Interviews de Mme Michèle Alliot-Marie, ministre de la défense, à Europe1 et dans "Le Monde" le 15 novembre 2004, sur la levée du secret défense dans l'affaire du leader marocain assassiné, Mehdi Ben Barka, la situation en Côte d'Ivoire, le budget de la défense et la défense européenne.

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Média : Emission la politique de la France dans le monde - Europe 1 - Le Monde

Texte intégral

(Interview de Michèle Alliot-Marie sur Europe 1, le 15 novembre 2004)
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Michèle ALLIOT-MARIE bonjour. Merci d'être là. D'abord la justice vous demandait la levée du secret défense dans l'affaire BEN BARKA, ce grand leader marocain assassiné en France, il y a bientôt 40 ans. Et vous avez donné votre accord paraît-il, pourquoi ?
MICHELE ALLIOT-MARIE
Les juges saisis par le fils de BEN BARKA ont effectivement demandé communication de pièces détenues par la DGSE et qui étaient couvertes par le secret défense. La procédure légale a été mise en oeuvre, c'est à dire que la commission a rendu un avis favorable à cette levée. J'ai donc suivi l'avis de la commission. J'estime en effet qu'en dehors des cas où les intérêts fondamentaux de la France ou bien la sécurité de nos personnels sont en jeu, la transparence s'impose. Je crois que l'on met le tampon " secret défense " sur trop de choses.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
C'est resté 39 ans dans le secret. Cela concerne combien de documents encore confidentiels ?
MICHELE ALLIOT-MARIE
Cela concerne plusieurs dizaines de documents.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
On dit 70, 75, c'est cela. Chaque fois qu'il le faudra, autrement dit judiciairement, vous lèverez le secret défense, puisque vous voulez la vérité ?
MICHELE ALLIOT-MARIE
Chaque fois que les intérêts fondamentaux de la France ou chaque fois que la sécurité de nos personnels ne sont pas en jeu, je suivrai l'avis de la commission. Et je suis aussi favorable à la levée du secret.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
La Côte d'Ivoire. Il y a une semaine, ici, vous excluiez l'évacuation et le rapatriement des Français de Côte d'Ivoire. Ce matin, plus de 5 000 personnes sont rentrées en France. La France est-elle surprise par la haine qu'elle suscite chez GBAGBO et les partisans armés du président GBAGBO ?
MICHELE ALLIOT-MARIE
Je commencerai par dire que les 5 000 personnes qui ont demandé à rentrer ne sont pas toutes des Français. Ce qui est très caractéristique justement, c'est qu'il y a aujourd'hui une vingtaine de pays dont les ressortissants se sont sentis et se sentent menacés. Il y a des Européens et des non Européens. Et il y a d'ailleurs aussi, en Côte d'Ivoire même, des Ivoiriens qui fuient la Côte d'Ivoire parce qu'ils se sentent menacés.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Des Burkinabés dans le Nord du pays, au nom de l'ivoirité, on les rejette comme les blancs. Est-ce que c'est pas une forme de racisme ?
MICHELE ALLIOT-MARIE
De façon incontestable, il y a des propos racistes et xénophobes qui ont été tenus, y compris par la radio télévision officielle de Côte d'Ivoire. Ils ont été tenus par des responsables politiques et par des proches de l'entourage du président de Côte d'Ivoire.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
A Marseille hier, le président de la République a évoqué le risque, je le cite, de dérive vers un régime de nature fasciste. Et ce matin dans LIBERATION, Laurent GBAGBO répond : il s'estime insulté. Pourquoi on dit régime de nature fasciste ?
MICHELE ALLIOT-MARIE
Encore une fois, il y a eu beaucoup de propos tenus par des très proches du président de Côte d'Ivoire, comme par le président de l'Assemblée nationale mais également par le responsable de ces jeunes dits " patriotes ", des propos racistes tenus donc par l'entourage immédiat du président GBAGBO. Aujourd'hui, la première priorité du président de Côte d'Ivoire, sa responsabilité de chef d'Etat, doit être de rétablir le calme, de faire cesser les déclarations racistes et xénophobes d'un certain nombre de personnes autour de lui, de faire cesser les provocations, les manipulations et les appels à la chasse anti-blancs. De faire cesser ces mots utilisés par la radio télévision ivoirienne, d'arrêter ces groupes de jeunes proches de lui qui appellent à la chasse aux blancs et qui, au cours de ces derniers jours, ont commis des exactions, des destructions, des agressions contre les personnes et, dans certains cas, des viols.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Ce que vous dites est grave parce que la nuit prochaine à New York, le Conseil de sécurité des Nations unies va proposer une résolution sur la Côte d'Ivoire. Et ce que vous réclamez, après tout ce que vous venez de dire, des sanctions, en tous cas un embargo sur les armes ?
