Déclaration de M. Pierre Moscovici, ministre délégué aux affaires européennes, sur les enjeux géographiques et politiques de l'élargissement de l'Union européenne et sur la poursuite de l'intégration européenne, Saint-Dié le 4 octobre 1998.

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Circonstance : Festival international de géographie à Saint-Dié (Vosges) le 4 octobre 1998

Texte intégral

Monsieur le Ministre,
Mesdames et Messieurs les Députés,
Mesdames et Messieurs les Professeurs,
Mesdames et Messieurs,
Permettez-moi d'abord de remercier chaleureusement les organisateurs du Festival international de Géographie, en particulier mon ami et collègue au gouvernement, Christian Pierret, mais aussi Théodore Zeldin, son président, ainsi que Michel Foucher, le responsable du Forum européen qui nous réunit ici.
Cette rencontre, qui rassemble de façon informelle des responsables politiques - je salue ici la présence de Catherine Lalumière, de Pervenche Beres et de Jean-Louis Bourlanges -, d'éminents spécialistes de la politique européenne, ainsi que de nombreux enseignants d'histoire et de géographie, est l'une des rares occasions que nous ayons de confronter notre discours politique sur l'Europe avec ceux qui, au jour le jour, sont chargés de former la jeunesse aux réalités européennes.
Cette rencontre est donc d'abord, pour moi, l'occasion d'exprimer aux enseignants qui sont ici, toute ma reconnaissance pour leur inestimable contribution à la formation des citoyens de l'Europe de demain et à la clarification des termes du débat européen.
Parmi les termes de ce débat, la question de "l'Union européenne au défi de l'élargissement" est centrale. La France souscrit sans réserve à l'objectif final de l'élargissement. Celui-ci formule néanmoins l'équation sans doute la plus complexe qu'il nous ait été donné de résoudre depuis les débuts de la construction européenne. En effet, souscrire à l'objectif de l'élargissement, ce n'est pas éliminer les questions qu'il soulève, c'est au contraire les poser dans toute leur force.
Car, qui pourrait sérieusement soutenir que la perspective d'une extension de l'Union, en quelques années, à 25 ou 30 Etats membres, doit être traitée de la même manière que les élargissements précédents, c'est-à-dire par simple translation du cadre existant, conçu à l'origine par et pour les 6 membres fondateurs ?
Sans retarder en rien l'élargissement, mais, au contraire, en cherchant à en relever le défi, nous devons commencer à poser clairement les grandes questions qu'il soulève, à nous interroger sur les finalités de l'entreprise. Ces défis qui s'adressent à l'Europe, j'essaierai de les ramener à trois questions dont l'énoncé, au moins, est assez simple :
- Sur quels critères définir l'appartenance au territoire de l'Union européenne ?
- Comment élargir l'Union européenne sans sacrifier son approfondissement ?
- Comment affermir l'identité de l'Europe pour mieux en asseoir la légitimité ?
I. Premier point donc, la question des frontières de l'Union.
1. Il faut, pour traiter cette question, partir des bouleversements intervenus sur le continent européen depuis dix ans. La chute du Rideau de fer a fait voler en éclats ce qui était une frontière de fait, que nous, Européens de l'Ouest, n'avions pas choisie et qu'au fond nous refusions comme division de l'Europe.
A dire vrai, je ne suis pas sûr que l'Union ait encore pris la mesure de ces bouleversements. Des efforts, certes, ont été faits pour organiser le continent : accords d'association passés avec certains Etats promis à l'adhésion ; accords de partenariat et de coopération avec d'autres.
Mais l'apparente simplicité d'une organisation de l'espace en cercles concentriques ne doit pas faire illusion. Nombre d'incertitudes demeurent, moins d'ailleurs pour certains pays dont la vocation à l'adhésion semble évidente, parmi lesquels la Suisse, la Norvège, l'Islande ou Malte, que pour d'autres dont la position par rapport à l'Union européenne continue d'être discutée : la Turquie, la Russie et l'Ukraine, mais aussi la Biélorussie, la Moldavie et les pays de la Transcaucasie ; je pense enfin aux Etats issus de l'ex-Yougoslavie.
2. Comment, parmi les pays qui forment ces zones grises, décider de leur vocation à adhérer à l'Union européenne ?
Mon propos n'est pas, devant les historiens et les géographes qui sont ici, d'énumérer les critères qui, séparément ou conjointement, dessineraient l'Europe de demain. Vous avez largement évoqué cette question ce matin et notre constat est identique : aucun critère n'est réellement satisfaisant ; aucun n'est, en soi, d'un réel secours.
