Interview de MM. Jean-Louis Debré, Président de l'Assemblée nationale et Jack Lang, ancien ministre, dans "L'Express" du 11 octobre 2004, sur ses propositions pour une évolution des institutions, donnant une place plus importante au Parlement (propos de M. Debré).

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Texte intégral

QUESTION.- Le débat sur les institutions a resurgi, comme si les hommes politiques préféraient les rénover plutôt que moderniser la société. Faut-il vraiment changer de Constitution si l'on veut changer la France ?
J.L. DEBRE.- C'est une manie bien française que de vouloir bouleverser les institutions pour résoudre les problèmes du pays, mais c'est souvent un alibi à l'immobilisme.
QUESTION.- Comment expliquez-vous le malaise civique actuel ?
J.L. DEBRE.- Il ne vient pas d'abord du fonctionnement des institutions. Les vrais problèmes, ce sont le brouillage politique entre la droite et la gauche, l'effacement des anciens clivages, la confusion autour des centres de décision, avec la Constitution européenne et la décentralisation, la remise en question de la nation, l'interrogation sur le rôle de l'élu. En modifiant les institutions, on ne s'attaque pas à ces problèmes. Regardez l'abstention : chaque fois qu'il y a eu un vrai choix, par exemple en 1981, elle a reculé.
QUESTION.- Vous vous rejoignez sur le diagnostic, mais divergez sur les moyens. Comment redéfinir les pouvoirs entre l'exécutif et le Parlement ?
J.L. DEBRE.- Que le déséquilibre soit désormais trop important, je ne le conteste pas, en raison, notamment, du quinquennat et de la concordance des élections présidentielle puis législatives. Rappelons qu'il existe deux pouvoirs élus au suffrage universel, le président de la République et l'Assemblée nationale. Ces deux institutions doivent avoir une réalité de pouvoir, puisqu'elles émanent l'une et l'autre du suffrage universel. La priorité est donc au rééquilibrage : il y a évidemment le pouvoir d'Etat du gouvernement, mais c'est au Parlement de voter la loi et de contrôler l'exécutif, de manière nettement plus forte qu'aujourd'hui.
QUESTION.- C'est donc, Jean-Louis Debré, que le texte de 1958, cher à votre père, Michel, a fait son temps ?
J.L. DEBRE.- Au contraire ! Ce que Jack Lang vient de dire est la meilleure preuve que les institutions sont ce qu'en font les hommes ! Les constituants de 1958 ont été marqués par deux traumatismes : l'effondrement de l'Etat en 1940 et la déliquescence du régime issu de la IVe République. Ils nous ont légué un système qui n'est pas marqué par la faiblesse, une République qui n'est pas victime de l'impuissance. Notre obsession doit être de concilier l'autorité indispensable à la conduite d'une vraie politique et des mécanismes de délibération.
QUESTION.- Mais doit-on modifier le texte même de la Loi fondamentale ou revoir nos pratiques ?
J.L. DEBRE.- Ma vraie réforme est différente : je veux restaurer la force, le rôle et l'influence du Parlement, sans amenuiser le pouvoir de l'exécutif. Dans l'état actuel de notre société, je ne vois pas l'intérêt de supprimer le Premier ministre. Qui va piloter les relations entre le gouvernement et le Parlement ? Qui va exercer la responsabilité politique du gouvernement devant l'Assemblée nationale ? Qui va gérer la machine gouvernementale et administrative au quotidien ? Le président incarne une fonction suprême, nationale et institutionnelle ; il est la continuité de l'Etat face à l'instabilité chronique de notre pays. Transformons plutôt le Parlement en lieu effectif de la délibération.
QUESTION.- Au fond, plutôt qu'un système hybride, ne faudrait-il pas trancher entre régime présidentiel et régime parlementaire ?
J.L. DEBRE.- Vous voulez un système à l'américaine ! Mais c'est aux Etats-Unis qu'il y a le plus d'abstentions, avec, de surcroît, une très faible inscription sur les listes électorales. Avec ce que vous nous proposez, nous assisterions à une mise en cause permanente du président, qui déboucherait sur une crise de régime.