MICHELE ALLIOT-MARIE
Ce que nous souhaitons comme d'ailleurs l'ensemble de la communauté internationale et notamment l'Union africaine qui l'a redit hier très clairement, c'est un embargo sur les armes. Premièrement, il faut faire cesser tout risque qu'il y ait de nouveau des affrontements entre le nord et le sud de la Côte d'Ivoire ou entre les composantes. Deuxièmement, il faut relancer le processus politique ; c'est la seule solution pour rétablir le calme en Côte d'Ivoire. Il y a eu des affrontements entre ceux du nord et ceux du sud. La Côte d'Ivoire a besoin d'être un pays uni ; c'est un pays qui a beaucoup de possibilités mais il faut que ses populations puissent retrouver une vie normale.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Mais qui peut proposer et où et quand, des négociations, des conversations de caractère politique, de longues palabres politiques comme dit Jacques CHIRAC ?
MICHELE ALLIOT-MARIE
C'est l'ensemble de la communauté internationale qui le peut, et je crois que c'est dit très clairement. L'ensemble des pays africains le disent, l'ONU l'a dit, la France le dit ; il est important que les uns et les autres se décident à mettre en oeuvre ce qu'on appelle les accords de Marcoussis, c'est à dire le processus de réconciliation nationale qui passe par le désarmement et également par un certain nombre de mesures de nature législative qui doivent permettre la tenue d'élections démocratiques en Côte d'Ivoire en 2005.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Ce matin vous dites donc que le cadre de Marcoussis reste valable ?
MICHELE ALLIOT-MARIE
C'est ce que dit toute la communauté internationale. Il n'y a pas d'autre solution : il est essentiel que la Côte d'Ivoire retrouve le chemin du calme pour ses populations, mais également pour la stabilité de l'ensemble du continent africain.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Encore un mot. Les ressortissants français quittent donc la Côte d'Ivoire dans le plus simple dénuement. Quand il n'y en aura plus sur place, est-ce que l'armée française se retirera de Côte d'Ivoire ?
MICHELE ALLIOT-MARIE
En Côte d'Ivoire, il y aura toujours des étrangers, un certain nombre de Français et notamment des familles bi-nationales dont la vie est là-bas et qui souhaitent y rester, mais il y a encore plusieurs milliers d'autres étrangers là-bas. Notre rôle, c'est de les protéger. D'autre part, nous sommes en Côte d'Ivoire au départ, à la demande du président GBAGBO. Et nous sommes en Côte d'Ivoire aujourd'hui parce que l'ONU nous l'a demandé, et notamment les pays qui composent la force des casques bleus et qui demandent le soutien de l'armée française. Nous remplissons donc une mission et nous la remplirons jusqu'au bout.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Demain à l'Assemblée, vous allez présenter le budget 2005 de la Défense. Est-ce que vous confirmez avoir reçu peut-être vendredi, samedi, 200 millions de plus et en particulier pour les opérations extérieures ?
MICHELE ALLIOT-MARIE
Avec la situation en Côte d'Ivoire mais également en Afghanistan, dans les Balkans, et au Kosovo où il y a eu des troubles récemment, nous avons besoin de moyens importants pour faire face à nos obligations internationales. J'avais évoqué il y a quelque temps des tensions, notamment sur les effectifs de l'armée de terre ; ce sont ces militaires que vous voyez en particulier en Côte d'Ivoire et qui sont extrêmement sollicités compte tenu de la grande incertitude actuellement dans le monde. Il y avait effectivement besoin de moyens supplémentaires et il y aura donc des moyens supplémentaires comme je leur avais d'ailleurs promis. J'espère effectivement que le Parlement votera et approuvera ces suppléments.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Au total, cela fait combien pour les opérations extérieures, les opérations militaires extérieures ?
