Intervention de M. Michel Barnier, ministre des affaires étrangères, lors du débat à l'Assemblée nationale sur la candidature de la Turquie à l'Union européenne, Paris le 14 octobre 2004.

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Circonstance : Débat sans vote à l'Assemblée nationale sur la candidature de la Turquie à l'Union européenne, à Paris le 14 octobre 2004 : intervention de Michel Barnier

Texte intégral

Je remercie à mon tour les dix-huit orateurs, pas seulement parce qu'ils ont respecté leur temps de parole mais aussi pour ce qu'ils ont dit, critiques comprises, parce que tous se sont exprimés avec beaucoup de franchise et de passion.
M. Accoyer a dit que le débat était utile. Je le pense aussi. Ce n'est d'ailleurs que la première étape d'un débat plus long, dans lequel nous mettrons tour à tour, soyez-en assurés, de la conviction, de la pédagogie et de la passion. Nous l'aurons dans le respect de la Constitution qui fixe clairement les rôles respectifs du président de la République, du gouvernement et du Parlement.
Je voudrais qu'à l'extérieur de notre pays, personne ne se trompe sur l'importance que nous attachons à ce débat et que personne ne le caricature. Je voudrais, par exemple, dire très franchement à l'ambassadeur de Turquie en France qu'il a tort de considérer qu'il y aurait chez nous une sorte de "délire". Non, il y a simplement chez nous le besoin de parler, de comprendre et - ce qui est normal pour l'un des six pays fondateurs du projet européen - de décider nous-mêmes de l'avenir et des limites de l'Union européenne.
Monsieur le Président de la Commission des Affaires étrangères, je réponds oui à votre première question : le président de la République sera précisément et rapidement informé du contenu du débat de cet après-midi et je pense qu'il tiendra compte d'un certain nombre de propositions. Je réponds aussi oui à votre deuxième question : il y aura, après le Conseil européen du 17 décembre, un compte-rendu de ce qui s'y sera passé. D'ailleurs, il y aura à chaque étape de la négociation - si elle est ouverte - une information régulière du Parlement.
Il est plus difficile de répondre à votre troisième question, car les conclusions des éventuelles négociations ne sont pas écrites d'avance. Je ne peux donc pas m'engager aujourd'hui sur le contenu de la question référendaire. Je peux simplement vous confirmer l'engagement du président de la République que les Français soient consultés, le moment venu, sur l'éventuelle adhésion de la Turquie à l'Union européenne.
J'entendais tout à l'heure M. Ayrault et M. Bayrou discuter des frontières. Quand vous regardez une carte, vous voyez tout d'abord que la Turquie et la Finlande sont à égale distance de Paris. Mais surtout, qu'on le veuille ou non, la Turquie est là : regardez la carte. Elle est là et elle y restera. C'est pourquoi le général de Gaulle, dans sa discussion de 1963 avec le chancelier Adenauer, saluait la vocation européenne de la Turquie et la volonté convergente des deux peuples pour le développement économique et l'indépendance. C'est pourquoi, depuis quarante ans, nous faisons avec la Turquie de la politique et pas seulement du commerce. La Turquie est notre frontière. La question est de savoir si nous voulons que cette frontière soit intérieure ou extérieure. Nous devons nous interroger sur notre intérêt, en fait de stabilité, de sécurité et de progrès partagés : comment ancrer durablement ce grand pays dans le camp européen, celui de l'économie sociale de marché et des Droits de l'Homme ? A mes yeux, c'est en lui donnant la possibilité de prouver qu'il sera un jour capable de partager avec nous ce projet de démocratie et de civilisation qu'est le projet européen. Peut-on prendre la responsabilité de refuser à la Turquie la possibilité de faire ses preuves ? Je ne le crois pas.
Si nous devons lui donner du temps, alors il faut ouvrir le processus de négociation, dont je rappelle que nous en garderons le contrôle tout au long du processus et à son issue. L'Union procèdera d'ailleurs d'une autre façon que lors des précédentes négociations d'adhésion, car la Turquie est un cas particulier. Les négociations pourront être interrompues ou suspendues. Le processus d'adhésion sera long, et son issue reste ouverte. Il n'est donc pas exact d'affirmer que, dès lors qu'il sera engagé, il s'agira d'un processus irrévocable. Il y a d'ailleurs eu un cas où un pays a finalement refusé d'adhérer après que les négociations avaient été conclues : c'est celui de la Norvège. La Turquie aura aussi la capacité de suspendre la négociation ou même d'en refuser le résultat. Dans cette négociation, la France, comme ses vingt-quatre partenaires, gardera sa liberté ; et à la fin du processus les Français se prononceront par référendum.