Je crois donc qu'il faut admettre, une fois pour toutes, que ni la géographie ni l'histoire ne nous mettent en mesure d'apporter des réponses définitives à la question des frontières de l'Union européenne.
Nous savons en effet l'imprécision du Traité de Rome, selon lequel "tout Etat européen peut demander à devenir membre de l'Union" ; si nous ne retenions que ce critère, comme nous l'avons fait pour écarter la candidature du Maroc, comment pourrions-nous justifier notre accord à celle de Chypre ?
Nous savons également les arrière-pensées politiques des cartographes de Pierre Le Grand, inventeurs de la formule de "l'Europe de l'Atlantique à l'Oural" rendue populaire par le général de Gaulle, mais qui n'est in fine d'aucun secours pour penser les frontières de l'Union à l'Est.
Nous savons enfin les dangers qui résulteraient du choix de critères qui ramèneraient les frontières de l'Europe à des divisions ethniques ou religieuses : catholiques et orthodoxes, chrétiens et musulmans, que sais-je ?
Prenons donc garde à une approche fondée sur de tels critères. La simplicité ne doit pas faire illusion. Retenir un critère d'exclusion, n'est-ce pas les justifier tous ? N'est-ce pas reconstituer l'enchevêtrement de frontières réelles ou virtuelles au sein même de l'Europe ? Je prendrai deux exemples :
- il y a d'abord le cas de la Turquie ; ce pays a signé en 1963 un accord avec la Communauté qui lui reconnaît une vocation européenne et il est en union douanière avec les Quinze depuis 1995.
Il n'en demeure pas moins considéré comme un candidat incertain, à partir de critères légitimes au regard des valeurs qui sont au coeur du projet européen - ainsi la situation des Droits de l'Homme -, alors que d'autres - ainsi les risques de contagion islamiste ou de concurrence économique - m'apparaissent moins pertinents.
- il y a ensuite le cas des pays issus de l'ex-Yougoslavie, qui constituent, la Slovénie mise à part, une zone grise sur la carte. Je crois qu'il faudra oser, une fois la paix revenue, souligner leur vocation européenne qui constitue, me semble-t-il, la seule réponse sérieuse que l'Union puisse apporter à la stabilité de cette région.
3. Le tracé des frontières est donc, avant tout, une décision politique. La géographie est politique, l'histoire est politique, l'économie est politique.
Pour les pays candidats, l'adhésion à l'ensemble de valeurs communes qui fondent le "modèle européen" tant au plan politique - des institutions démocratiques, le respect des Droits de l'Homme et la protection des minorités, l'Etat de droit, le recours à un mode pacifique de règlement des différends - qu'au plan économique - une économie qui combine libre marché et dimension sociale - constitue l'une des conditions nécessaires, mais pas nécessairement suffisantes. L'Union européenne n'est pas le Conseil de l'Europe.
L'Union devra donc assumer les conséquences de ses choix. Comment pourrait-il en être autrement si l'on songe que l'élargissement va contribuer au moins autant à abolir des frontières qu'à en recréer de nouvelles ? Je prendrai quelques exemples.
Au plan interne, en raison du décalage des adhésions dans le temps, la ligne qui séparait la Bohême-Moravie de la Slovaquie à l'époque de la fédération tchécoslovaque, deviendra provisoirement une frontière extérieure de l'Union après l'adhésion de la République tchèque, tout comme la frontière entre la Roumanie et la Hongrie après l'entrée de celle-ci dans l'Union européenne.
Au plan externe, l'Ukraine pose toute une série de questions. Ses liens sont particulièrement étroits avec la Pologne et la Russie, de sorte que l'on peut anticiper des effets d'engrenage : l'adhésion de la Pologne donnera plus de force aux arguments en faveur de l'adhésion de l'Ukraine, mais se poserait alors la question de l'adhésion de la Russie elle-même.
Enfin, les rapports de voisinage vont se compliquer de la question des minorités originaires d'Etats membres vivant dans les pays pour un temps non membres (les Magyars de Roumanie) et des minorités originaires de pays non membres vivant dans des Etats membres (les Russes d'Estonie et de Lettonie).
Demain, ce sera donc à l'Union, en tant que telle, d'assumer l'existence d'une ou plusieurs lignes de tensions, réelles ou virtuelles, durables ou temporaires, à ses lisières, voire à l'intérieur même de son territoire. La question de la construction du territoire est donc certes cruciale. Mais elle renvoie à une interrogation fondamentale sur les finalités de l'Union, notamment en matière de sécurité et de défense. Quel est notre projet ?
