Intervention de M. Michel Barnier, ministre des affaires étrangères, sur la dimension européenne de la politique étrangère française et les priorités de l'action diplomatique de la France, la place de l'Union européenne dans le dialogue franco-indien, le fonctionnement de l'Union européenne, la prolifération nucléaire, le désarmement global et la maitrise de l'énergie, New Delhi le 28 octobre 2004.

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Circonstance : Voyage de Michel Barnier en Inde les 27 et 28 octobre 2004 : intervention dans le cadre de la conférence-débat intitulée "Inde-France : la perspective européenne" à New Delhi le 28

Texte intégral

Mesdames, Messieurs,
Comme nous sommes dans ce nouveau bâtiment de l'Alliance française et que je suis ministre de la République française, vous me permettrez de m'exprimer dans ma langue maternelle. Je veux vous dire d'abord que je suis très heureux de me retrouver avec vous et de pouvoir participer, si j'ai bien compris, à une première réunion-débat publique des grands éditeurs de la presse indienne, qui mettent sur le gril une personne, soit de l'Inde, soit de passage. Je suis donc très heureux d'être votre premier cobaye pour cette initiative de débat public et heureux de saluer chacun de vos confrères, dont j'ai pu mesurer l'importance depuis que je suis arrivé, dans une presse extrêmement puissante, vivante et critique.
Vous recevez le ministre français des Affaires étrangères, je suis ministre dans ce gouvernement depuis un peu plus de six mois, après avoir vécu une expérience que je ne regrette pas et qui est très importante dans mon propre parcours pendant les cinq dernières années, comme l'un des vingt commissaires européens en charge de cette institution originale dont nous reparlerons peut-être qui est la Commission européenne, l'exécutif de l'Union européenne.
Vous avez bien voulu, Monsieur Akbar, saluer la force et peut être l'originalité de la politique étrangère française ; j'ai été touché par votre appréciation. Naturellement, cette politique étrangère de la France n'est pas d'abord celle du ministre français des Affaires étrangères, elle est d'abord, compte tenu de ce que sont nos institutions sous la cinquième République, celle du président de la République. C'est lui qui, dans nos institutions, fixe la ligne, donne l'orientation, porte la parole de la France, comme il l'a fait ici en 1998 lorsqu'il est venu proposer en Inde ce partenariat, ce dialogue stratégique que nous mettons maintenant en oeuvre. Donc, les ministres, les uns après les autres, mon prédécesseur, Dominique de Villepin qui est venu il y a quelques mois ici, aujourd'hui moi-même, les ministres ont la charge de mettre en oeuvre cette politique et puis de lui apporter leur propre valeur ajoutée, selon leur tempérament ou selon leur expérience mais sous l'autorité du président de la République.
Oui, j'ai le sentiment, et c'est un privilège, de servir une grande politique étrangère, une politique étrangère qui porte un message, qui s'appuie sur des principes depuis de longues années, qui font que la France, sans donner de leçons et je crois que nous ne devons pas donner de leçons, a une politique assez centrale dans le monde et qu'elle est comprise ainsi par beaucoup de peuples.
Notre pays a été l'un des premiers à engager la décolonisation, il a toujours soutenu l'idée que les peuples devaient être maîtres de leur destin et souverains. Nous continuons à le dire, au Moyen-Orient comme ailleurs, nous considérons que c'est dans le cadre du droit international que se trouve la légitimité, et ce droit est d'abord élaboré dans le cadre des Nations unies. Nous considérons que le monde doit être organisé autrement, qu'il faut mettre de l'ordre dans le monde.
Quand on regarde ce qui se passait avant 1989, avant la chute du mur de Berlin, avant l'effondrement de l'Empire soviétique, au fond les choses étaient assez simples et certains s'en contentaient : deux grandes puissances, deux super-puissances, vous avez parlé tout à l'heure, d'hyper-puissances, se partageaient l'influence, et les choses étaient organisées autour d'elles, avec beaucoup de conflits entretenus ou créés et de difficultés ici ou là mais, au fond, ces deux grandes puissances s'étaient partagées l'influence dans le monde. Ce monde-là n'existe plus, avec cet ordre-là, si je puis dire, et que constatons-nous aujourd'hui ? C'est qu'il y a une seule très grande puissance, la puissance américaine et beaucoup de désordre tout autour. Je ne me résous pas à ce que le monde aille ainsi. Il faut organiser le monde autrement, respecter définitivement la puissance américaine, nous sommes alliés des Américains, nous savons et nous n'oublierons pas ce que nous leur devons, nous Européens, mais dans cette alliance, nous voudrions mettre davantage d'équilibre. L'alliance n'est pas l'allégeance ; nous sommes alliés des Américains, mais nous voulons rénover, en l'équilibrant, cette alliance entre Européens et Américains. Mais, pour autant, ce serait une faute majeure que de ne pas voir d'abord que d'autres puissances existent aujourd'hui et, pour demain, qu'il faut d'autres points d'équilibre.