Un mot sur les raisons qui ont conduit le président de la République à proposer d'inscrire dans la Constitution la garantie de ce référendum pour la Turquie, et pour d'autres pays ensuite. C'est que la question turque pose, au sud-est de l'Union, la question de sa frontière définitive, question assez importante pour qu'elle doive être soumise au peuple. C'est ainsi que seront fixées de manière démocratique, au sud-est et plus tard à l'est, les frontières définitives de l'Union européenne.
Plusieurs orateurs ont évoqué deux points importants, Chypre et la reconnaissance du génocide arménien. Je rappelle que la règle du jeu fixée avec la Turquie est claire : c'est le strict respect des critères politiques de Copenhague. On ne peut pas changer les règles en cours de partie. Cependant, ces deux questions se poseront au cours des négociations, si celles-ci sont ouvertes. Pour ce qui est de Chypre, la Turquie soutient depuis un an la réunification de l'île ; nous-mêmes avons souhaité que l'île entière entre dans l'Union européenne, et nous avons soutenu les efforts des Nations unies en ce sens. Avant la fin de la négociation, la question de la présence des troupes turques au nord de l'île devra inévitablement être réglée.
Quant à l'immense tragédie de 1915, elle reste très présente à la mémoire des Français, notamment des très nombreux Français d'origine arménienne. Le projet européen est un projet de paix et de réconciliation : paix entre les pays, réconciliation de chacun avec lui-même et avec son histoire. Il y a donc un travail de mémoire à entreprendre. La perspective européenne l'encouragera, si même elle ne le rend pas nécessaire. La question n'est pas préalable à l'ouverture des négociations, mais elle sera un élément important de la discussion. Je pense donc que la Turquie devra faire ce travail de mémoire sur son histoire.
J'ai aimé entendre citer Victor Hugo, qui parlait des guerres entre peuples européens comme de guerres civiles. Et j'ai aimé qu'on rappelle en quoi le projet européen est le plus beau projet politique à l'échelle d'un continent, si politique veut dire recherche de la paix et de la stabilité. Vingt-cinq nations aujourd'hui, demain peut-être vingt-sept ou trente, s'associent dans une union sans jamais abdiquer leur identité, leur langue, leur différence : voilà la promesse tenue du projet européen, une promesse de paix et de stabilité. Si, comme je le crois, l'Union est bien une construction politique laïque, au nom de quoi refuserions-nous à la Turquie la possibilité de partager cette promesse avec nous, dès lors qu'elle respecte intégralement les conditions d'adhésion y compris les conditions relatives aux Droits de l'Homme ? Si ces conditions sont remplies, la seule question à poser sera de savoir quel est notre intérêt commun. Est-il que ce pays reste à la porte et choisisse éventuellement un autre modèle ou qu'il continue à s'adapter, à faire sien le modèle européen de démocratie et d'économie sociale de marché ?
Monsieur Bayrou, vous avez cité le nouveau président de la Commission européenne, M. Barroso, qui disait : c'est à la Turquie de s'adapter à Europe. Il a même ajouté que ce n'était pas l'Europe qui allait adhérer à la Turquie. Ce serait pour vous la preuve que nous avons affaire à une autre civilisation, une autre culture.
Mais refuser à la Turquie la possibilité de prouver qu'elle peut s'adapter à l'Europe, c'est juger le peuple turc fondamentalement inadapté à la laïcité, à la démocratie et aux Droits de l'Homme. Cette considération me semble fausse, si l'on compare la Turquie du XIXème siècle et celle d'aujourd'hui. Elle contredit notre conviction de l'universalité de nos valeurs républicaines. Elle constitue un désaveu pour le courant moderniste en Turquie, qui a déjà beaucoup oeuvré pour la démocratie, la laïcité, les Droits de l'Homme et l'égalité entre hommes et femmes, et qui compte sur les négociations d'adhésion pour transformer plus encore la société turque. Enfin, elle est un peu méprisante envers le peuple turc : pourquoi ne pourrait-il pas s'adapter à l'Europe, lui qui a déjà tant fait ? Laissons-lui le temps de nous donner cette preuve, sans aucune complaisance, au regard des critères très stricts de l'adhésion.
J'ai entendu que la diplomatie regardait tout le monde, et que les affaires européennes - je le dis souvent moi-même comme Mme Haigneré - ne sont plus des affaires étrangères. C'est bien pourquoi tout le monde votera, puisque la question intéresse tout le monde : chaque Français aura le pouvoir de dire oui ou non au résultat d'une négociation qui sera longue et dont je ne peux aujourd'hui préjuger le contenu. Je pense depuis longtemps que le projet européen a besoin de plus de démocratie, et qu'il faut en finir avec cette forme de construction européenne qui se fait pour les citoyens, mais sans les citoyens. C'est pourquoi le président de la République a opté pour le référendum sur le projet de Constitution européenne, dont nous avons tant besoin pour consolider notre fonctionnement à vingt-cinq et donner à l'Europe une dimension politique. C'est aussi pourquoi il s'est engagé, sur l'adhésion de la Turquie, à consulter les Français.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 18 octobre 2004)