Sommes-nous, par exemple, préparés à assurer, le cas échéant, la sécurité des trois Etats baltes face à une puissance hier impériale qui, il y a peu encore, les englobait ?
Dans un autre contexte, aujourd'hui plus préoccupant, sommes-nous prêts à l'adhésion de Chypre divisée, qui ferait de la ligne verte qui sépare les deux communautés de l'île, une frontière extérieure - et conflictuelle - de l'Union ?
Comment enfin gérer les relations avec les "marches" de l'Europe, l'articulation entre l'Union et le continent européen, en termes politiques mais aussi économiques, voire migratoires ?
Autant de questions qui renvoient aux responsabilités futures de l'Union et qui, en quelque sorte, nous amènent à modifier l'énoncé de départ. C'est moins la question des frontières extérieures de l'Union qui importe, que la capacité de celle-ci à dessiner un projet d'ensemble et à susciter l'adhésion de tous ses membres, actuels et futurs, à ce dessein.
II. Quel dessein européen pour une Union élargie ?
La question du projet européen est cruciale. Le dessein européen ne peut pas s'inscrire indéfiniment dans un avenir sans horizon ou dans un espace indéterminé. Il se réduirait alors, littéralement, à une utopie incertaine.
Depuis 1957, l'objectif est une union sans cesse plus étroite. A Six, à Dix, à Quinze encore, nous pouvions progresser sans avoir, en permanence, l'oeil rivé sur l'objectif et sur les moyens d'y parvenir. A 25 ou 30, la question de la finalité de la construction européenne est à nouveau posée.
Pourra-t-on, à Trente, conserver un objectif d'intégration ambitieux ? Comment concevoir une architecture européenne qui n'affaiblisse pas l'Europe construite depuis plus de quarante ans et qui va très prochainement trouver dans l'euro l'une de ses expressions les plus achevées ? Quel dessein offrir aux futurs adhérents de l'Union, qui ne soit pas une simple idéologie de substitution - économie de marché contre planification - mais un véritable projet d'intégration, à la définition duquel ils seraient associés ?
1. Nous ne pourrons donc pas échapper à la question de l'avenir, et à dire vrai, de la nature même des politiques communes. Il ne peut s'agir évidemment de remettre en cause a priori, au nom de cet élargissement d'un type nouveau - ou de je ne sais trop quel préjugé idéologique -, tout ou partie des actuelles politiques communes.
Mais, plus sérieusement, nous devons nous interroger sur ce que devraient être idéalement, dans une Europe de 25 ou 30 Etats membres, de plus en plus hétérogène, des politiques intégratrices, c'est-à-dire permettant de corriger les disparités de situation entre participants, et de renforcer l'adhésion au projet européen commun.
Première remarque : si nous projetons dans la perspective d'une Europe à 20, 25, ou 30 Etats membres, gardons-nous de jeter trop facilement l'anathème sur les politiques existantes.
La PAC est-elle trop dispendieuse ? Qui pourrait sérieusement affirmer qu'une politique agricole intégrée a perdu de son intérêt, au moment même où nous nous apprêtons à accueillir des pays de forte tradition agricole et qui ont, de plus, un urgent besoin de modernisation dans ces domaines ?
On pourrait tenir le même raisonnement pour les autres politiques, celles qui sont les plus grosses consommatrices de crédits européens (sans parler de celles qui ne consomment pas d'argent, mais qui n'en sont pas moins importantes, comme l'action de régulation du marché intérieur) : les fonds structurels, l'aide à la recherche, les transports, ne correspondent-ils pas encore à des priorités, dans la perspective d'une Europe à 25 ou 30 ?
Evitons donc de céder à une mode qui consisterait à considérer que tout ce que fait l'Union est incurablement "ringard". Evitons aussi les pétitions de principe qui voudraient que les politiques communes ne résisteraient pas au prochain élargissement. Gardons-nous enfin de crier haro sur la dépense communautaire : à peine un peu plus de 1 % du PNB de la zone la plus riche du monde, qui peut dire que c'est trop ? C'est même la question inverse qu'il conviendra - à l'évidence, je l'ai dit à plusieurs reprises et je le redis ici sans complexe - de se poser quand l'élargissement prendra effet.