Quand on regarde le monde tel qu'il est aujourd'hui, on voit bien ce qu'est cette réalité multipolaire dont nous parlons, nous Français, sans toujours être bien compris à Washington. On voit bien qu'il y a un certain nombre d'Etats, de nations, qui ont une telle puissance en eux-mêmes, par leur population, par leur taille, par leur surface, par leur place géopolitique, qu'ils sont aujourd'hui, et qu'ils vont être davantage demain, de nouvelles super-puissances et vous faites partie de ces pays, incontestablement.
L'Inde par sa taille, par sa place dans cette région, par sa population, par la parole qu'elle a, forte, pas seulement celle de Gandhi il y a un certain nombre d'années, mais de beaucoup de dirigeants qui ont suivi, Nehru et d'autres, l'Inde a clairement cette place, et elle l'aura de plus en plus. A côté de vous, la Chine et sans doute le Japon, en Amérique du sud, le Brésil, le Mexique et d'autres, la Russie et naturellement les Etats-Unis, et puis plusieurs pays d'Afrique, probablement, l'occuperont également.
Voilà quels sont les pôles géopolitiques, humains, économiques des prochaines années. Cela pose d'ailleurs un problème aux pays qui ne sont pas, eux-mêmes, des Etats-continents. Vous êtes un Etat-continent, la Chine est un Etat-continent, ainsi que la Russie, les Etats-Unis, mais aucun pays européen n'a cette capacité. Je ne suis pas le premier à le dire, c'est précisément pour cette raison que le projet européen, que vous connaissez si mal en Inde, a été créé en même temps que moi, qui suis né dans les années 1950-51, cela n'a rien à voir avec ma naissance bien sûr, mais il se trouve que quelques hommes politiques audacieux, au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, au moment même où les camps de concentration ouvraient leurs portes, ont eu cette idée, pour que cela ne recommence pas, de créer un système politique suffisamment fort pour que les peuples qui adhéraient à ce système politique se tiennent bien, définitivement, entre eux et fabriquent du progrès, de la paix, de la stabilité plutôt que d'entretenir des conflits. Cela a marché ! C'est Robert Schuman, Jean Monnet, Adenauer, Gasperi, une poignée d'hommes politiques qui ont proposé cette idée de paix, en la consolidant tout de suite sur l'économie, parce qu'il ne faut pas être naïf : la réconciliation, la paix doivent s'accompagner tout de suite d'un système qui touche aux intérêts de ces nations et cela été, en 1950, l'appel de Robert Schuman pour la création de la Communauté du charbon et de l'acier. Incroyable qu'au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, alors que les deux matériaux stratégiques pour les pays de l'époque étaient le charbon et l'acier, on dise : il n'y a plus un charbon et un acier français, il y aura un charbon et un acier européen ! Et cela a été la première étape de ce projet qui, à partir de six pays, neuf, dix, douze, quinze, aujourd'hui vingt-cinq, a réuni des nations dans un marché commun, dans un marché unique, avec une monnaie unique et, bientôt, une dimension politique. Et pourquoi ont-ils fait cela ? Au quai d'Orsay, le ministère français des Affaires étrangères, il y a cette pièce où Robert Schuman a prononcé cet appel, le 9 mai 1950, le salon de l'Horloge. Il disait dans cet appel : "Aucun d'entre-nous, Européen, n'a le poids suffisant pour compter tout seul, donc nous devons créer une masse critique suffisante". Cela, c'est une idée que, forcément, vous ne pouvez pas avoir vous-mêmes, puisque vous n'avez pas besoin de cela, encore que, probablement, un jour, avec tel où tel pays voisin avec lequel vous avez eu, ou vous avez, des problèmes, on puisse imaginer, au coeur de l'Asie, un regroupement. Mais ce sera avec votre culture, votre propre identité, vos propres traditions, votre propre histoire.
