rapide de la Chine et de l'Inde commence à provoquer une redistribution des activités et des emplois dans le monde. L'Europe doit se mobiliser si elle veut tirer profit de l'émergence de ces pôles de croissance, sans être déstabilisée par la nouvelle division internationale du travail.
De l'autre, la " gouvernance européenne " est engagée dans une course de vitesse avec la " gouvernance mondiale ". Nous avons besoin de l'ONU pour nous battre pour la paix. Nous avons besoin de l'organisation mondiale du commerce pour défendre le Sud.
Demain, comme le propose le Président de la République française, nous aurons besoin de l'Organisation mondiale de l'environnement pour défendre la planète et faire en sorte que les émissions de gaz carbonique ne viennent pas fragiliser l'existence de la vie sur la terre.
Mon ambition européenne, c'est de faire en sorte qu'avec l'Europe, on puisse agir sur le monde. L'Europe qui bouge a besoin de la France et de l'Allemagne. Nos deux pays n'ont pas de vocation hégémonique. Mais sans le moteur franco-allemand, l'Europe ne peut pas avancer, ne peut pas agir sur le monde. A cette action, la France et l'Allemagne continueront à prendre une part décisive.

(Source http://www.premier-ministre.gouv.fr, le 6 juillet 2004)