MICHELE ALLIOT-MARIE
Nous aurons le bilan définitif des opérations de l'année 2004 d'ici quelques semaines. Cela tournera aux alentours de 635 millions d'euros.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Est-ce qu'il faut développer dans l'industrie de l'armement comme la SNECMA et la SAGEM, des concentrations et des regroupements ? Je lis la presse comme vous, LES ECHOS, LA TRIBUNE, LE FIGARO ce matin. Ils prévoient le rapprochement EADS THALES.
MICHELE ALLIOT-MARIE
Je ne ferai aucun commentaire sur ce point, d'abord parce qu'il ne s'agit aujourd'hui que de rumeurs, et je ne commente pas les rumeurs surtout en ce qui concerne les sociétés cotées. Pour autant, vous connaissez ma position depuis deux ans, qui consiste à dire que si nous voulons résister à une concurrence internationale très forte, il faut que les entreprises d'armement aient une taille européenne. Il y a donc tout intérêt à se regrouper au niveau européen, comme cela a été fait il y a quelques années dans l'aéronautique. Je souhaite que, dans le secteur naval militaire notamment, il puisse y avoir des rapprochements avec les Allemands, avec les Espagnols, etc.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Laurent FABIUS dénonce dans la constitution pour l'Europe qui n'ouvre pas la voie à l'organisation commune de la défense de l'Europe. Est-ce vrai que la constitution nous place sous la dépendance de l'OTAN et sous influence anglo-saxonne ? C'est à dire est-ce que bientôt votre patron sera monsieur RUMSFELD ?
MICHELE ALLIOT-MARIE
Absolument pas. Je ne comprends d'ailleurs pas cette analyse de Laurent FABIUS. Je pensais qu'il connaissait les choses. Elle va au contraire de la réalité et de l'Europe de la défense telle qu'elle existe aujourd'hui car elle existe réellement aujourd'hui. Nous l'avons vu notamment l'année dernière au Congo. Et telle qu'elle est prévue dans les actions que nous menons par exemple avec la constitution de la force européenne de gendarmerie.
JEAN-PIERRE ELKABBACH
Bonne journée, merci d'être venue.
(Source http://www.defense.gouv.fr, le 19 novembre 2004)
(Entretien de Michèle Alliot-Marie dans "Le Monde" du 15 novembre 2004)
Q. Les propos de Jacques Chirac évoquant le risque d'une dérive vers "un régime de nature fasciste" en Côte d'Ivoire marquent un durcissement de ton. La position française a-t-elle changé ?
Michèle Alliot-Marie :
Non, nous considérons toujours que le régime ivoirien est légitime. Le président a été élu par les Ivoiriens. Mais à ce titre, il a des responsabilités, notamment en matière d'ordre public et de protection des ressortissants étrangers. Il doit les assumer.
Ce qui nous inquiète beaucoup, ce sont ces groupes de jeunes très proches de la présidence qui, répondant aux appels à la haine lancés à la radio et à la télévision publiques, se sont livrés à des exactions contre les Français, les Européens et, de façon générale, les étrangers qui résident à Abidjan.
Q. Vous ne redoutez pas une nouvelle escalade après les propos du chef de l'État français ?
R. Aujourd'hui, il y a un retour au calme, mais qui reste précaire. La mise en garde du président Jacques Chirac doit au contraire inciter les uns et les autres à prendre conscience de leurs responsabilités. C'est parce que le processus politique a été bloqué volontairement de part et d'autre - par le gouvernement ivoirien et les rebelles des Forces nouvelles - que les extrémistes, qui ne rêvent que d'en découdre, ont pu relancer des actions en violation du cessez-le-feu imposé par l'ONU.
Q. Donc, pour vous, les accords de Marcoussis, qui prévoient une sortie de crise politique, restent valables ?
R. Les accords de Marcoussis, qui doivent conduire à des élections libres et transparentes en 2005, sont la seule issue possible pour la Côte d'Ivoire. Ils doivent être mis en oeuvre. Ce n'est pas seulement l'avis de la France mais aussi celui de la communauté africaine. Je vous rappelle que la rencontre d'Accra [Ghana], dite Accra 3, à laquelle participaient nombre de représentants africains, a entériné les accords de Marcoussis signés par le président Gbagbo et les différents partis politiques ivoiriens. La résolution de l'ONU de mai 2003 s'appuie, elle-aussi, sur les accords de Marcoussis.