Nous, nous sommes ensemble avec notre culture, nos traditions, notre histoire et, encore une fois, il ne s'agit pas de donner des leçons, mais simplement de démontrer que c'est possible. Nous avons eu ce besoin supplémentaire parce que ni la France, ni l'Allemagne, ni le Royaume-Uni, quel qu'ait été leur passé, leurs empires d'autrefois, ne font de la politique aujourd'hui avec de la nostalgie. La nostalgie est très mauvaise conseillère en politique. Aucun d'entre nous n'a le poids suffisant pour compter seul dans le monde d'aujourd'hui, et voilà pourquoi nous nous sommes mis ensemble, et depuis cinquante ans, nous consolidons cet ensemble politique, au point même d'avoir désormais une Constitution entre nous. Je vais quitter dans deux heures New Delhi pour rejoindre directement Rome pour participer, et même signer, comme ministre des Affaires étrangères, aux côtés du président de la République, la nouvelle Constitution européenne qui a fait l'objet d'une élaboration pendant deux ans, démocratiquement, de manière transparente, et qui consolidera, si les peuples le veulent, puisqu'il faut qu'elle soit ratifiée, cet ensemble très singulier que nous avons constitué. Jamais dans l'histoire, jamais nulle part ailleurs dans le monde, il n'existe ainsi un regroupement de vingt-cinq nations, qui restent elles-mêmes, chacune avec sa langue - vingt et une langues différentes -, avec son identité, sa différence, sa tradition et qui, pourtant, se regroupent, se réunissent, mutualisent une partie de leur politique, partagent une partie croissante de leur souveraineté, parfois même fusionnent leur monnaie pour en avoir une seule ; nulle part, vous ne trouverez une telle expérience politique. Vous trouvez des empires dans l'histoire, construits par la force ou par la violence, mais jamais dans la démocratie, par le libre-arbitre et par le volontarisme des pays qui le constituent.
Nous avons voulu cette expérience, encore une fois, cet exemple n'est pas forcément utilisable ailleurs, mais au moins, il prouve qu'il est possible, à partir d'une réconciliation et d'une volonté politique, de créer un ensemble qui donne, par l'addition des initiatives, des politiques et des identités, bien plus de force que nous n'en avions, les uns à côté des autres. L'Europe est pour nous, un démultiplicateur d'influences. Je suis prêt naturellement à détailler ou à illustrer cette expérience politique que nous conduisons depuis cinquante ans. J'ai parlé de ce monde multipolaire auquel vous participez et auquel votre pays, qui est un immense pays, va participer davantage encore dans les années viennent, et c'est la raison pour laquelle nous avons fait ce choix stratégique de dialoguer entre Français et Indiens et entre Européens et Indiens. C'est cette idée-là que vous avez décrite à travers notre message de politique étrangère. Je trouve très important que nous le portions notamment dans le cadre des Nations unies.
Excusez-moi de cette intervention un peu longue, elle vous permet peut-être de comprendre dans quelle ligne s'inscrit notre politique étrangère, qui garde une dimension nationale mais qui aura, de plus en plus, une dimension européenne.
Q - (Sur la complexité des institutions européennes et les relations de l'Union européenne et des Etats-Unis)
R - Je voudrais redire que le projet européen est complexe, l'Europe elle-même est complexe. Je dis souvent, lorsque je rencontre des jeunes Européens qui s'inquiètent de la bureaucratie, de cette complexité institutionnelle de notre Union, qu'il faut accepter une partie de cette complexité car mettre vingt-cinq nations, petites et grandes, ensemble, cela ne peut pas être simple et si c'est simple, c'est uniforme. Nous ne sommes pas en train de construire une nation européenne ni un super-Etat européen, nous faisons une communauté de nations. Donc, les institutions sont forcément un peu complexes car elles doivent respecter cette diversité. C'est l'Europe unie, ce n'est pas l'Europe uniforme ! Je vois derrière votre question autre chose que la complexité institutionnelle : vous parliez de la complexité politique. Nous parlions hier soir d'André Malraux qui connaissait bien votre pays et qui parlait ici du temps, de la notion de temps. Laissons aussi du temps au temps, sans forcément fusionner nos identités, je vous ai dit que ce n'était pas l'objectif. Sans tous nous ressembler, au moins sur les grands problèmes économiques, géopolitiques, nous rapprochons nos points de vue. Alors, je sais bien que le Royaume-Uni a une amitié avec les Etats-Unis, que je respecte, qui n'est pas seulement liée à la langue d'ailleurs.
Il y a des gouvernants de droite, et quelquefois de gauche, en Europe qui ont une proximité avec la politique américaine. Vivons ainsi ! Moi, j'ai été un des militants de l'adhésion du Royaume-Uni à l'Union européenne parce que je suis convaincu que, pour avoir une Europe forte, économiquement, politiquement, sur le plan de la Défense, nous avons besoin d'être avec les Britanniques et les Britanniques avec nous, même si cela prend du temps. Un jour, le Royaume-Uni adhèrera à l'euro, je suis sûr de cela, comme d'ailleurs le souhaite Tony Blair, et nous commençons déjà à construire l'Europe de la Défense avec les Britanniques.