Et elle se posera, entre les 25 ou 30, car nous savons que la politique de solidarité entre régions sera, après l'élargissement, confrontée à de sérieux défis. Mais cette question, il faudra la poser aussi entre la dizaine de pays qui auront choisi, en fusionnant leur monnaie, d'unir aussi leurs économies.
Oui, la question d'une solidarité financière renforcée entre pays participant à la zone euro devra bien, un jour ou l'autre, être abordée. De la même manière qu'il faudra bien envisager un jour, entre ces pays, la meilleure manière de maîtriser, ensemble, le défi des restructurations industrielles.
2. Au-delà du contenu des politiques communes, c'est à l'ambition qu'elles recouvrent qu'il convient, aussi et surtout, de s'intéresser.
Le phénomène que nous connaissons dans le cas des derniers adhérents, c'est-à-dire la désaffection rapide d'une majorité des opinions concernées à l'égard de l'idéal européen, ne risque-t-il pas de se reproduire à une plus vaste échelle, avec le prochain élargissement ?
En d'autres termes, sommes-nous bien sûrs que les opinions des pays candidats sont prêtes à souscrire durablement à un projet commun, qui était, au fond, celui des Pères fondateurs, et que je désignerai sous l'expression "d'Europe-puissance" ?
J'insiste bien : il ne s'agit pas d'une Europe-espace, où circulent les marchandises et les hommes et où est assuré le minimum de solidarités internes, mais d'une puissance commune à laquelle, dépassant le cadre étroit des Etats-nations, les participants associent leur destin, pour abolir entre eux la guerre, unir leurs forces et peser ainsi sur les affaires du monde.
C'est une question qui nous concerne tous. Et qui appelle aussitôt l'autre question fondamentale : comment faire d'une union de trente membres un ensemble efficace, qui continue de fonctionner en dépit d'une hétérogénéité croissante, qui soit apte à résoudre les problèmes qui se posent dans le contexte général de la mondialisation des échanges ? Quelles sont les réponses que nous devons apporter à cette exigence d'efficacité ?
A défaut d'avancer ici des réponses précises, je me contenterai d'évoquer les pistes de notre réflexion.
Première piste, la réforme des institutions.
Comme vous le savez, le gouvernement de Lionel Jospin a fait de la réforme des institutions une priorité désormais partagée par la plupart de nos partenaires. Notre exigence sur ce point est d'autant plus ferme que le processus de décision à Quinze est d'ores et déjà enrayé, et que la dernière Conférence intergouvernementale n'a pas permis de progresser sur cette question alors que c'était là son objet principal.
Il faut être conscient qu'élargir dans les conditions actuelles serait faire le choix de la paralysie. Personne n'y a intérêt, sauf ceux - mais ils ne sont pas nombreux parmi les Quinze - qui pourraient spéculer sur le recul de l'Union politique, sur la dilution des politiques communes et la réduction de l'Union à une simple zone de libre-échange.
Nos objectifs sont pragmatiques : renforcer la collégialité de la Commission, pour lutter contre les dérives actuelles de son pouvoir d'initiative, et faciliter le recours au vote à la majorité qualifiée, qui, d'évidence, doit devenir la règle dans une Union élargie. Ces objectifs semblent modestes ; mais on touche là à l'essentiel pour la survie de l'Union.
Deuxième piste : la subsidiarité.
La perspective de l'élargissement relance inévitablement le débat sur une meilleure répartition des tâches entre l'échelon européen et l'échelon national.
Dans une Europe à 25 ou 30, il faudra en effet des mécanismes fédérateurs puissants pour compenser l'effet de nombre et l'hétérogénéité naturelle des parties prenantes. Là encore, je crois qu'il faut rester pragmatique et se garder de la tentation de distinguer de façon mécanique et arbitraire la liste des compétences de l'Union et celle des Etats. Nous devons nous fonder sur deux éléments :
- la souplesse, parce que nous sentons bien que dans l'Europe de demain, les politiques nouvelles naîtront plus de principes communs, de reconnaissances mutuelles, d'approches en réseaux, que de règles uniformes : je pense, par exemple, aux savoirs, aux échanges d'étudiants, à la recherche ;
- l'ambition, car l'Europe n'a pas été créée, et ne connaîtra jamais aucun progrès en partant d'une approche notariale ou comptable ; si la subsidiarité consiste à faire, au niveau de l'Union, ce que les Etats membres, individuellement, ne feraient pas aussi bien, encore faut-il avoir l'ambition de faire de l'Union une réalité puissante.
Troisième piste enfin : les coopérations renforcées.