Q. Le chef de l'état-major de l'armée ivoirienne a été limogé et remplacé par un "dur". Qu'est-ce qui se passerait si l'armée ivoirienne tentait de reprendre le contrôle du Nord de la Côte d'Ivoire? Quelle serait l'attitude des forces françaises ?
R. Parlons d'abord de l'Onuci [l'Opération des Nations unies en Côte d'Ivoire]. Les casques bleus sont là pour faire respecter le cessez-le-feu. La force "Licorne" agit en soutien de l'Onuci lorsque celle-ci le lui demande.
Le problème vient de ce que, au début, le mandat de l'Onuci ne prévoyait pas des règles d'engagement très précises. D'où l'absence de sanctions au lendemain des premiers bombardements au nord de la zone dite de confiance. Depuis le 6 novembre au soir, les règles d'engagement ont été modifiées. Elles ont été durcies. Dorénavant, les forces de l'Onuci sont habilitées à utiliser leurs armes pour s'opposer aux violations du cessez-le-feu. C'est un changement de taille. Ces nouvelles règles valent pour les forces de l'Onuci, et partant pour les forces françaises de "Licorne".
Q. Le président Gbagbo a fait part de son désir de reconstituer ses forces de défense aérienne détruites par la France. Comment réagira Paris s'il acquiert des appareils ? Vous ordonneriez leur destruction ?
R. La résolution qui sera votée à l'ONU, sans doute lundi 15 novembre, écartera ce type d'interrogation puisqu'elle prévoit un embargo général sur les armes.
Q. Des responsables politiques ivoiriens dénoncent les accords de défense conclus entre la France et la Côte d'Ivoire. D'aucuns réclament le départ des troupes françaises de Côte d'Ivoire. Que leur répondez-vous ?
R. Je leur dis d'écouter le président Gbagbo qui a dit exactement le contraire au cours du week-end.
Q. Est-ce que l'enquête sur les conditions du bombardement du cantonnement français de Bouaké progresse ?
R. Oui, j'ai eu le témoignage des militaires blessés. Ils m'ont confirmé que les chasseurs Sukhoï sont passés à deux reprises à très basse altitude au-dessus du cantonnement. Ils n'ont pas pu ne pas voir qu'il s'agissait d'un camp français. Au cours d'un troisième passage l'un de ces deux appareils a lancé des roquettes.
Q. Mais vous n'avez pas de renseignement sur le donneur d'ordre ?
R. Non, nous n'en avons pas. Une enquête est en cours. J'espère qu'elle permettra de savoir à quel niveau de la hiérarchie cet ordre a été donné. Je pense que nous finirons par savoir.
Q. Est-ce que, au titre de la coopération franco-ivoirienne, il y a des militaires français au sein des forces armées ivoiriennes ?
R. Il y a toujours des coopérants militaires français en Côte d'Ivoire. Depuis le début des événements, ils assurent la liaison entre les militaires ivoiriens, les forces françaises et l'ONU. Je tiens d'ailleurs à souligner que cette coopération a fonctionné à Abidjan entre les forces de sécurité ivoiriennes et les troupes françaises pour la protection et l'évacuation des ressortissants étrangers.
Q. François Hollande a dit que "toutes les précautions n'ont pas été prises par la France en Côte d'Ivoire"...
R. Elles l'ont été. Son appréciation vient sans doute d'une mauvaise connaissance des règles d'intervention de l'ONU. Elles n'étaient pas satisfaisantes. Comme je vous l'ai dit, ces règles ont été modifiées dans le bon sens.
Mais sur le plan politique, tous les avertissements aux responsables ont été faits très vite par le président Chirac. Il a contacté Laurent Gbagbo et l'a mis en garde contre toute action qui pourrait mettre le feu aux poudres. Il a été relayé par nombre de chefs d'État africains.
(Source http://www.defense.gouv.fr, le 19 novembre 2004)