Si vous avez l'occasion de relire le texte de la déclaration de Saint-Malo - port de pêche français où les Français et les Britanniques ont travaillé à une déclaration sur la défense européenne - vous verrez que c'est à partir de cette déclaration de Saint-Malo que nous bâtissons l'Europe de la Défense, avec une Agence de l'armement, un état major à Bruxelles, une clause de défense mutuelle, une clause de solidarité en cas d'attaque terroriste. Donc, les choses progressent finalement, y compris sur le plan politique.
Lorsque je regarde les grands enjeux qui nous entourent, j'observe que la convergence entre nous, sur le plan politique, n'est pas parfaite, on l'a vu encore dans l'affaire de l'Irak, mais elle se consolide et nous tirons des leçons de nos divisions.
La plus dramatique de nos divisions s'est produite chez nous en Europe, il y a 15 ans, lorsque la Yougoslavie a explosé. Personne dans l'Union à l'époque n'avait anticipé, personne n'avait réfléchi avec le voisin, jamais les Français, historiquement proches des Serbes, et les Allemands, historiquement proches des Croates, n'avaient réfléchi ensemble à ce qui arriverait, jamais. Nous avions des diplomaties parallèles, des analyses politiques parallèles, quand elles n'étaient pas concurrentes, liées à l'histoire. Et donc, la Yougoslavie éclatée, la guerre a démarré et nous avons été incapables d'empêcher cette guerre, chez nous, en Europe, il y a 15 ans : 210.000 morts ! 210.000 morts chez nous en Europe il y a 15 ans !
Nous en avons tiré des leçons et aujourd'hui, nous avons une politique étrangère commune, une vision commune de cette zone des Balkans où la situation reste fragile. Sur le conflit le plus grave et le plus central pour nous, et sans doute pour vous aussi, qui est le conflit israélo-palestinien, les vingt-cinq pays européens ont une position commune et nous continuerons progressivement d'aller dans ce sens, notamment avec les nouveaux outils qui se trouvent dans la Constitution européenne et la création d'un ministère des Affaires étrangères européen, qui sera un lieu de culture diplomatique commun.
La clef, lorsque l'on veut agir ensemble dans une crise, c'est d'avoir réfléchi ensemble avant. Nous allons donc avoir ce lieu de réflexion, de culture diplomatique commune et vous verrez, progressivement, les Européens parler d'une seule voix ou davantage, d'une voix commune. Je pense, pour répondre à l'une de vos questions importantes, que c'est aussi l'intérêt des Américains d'avoir une Europe forte. Peut-être, à court terme, certains ne le voient-ils pas, ici ou là, mais je pense que dans le moyen et le long terme, l'organisation du monde doit reposer sur plusieurs pôles et, je vous l'ai dit tout à l'heure, vous êtes l'un de ces pôles et l'alliance entre Américains et Européens doit être plus équilibrée. Je pense donc que les Américains ont eux-mêmes intérêt, puisque dans toutes ces affaires politiques il s'agit souvent d'intérêt, à partager le poids de la sécurité, de l'organisation et de la défense avec un pôle européen fort et solide.
Je ne porterai pas de jugement, surtout aujourd'hui, sur l'administration américaine actuelle ou sur la suivante, ou sur la précédente. Laissons les Américains choisir eux-mêmes, souverainement leur président et leur administration. J'ai en tête une phrase de John Kennedy qui, dans un discours, parlait de la vieille Union américaine et de la jeune Union européenne. J'ai bien aimé cette phrase, je la préfère en tout cas à celle de M. Rumsfeld qui a parlé de la nouvelle Europe, sans bien connaître ce que nous sommes en train de faire. Nous avons une vieille et ancienne tradition politique dans cette Europe, et pas seulement à l'Ouest, mais aussi dans les nouveaux pays qui nous rejoignent comme la Pologne, la Hongrie, la République tchèque, qui ont une histoire, beaucoup d'intelligence et d'énergie. Ce que nous sommes en train de faire, jeunes nations européennes et anciennes nations, quelle que soit notre taille, c'est de mettre nos intelligences et nos énergies en commun pour créer ce pôle européen dont, encore une fois, je pense que les Etats-Unis ont besoin, comme vous-mêmes, comme nous-mêmes, nous avons besoin d'une Inde forte, d'une Chine forte, d'une Amérique du Sud forte.
Q - (Sur le Traité de non-prolifération et le nucléaire)
R - Je voudrais essayer de vous faire une réponse qui ne soit pas trop diplomatique et, en même temps, comme nous sommes dans un débat public, il me faut tenir un propos responsable.