Vous l'avez compris : pour nous, la conséquence de l'élargissement ne saurait être de réduire l'Union à son plus petit commun dénominateur. La dialectique de l'élargissement et de l'approfondissement de l'Union est consubstantielle à la construction européenne : elle justifie l'effort de reprise de l'acquis que nous exigeons des pays candidats à l'adhésion. C'est elle aussi qui motive notre refus d'une dilution de l'Union en une zone de libre-échange.
Il est cependant évident que l'Union ne pourra plus faire, exactement, à 30, ce qu'elle fait, parfois péniblement, à Quinze.
Un minimum de réalisme exige de considérer que, dans un ensemble d'Etats dont les sensibilités, les intérêts et les priorités ne convergent pas spontanément, une des possibilités de faire progresser l'Union consiste en un renforcement des coopérations privilégiées.
Cette formule, inaugurée à Maastricht s'est développée avec la création de l'espace "Schengen" et celui de la monnaie unique (euro 11). L'Eurocorps, la signature de l'Organisme conjoint de Coopération en matière d'Armement (l'OCCAR), dans les domaines de la défense et de l'armement, en sont, en dehors de la sphère communautaire, deux autres illustrations.
Le Traité d'Amsterdam a généralisé la formule en créant les coopérations renforcées qui consacrent la possibilité, pour les pays qui le souhaitent, de mettre en oeuvre, à l'intérieur des traités, des politiques auxquelles d'autres ne s'associeront pas ou, en tout cas, pas au début.
La création de ces mécanismes constitue un événement majeur pour l'avenir de la construction européenne. Ce n'est sans doute pas la pierre philosophale ; mais ce n'est pas non plus la perspective d'une Union "à la carte" ou "à géométrie variable" si l'on entend par là la faculté qu'auraient certains Etats de tirer profit des droits que leur confère leur statut de membre, et de se soustraire aux obligations qu'il suscite.
Néanmoins, il s'agit là d'une notion qui constituera l'un des principaux antidotes à l'inertie, l'un des outils devant permettre de gérer la diversité sans empêcher l'approfondissement de la construction européenne. Je vois là une des raisons principales, même si, je l'avoue, elle n'est pas facile à expliquer, de ratifier le Traité d'Amsterdam.
Reste que les pistes que je viens d'évoquer - réforme des institutions, subsidiarité, coopérations renforcées - pour améliorer l'efficacité des institutions européennes, ne règlent qu'un des aspects de la question, plus large, de l'adhésion des peuples au projet européen.
III. L'Europe politique, condition du succès de l'élargissement
L'efficacité de l'Europe est loin d'épuiser la question de sa légitimité. Dans une Union de 25 ou 30 membres la quête de sens, pour les dirigeants comme pour les citoyens, sera plus que jamais une exigence incontournable en Europe.
Il faudra, en quelque sorte, sortir du seul champ institutionnel pour réfléchir à ce qui pourrait rendre l'Europe plus légitime, à ce qui pourrait fonder comme le disait Jules Michelet en référence à l'histoire de la nation française, la vision commune d'un destin commun.
1. Poser la question de la légitimité de l'Union européenne, c'est poser celle des éléments constitutifs de son identité.
C'est, en quelque sorte, réfléchir à ce que pourrait être la définition d'un "vivre ensemble" partagé par une trentaine d'Etats membres que tout ou presque semble séparer : l'histoire, la langue, la culture, les symboles, mais aussi l'organisation de l'Etat et la genèse de la nation.
Je crois d'abord qu'il faut être conscient que l'invention d'une identité européenne est en marche.
Elle résulte non seulement de la mise en oeuvre des politiques communes, mais aussi d'une liberté de circulation de plus en plus vaste et sans équivalent dans le monde : libre-circulation des étudiants, des travailleurs, des retraités, des sportifs, que sais-je encore ?
Le droit de vote des citoyens de l'Union aux élections locales et européennes de leur pays de résidence, la reconnaissance mutuelle des diplômes, l'accès désormais très large à la fonction publique de chaque Etat membre, l'interdiction des discriminations qui seraient faites, dans chaque Etat, à des ressortissants communautaires en raison de leur nationalité, sont des éléments constitutifs de cette identité.
Enfin, il me paraît évident que l'euro aura lui-même des effets fédérateurs extrêmement puissants. Si nous n'avons pas cet élément à l'esprit, il sera impossible d'avoir une vision dynamique de la construction de l'identité européenne au cours des prochaines décennies.
2. En même temps, chacun voit bien qu'il ne s'agit là que du début d'un processus, tant la demande d'Europe est aujourd'hui de plus en plus forte.