D'abord, je voudrais dire que, pour être l'un des pôles majeurs dans le monde, dans ce monde multipolaire, même si ce n'est pas un sentiment généralement répandu, ce n'est pas obligatoire d'être une puissance nucléaire militaire. On peut être, on peut imaginer être un pays qui compte dans le monde, sans forcément que ce pays dispose lui-même et directement de l'arme nucléaire. Je pense que la puissance dans le monde de demain, la respectabilité, se jouera probablement sur d'autres terrains, avec la population qui donne par nature, à un peuple, à une nation, une dimension qui compte, qui le fait compter.
De ce point de vue, l'Inde est très bien placée, son ingéniosité, sa capacité technologique, sa capacité de recherche, son initiative, l'intelligence des propos ou des propositions que font ses dirigeants. Ceci fait qu'elle compte dans le monde par beaucoup de dimensions. Ce n'est pas forcément, ou pas d'abord, parce que l'on a, ou que l'on n'a pas, l'arme nucléaire. C'est une première réflexion.
De plus, nous sommes forcément préoccupés de la prolifération des armes de destruction massive et c'est un des très grands risques dans le monde, et voilà pourquoi il y a eu ce traité sur la non-prolifération que nous avons voulu, que nous avons signé et qui comporte des contraintes, des règles, une responsabilité collectives.
De ce point de vue, je veux être responsable comme ministre français partie à ce traité, en disant que l'un des pays signataires de ce traité ne peut pas dire, ou faire, ce qu'il souhaite, librement et sans se préoccuper des décisions collectives. Au moment où je vous parle, il y a des règles, des contraintes, des éléments dans ce traité qui permettent certaines choses et qui n'en permettent pas d'autres. Ceci me conduit à dire que ce traité est là et que nous souhaitons le respecter. Maintenant, tout traité peut évoluer, à condition qu'il évolue, puisque c'est son objectif principal, vers davantage de sécurité, de stabilité, de non-prolifération. Peut-être, de ce point de vue aussi, l'Inde qui, vous l'avez dit, veut voir évoluer son statut, peut faire un geste dans le sens de la non-prolifération. C'est une deuxième réflexion.
Voilà pourquoi, pour répondre à votre question pour savoir si la France ne pouvait pas, avec la Russie, bâtir une coopération strictement bilatérale ou trilatérale, je veux dire que tout est possible mais dans le cadre du traité que nous avons signé ensemble et dans ce cadre-là, en respectant ses limites et ses contraintes.
Une troisième réflexion, et ce sont ces réflexions qu'il faudra mettre ensemble dans les débats à venir, votre pays est immense, avec 1 milliard d'habitants, des besoins liés à votre développement économique, une croissance de 6 ou 7 voire 8 % par an et, comme la Chine qui vous est proche, un besoin d'énergie considérable. Comme Français, je suis mal placé pour vous dire que l'énergie nucléaire civile n'a pas d'intérêt, puisque 80 % de notre énergie, à nous Français, est produite par des centrales nucléaires. Ce qui ne nous rend pas d'ailleurs totalement indépendants de ce point de vue.
Notre énergie provient du choix qu'a fait le général de Gaulle de construire un programme électro-nucléaire civil français. Voilà pourquoi, nous nous engageons maintenant dans la troisième génération des réacteurs qui pollueront moins.
Ne m'en veuillez pas de ne pas aller plus loin, à partir des éléments que je viens de rassembler. Je veux simplement dire que je comprends votre interpellation, je comprends votre question, votre souci de voir évoluer votre statut, cela mérite des débats, une capacité de dialogue entre pays signataires du Traité sur la non-prolifération et vous-mêmes. Je peux simplement ajouter que la France continuera de souligner la spécificité de l'Inde, elle continuera de dire que vous êtes, et que vous avez toujours été, une puissance responsable.
Q - (sur les investissements français en Inde)
R - Si j'ai bien compris ce que vous disiez, vous regrettez en quelque sorte que notre pays ne soit pas davantage présent, offensif, peut-être agressif sur le plan du commerce ou de l'industrie. C'est cela que vous dites et je suis d'accord avec vous. Lorsque l'on parle de mon pays comme le pays des parfums, de la musique et d'autres traits caractéristiques de la culture française, cela ne me suffit pas, cela ne me donne d'ailleurs pas le droit de donner des leçons, même si on a quelquefois envie d'en donner. Je pense que nous ne sommes pas que cela.
L'autre jour, j'étais en Chine avec le président de la République, c'est un pays que l'Europe, la France ont probablement négligé, comme le vôtre, dans leurs relations et il est temps de rattraper ce temps. L'un des grands présidents de sociétés françaises, qui était là avec nous, observait que, dans un grand pays comme la Chine, et c'est le cas aussi pour l'Inde, nous trouvions une place dans tout ce que l'on appelle les "industries de souveraineté". Il se trouve que notre pays s'est positionné dans ce secteur par des choix politiques de l'Etat, à l'origine - j'ai parlé de l'électronucléaire tout à l'heure, c'est un choix majeur du gouvernement français dans les années 1960 de construire une filière électronucléaire, cela en a été un autre de développer des industries de l'armement pour doter notre propre défense d'avions, de sous-marins, de porte-avions, d'hélicoptères, mais nous avons aussi une industrie de télécommunication. On peut trouver dans les grandes industries de souveraineté, de vrais points forts qui sont d'ailleurs devenus, avec la participation française mais pas seulement, souvent des points forts européens.
Je prendrai l'exemple que vous avez cité et qui, j'espère, intéressera l'Inde, notamment pour sa compagnie aérienne, celui d'Airbus. Il ne suffit pas que l'on soit agressif et que l'on soit présent, il faut aussi que l'on veuille de nous. Si votre compagnie aérienne veut nous acheter des Airbus, j'en serai très heureux, mais Airbus ce n'est pas une compagnie française, c'est une compagnie européenne. Je prends cet exemple pour montrer ce que nous faisons au niveau européen, c'est ce que je disais tout à l'heure concernant le charbon et l'acier.
Si des industriels, car c'est d'abord parti d'eux, n'avaient pas imaginé, avec le soutien des gouvernements, de faire une grande compagnie, une grande société européenne pour construire des avions européens, il n'y aurait plus un seul avion de cette catégorie construit en Europe aujourd'hui, il n'y aurait que des Boeing ! Aucun d'entre nous n'était capable, seul, nationalement, de tenir la route, si je puis dire, par rapport à une grande compagnie américaine. Nous n'avons des avions européens de la qualité d'Airbus, y compris le nouveau A-380 qui probablement intéressera l'Inde un jour, que parce que nous nous sommes mis ensemble. C'est la même philosophie qu'en 1950, sur le charbon et l'acier.
J'entends votre appel à davantage de présence, d'investissements, je suis d'accord avec vous, j'ai rendu hommage aux quelques entreprises françaises qui ont fait ce choix de venir en Inde et je repars à Paris, en Europe ce soir, avec l'idée que cela ne suffit pas. Je vous en prie, soyez attentifs aux démarches communes d'entreprises européennes, comme celles que je viens de citer pour Airbus, parce que vous en verrez de plus en plus.
Q - (Sur le dialogue entre l'Inde et la France et la place de l'Union européenne dans ce dialogue)
R - Il faut que nous en parlions ensemble. Ce n'est pas nous, Européens qui vont vous dire ce que vous devez faire, ni dans l'autre sens. Sur quoi doit porter ce dialogue stratégique entre nous, Européens et Indiens, entre Européens et la région d'Asie ? Nous supposons que, dans chacune de ces régions, chacun règlera les problèmes qu'il a sur son propre territoire. Ce n'est pas à vous, Indiens, ni Chinois de venir nous dire comment nous devons régler la question du conflit dans les Balkans. Mais il y a probablement, ici et là dans le monde, des conflits qui ont une dimension plus large. Je pense que votre région doit notamment, parce que beaucoup des pays qui la composent ont un grand nombre de citoyens musulmans, être très proche et très concernée, et vous vous sentez concernés, par ce conflit que j'ai qualifié de central entre Israël et la Palestine. Voilà un problème qui mérite d'être, en effet, traité dans le cadre des Nations unies et je pense donc qu'une partie de ce dialogue stratégique doit porter sur l'identification des conflits principaux, une analyse commune entre l'Inde et l'Europe et une parole commune, une action commune pour régler, par la politique et par le dialogue, la sortie de ces conflits.
Une deuxième partie de ce dialogue stratégique doit porter sur les grands enjeux du monde. Pour moi, le principal enjeu, pardonnez-moi de vous surprendre en vous le disant, c'est celui de l'écologie, du changement climatique, de l'effet de serre, de la raréfaction des ressources naturelles, du coût de ces ressources. J'ai placé ce sujet-là en tête des priorités de l'action diplomatique de la France, et pas seulement parce que j'ai un engagement ancien sur cette question de l'écologie, qu'il m'est arrivé d'écrire plusieurs livres sur ces questions, que j'ai été ministre de l'Environnement de mon pays, mais parce que je pense, lorsque je regarde l'état du monde, la population qui s'accroît, les espaces et les ressources qui diminuent, l'inconscience avec laquelle les pays riches consomment les ressources des espaces, les conséquences du réchauffement climatique, y compris pour les pays européens où tous les scientifiques disent que le désert remontera au sud de l'Europe dans les 50 ans qui viennent, que nous avons des raisons de nous saisir de ces questions ensemble.