Cette demande est multiple : il y a bien sûr la demande de paix et de sécurité en Europe, qui est au coeur de la construction européenne et qui, pour nous, ne peut être assumée par la seule Alliance atlantique ; il y a la protection des systèmes sociaux et de l'emploi face à la mondialisation, qui justifie l'accent que nous avons mis sur l'Europe sociale ; je pense aussi à la santé publique - voyez l'affaire de la "vache folle" -, à l'environnement dont la sauvegarde ne peut, à l'évidence, être assurée qu'à un niveau pour le moins européen, et aux flux migratoires, dont l'espace Schengen contribue à la maîtrise.
Mais il y a d'autres sujets pour lesquels le cadre européen apparaît pertinent : les relations, politiques et commerciales, avec les autres grandes puissances, la coopération Nord-Sud, l'accueil des réfugiés et des personnes déplacées, l'exigence de solidarités humanitaires, l'antiracisme.
Cette demande - j'y insiste - concerne aussi, de plus en plus, les domaines couverts par le droit civil : demande d'Europe pour l'harmonisation des droits en ce qui concerne, par exemple, les enfants de couples franco-allemands divorcés ; demande d'Europe pour le respect de l'égalité entre hommes et femmes, pour l'harmonisation du statut des homosexuels... Cette évolution du droit public vers le droit civil, qui invite à la création d'un espace judiciaire européen, a, elle aussi, une portée immense et ouvre un champ considérable à l'approfondissement de la construction européenne.
3. Comment répondre à cette demande d'Europe, de plus en plus forte et diversifiée, qui s'adresse à un cadre plus large que celui de l'Etat-nation et implique, en quelque sorte, son dépassement ?
Comment résoudre cette contradiction apparente de la construction européenne, qui fait et fera durablement coexister un grand nombre de vieilles nations, légitimement attachées à leur identité et à leurs prérogatives, et de vastes domaines de souveraineté partagée ?
Par delà les aspects que j'évoquais - subsidiarité et coopérations renforcées notamment -, par delà même la citoyenneté européenne affirmée à Maastricht, mais qui ne se définit encore et toujours que par rapport à la nationalité dont les Etats continuent de définir les critères, la question des structures politiques qui permettront de répondre à cette demande d'Europe se pose.
Peut-on seulement concevoir qu'un nombre croissant de questions soit traité au niveau européen sans que soient mis en place les organes politiques permettant de les traiter, et sans que ces organes eux-mêmes disposent de la légitimité nécessaire pour le faire ?
Je n'entrerai pas dans cette question aujourd'hui, dont les débats sur le rôle du Conseil de l'euro par rapport à la Banque centrale européenne ont montré l'importance.
Elle n'en demeure pas moins posée et ne pourra vraisemblablement pas être réglée par le seul biais d'une plus grande efficacité des institutions actuelles, aussi indispensable celle-ci soit-elle.
Son enjeu est considérable. Les institutions de l'Union ne deviendront véritablement légitimes que si les citoyens s'approprient la construction européenne. Elle peut se décliner en une triple exigence :
- exigence d'abord de proximité du pouvoir en Europe, qui impliquera certainement d'associer davantage les citoyens mais aussi les différentes collectivités infra-nationales (régions, départements...) à la construction européenne ;
- exigence de visibilité ensuite, qui met en cause le système actuel qui fait s'incarner le pouvoir politique en Europe dans des commissaires désignés par les Etats membres, un Parlement européen composé de députés mal connus, un Conseil éclaté entre ses différentes formations : c'est la question de l'émergence d'un véritable espace politique européen qui est là posée avec force.
- exigence de crédibilité enfin, qui renvoie à la question de la sécurité du futur ensemble. L'appartenance de l'Europe à l'Alliance atlantique ou à l'OSCE ne garantit pas son existence politique. La question de l'identité européenne de défense et de sécurité, fondée sur l'UEO mais naturellement articulée avec l'OTAN, est désormais posée.
Je conclus donc d'un bref mot. L'élargissement à venir est un défi sans précédent. Il soulève de nombreuses et fortes questions, que nous commençons seulement à formuler - et notre rencontre d'aujourd'hui y aura contribué. Cet élargissement ouvre la porte sur une autre Europe, dans un autre monde et un autre siècle.
Mais, pour moi, les choses sont claires : c'est l'Europe politique qui, en définitive, fera le succès des élargissements futurs de l'Union. Telle est ma conviction d'Européen.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 5 octobre 2001)