Je pense que, pour les pays développés, cette question est un devoir et qu'elle n'est pas non plus un luxe pour les pays qui doivent se développer. C'est aussi pourquoi je suis attentif à la question que vous avez posée tout à l'heure sur la revendication de ne pas être dépendant du pétrole ou du charbon, qui est l'une de vos ressources, mais aussi de disposer de cette énergie propre qu'est l'énergie nucléaire, même si elle comporte quelquefois des risques, je parle des déchets, je peux comprendre cela.
Les questions de l'écologie, la question de la faim, du développement, des grandes maladies sont en tête des défis mondiaux. J'ai dit l'autre jour, à la Tribune des Nations unies, en répondant avec beaucoup de respect au président Bush qui avait parlé 48 heures plus tôt et qui disait que le monde serait plus sûr s'il était plus démocratique, j'ai dit dans mon discours quelque chose auquel je crois profondément : le monde sera plus sûr s'il est plus libre et d'abord s'il est plus juste, ce qui est assez différent, ce qui n'est pas tout à fait la même chose, combattre pour la justice de telle sorte que l'on assure plus de sécurité et de liberté dans le monde.
Nous avons donc des raisons de porter à l'agenda de notre dialogue stratégique ces grands sujets, de réfléchir et d'agir ensemble.
Maintenant, il faut que vous preniez l'habitude de l'Europe, pardonnez-moi de vous le dire, j'ai compris qu'à travers votre question, vous ne conceviez pas bien comment l'Europe fonctionne. J'ai souvent entendu dire cela depuis hier, je vais donc y revenir, une fois de plus, pas pour donner des leçons mais pour expliquer ce que nous faisons et ce que nous sommes. J'ai essayé de vous le dire tout à l'heure, nous ne sommes pas une nation, nous ne sommes pas un super-Etat, nous faisons quelque chose de très complexe et de très original qui est de mettre vingt-cinq, vingt-sept nations ensemble et d'avoir une seule parole pour le commerce, pour la concurrence, pour l'environnement, pour la monnaie, puisque nous avons créé la deuxième monnaie dans le monde, et puis, progressivement, avoir une parole commune, pas unique mais commune, pour la Défense et pour la politique étrangère. Il faut que vous preniez cette habitude, je vous conseille de la prendre, je vous conseille de bien comprendre, de prendre le temps de bien comprendre comment l'Europe va fonctionner, parce que c'est ainsi que nous fonctionnerons.
Sur un certain nombre de sujets, vous ne pourrez pas parler avec les Britanniques, les Français ou les Allemands. Vous parlerez avec l'Union européenne qui va, d'ailleurs, grâce à la Constitution que je signerai demain, pas seul bien sûr, mais respectueusement derrière les chefs d'Etat et de gouvernement, disposer d'un président unique qui ne tournera plus tous les six mois. Je sais aussi que c'est l'un des problèmes que vous avez du mal à comprendre, que le président de l'Union européenne soit un jour un Français, six mois plus tard, un Luxembourgeois, etc. Nous aurons un président stable, élu pour deux ans et demi ou cinq ans. Nous aurons un ministre des Affaires étrangères européen stable pour 5 ans. Vous devez prendre cette habitude, vous devez comprendre que nous allons, sur un nombre croissant de sujets, parler d'une seule voix parce que c'est notre manière à nous d'être entendus. La voix de l'Inde suffira parce que vous avez une puissance propre par votre taille et votre population mais ce ne peut pas être le cas de chacun des pays européens.
Q - (Sur le Conseil de sécurité des Nations unies et l'intervention de certains pays pour l'application du Traité de non-prolifération)
R - En vous écoutant tout à l'heure, j'ai eu le sentiment que vous parliez à un ministre américain ! Nous considérons que la lutte contre la prolifération des armes de destruction massive qui est une lutte juste car le monde est déjà trop dangereux pour qu'on laisse se développer, sous n'importe quel régime, la prolifération des armes nucléaires, des armes de destruction massive, cette lutte doit se faire dans le cadre du droit international qui est fixé par les Nations unies, comme c'est le cas pour toute autre intervention. C'est d'ailleurs l'objet même de notre désaccord initial, à nous Français et à vous, avec la manière dont les Américains ont déclenché la guerre en Irak, parce qu'elle ne se situait pas, en tout cas au début de ce conflit, dans le cadre du droit international tel qu'il est fixé par les Nations unies. Pour nous, c'est l'un des principes fondamentaux de la diplomatie française. Le droit international est fixé dans le cadre des Nations unies, et c'est dans ce cadre-là, dans le cadre de ce droit-là, que nous pouvons ensemble agir. C'est d'ailleurs précisément, dans ce cadre-là, sur deux sujets que vous avez cités et qui sont importants, que nous avons agi : ce qui nous préoccupe à propos de la Syrie, et qui fait l'objet d'une résolution votée par le Conseil de sécurité, c'est le fait qu'il y ait une emprise de ce pays sur son pays voisin qui est le Liban. Nous appliquons là notre principe traditionnel du respect de la souveraineté des peuples et des Etats et, dans ce cas-là, nous souhaitons que le Liban, qui est un pays très proche de la France, retrouve progressivement sa pleine souveraineté.
Dans le cas de l'Iran, et d'ailleurs dans le cas de la Corée du Nord, nous avons une vraie préoccupation, toujours pour éviter la prolifération. Nous avons engagé un dialogue, en tant qu'Européens, Britanniques, Français, Allemands, il y a un an avec l'Iran, sachant que c'est un grand pays, qui doit être respecté, un pays important avec lequel votre propre pays a des relations anciennes, et qui est un pays majeur dans cette zone d'Asie mineure. Nous respectons ce rôle et nous voudrions même que l'Iran soit reconnu dans un rôle plus important encore pour la sécurité et la stabilité de cette grande région qui en a tant besoin.
Voilà pourquoi nous demandons à l'Iran de renoncer à l'arme nucléaire et nous lui proposons en même temps, d'une part, une coopération industrielle et technologique dont il a besoin pour se développer et d'autre part, un dialogue politique et stratégique pour se voir reconnaître, et pour l'inviter à jouer ce rôle dont la sécurité et la stabilité de cette région a besoin. Voilà l'état d'esprit du dialogue que nous conduisons avec l'Iran et nous espérons que ce message sera entendu.
Vous me dites enfin, pendant combien de temps ceux qui ont gagné la Deuxième Guerre mondiale vont-ils gérer le monde ? Vous savez très bien, c'est pour cela qu'il ne faut pas vous tromper de ministre, que vous parlez à un ministre français et ce ministre français vous rappelle la position du président de la République française, qui est l'un des tout premiers à souhaiter l'élargissement du Conseil de sécurité des Nations unies. Nous avons été les premiers à en parler, moi-même, dans mon discours à New York, l'autre jour, j'ai cité l'Inde, le Japon, l'Allemagne, le Brésil et un grand pays d'Afrique que les Africains choisiront, pour faire partie, comme les autres, du Conseil de sécurité, comme membres permanents. C'est bien le souci que vous exprimez, et que je partage, que cet organe suprême des Nations unies soit dirigé par tous les pays qui ont une place géostratégique comme le vôtre et pas seulement par des pays qui ont pu gagner la Deuxième Guerre mondiale.
Q - (Sur le désarmement complet et la maîtrise de l'énergie)
R - Je connais l'ambition de votre ancien Premier ministre Gandhi sur la paix et le désarmement complet. Oui, je pense que progressivement, il faut d'abord éviter la prolifération des armes de destruction massive, c'est le sujet que nous traitons avec l'Iran ou la Corée du Nord, et progressivement, réduire tout ce qui touche à cette prolifération. Nous avons déjà interdit les essais nucléaires et, progressivement, il faut réduire la part des armements de destruction massive et les budgets qui y sont consacrés et qui, pour une large part, seraient mieux utilisés à lutter pour le développement ou pour l'environnement. Nous sommes donc au niveau des Nations unies, par les différents traités qui sont signés, qui doivent être respectés, dans ce processus auquel invitait votre ancien Premier ministre. Mais, le chemin est encore long.
S'agissant de l'énergie, j'appartiens à un pays qui a fait le choix de l'énergie nucléaire pour des raisons liées à son indépendance. Cette énergie doit être une énergie civile, pacifique. Nous devons en réduire les risques liés aux déchets, c'est l'objet de cette nouvelle et troisième génération de l'énergie nucléaire civile à laquelle nous travaillons sur le plan de la recherche. Je pense aussi qu'il faut développer de nouvelles énergies, qu'il faut aussi insister auprès des peuples et des citoyens pour maîtriser la consommation. Le kilowatt qui coûte le moins cher, c'est celui que l'on ne consomme pas ! Je dis cela en sachant que ce n'est pas si facile de produire de l'électricité, d'en avoir toute la journée, qu'on puisse avoir des problèmes dans tel ou tel pays comme le vôtre mais, dans un pays comme le mien, je suis sûr de ce que je dis. Le kilowatt le moins cher, c'est celui que l'on ne consomme pas parce que l'on gaspille de l'énergie, notamment dans les pays riches. Il y a beaucoup d'efforts à faire pour maîtriser la consommation, pour développer de nouvelles énergies, pour diversifier et tout cela procède du même souci de faire attention au destin des générations futures.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 4 novembre 2004)