Comparons ce qui est comparable : les Américains n'ont jamais connu que le bipartisme et leurs mandats électoraux sont plus courts !
QUESTION.- Si tout le monde est d'accord pour réhabiliter le Parlement, pourquoi n'y parvient-on pas ?
J.L. DEBRE.- A propos de la laïcité à l'école, c'est grâce au travail préalable des députés que l'Assemblée a pu adopter, avec un consensus remarquable, une loi sur un sujet si sensible. Mais nous sommes d'accord, vous et moi, pour que l'équilibre des pouvoirs soit retrouvé et que la délibération politique ait lieu au Parlement, et pas ailleurs. C'est à nous de défendre la fonction législative des Assemblées, en revenant à notre mission : légiférer sur l'essentiel, respecter le domaine de la loi et ne pas voter des lois sur des questions qui relèvent du décret ou de la circulaire administrative.
C'est tout à fait exact. Il y a tant de lois déclamatoires. J'en appelle aussi aux parlementaires : à eux d'être là pour que le Parlement fonctionne. Si nous faisons des lois moins nombreuses mais plus importantes, des lois qui fixent des droits et des obligations, ils retrouveront le chemin de l'Hémicycle, car leur travail législatif sera plus lisible politiquement.
QUESTION.- La question de l'ordre du jour du Parlement est essentielle. Le gouvernement doit-il en conserver la maîtrise ?
J.L. DEBRE.- Je préférerais distinguer l'ordre du jour parlementaire, qui doit rester de la responsabilité du gouvernement pour éviter les blocages institutionnels, de la maîtrise de l'organisation des séances des députés. L'article 49.3, pour sa part, a été inventé à une époque où les majorités ne se dégageaient pas toujours.
QUESTION.- Le climat entre majorité et opposition a également évolué depuis cette époque, sauf... au Parlement !
J.L. DEBRE.- C'est vrai. Or le Parlement est le lieu par excellence où s'exprime l'opposition. La majorité, elle, s'exprime par la voix du gouvernement. Je sais que je vais choquer mes amis, tant pis : je souhaite revoir la fonction de contrôle du Parlement et agir pour qu'une présidence de commission revienne à l'opposition, que les missions d'information gagnent en importance, en laissant l'opposition y jouer un rôle, et que les commissions d'enquête soient coprésidées par la majorité et l'opposition.
De plus, dans les six mois suivant le vote d'une loi, l'Assemblée doit procéder à l'évaluation de l'opportunité des textes votés en vérifiant bien que les décrets d'application ont été promulgués par les ministres. Alors nous réhabiliterons le Parlement vis-à-vis de l'exécutif. Cela suppose que les députés de la majorité ne considèrent pas le contrôle de l'administration comme une mise en cause de la responsabilité politique du gouvernement. Que majorité et opposition contrôlent ensemble, et que chacun, ensuite, prenne ses responsabilités politiques.
Mais les commissions parlementaires peuvent interroger les ministres, et la commission des Affaires étrangères est en mesure, à tout moment, de demander au gouvernement de s'expliquer ! Je remarque aussi que chaque fois qu'un événement international important se produit le Premier ministre fait le point sur la situation devant les présidents des groupes parlementaires et des commissions.
Je n'ai pas de position arrêtée sur le sujet. Je redoute simplement qu'une telle commission n'empiète très largement sur le travail des autres.
QUESTION.- Un député peut cumuler son mandat avec une fonction exécutive locale, contrairement au ministre, qui, en toute hypocrisie, renonce souvent à sa mairie pour devenir premier adjoint. N'est-il pas temps de clarifier les règles du cumul ?
J.L. DEBRE.- Beaucoup a été fait, notamment par Lionel Jospin, pour restreindre le cumul. Faut-il aller jusqu'au mandat unique ? C'est vrai que nous sommes aujourd'hui souvent en pleine hypocrisie. Je crois qu'un ministre de la République ne devrait être que ministre, et pas aussi premier adjoint au maire ou président d'une communauté urbaine. Pour les députés, je suis plus réservé, tant ils doivent être attachés aux réalités locales. Etre député et maire d'Evreux m'apprend beaucoup sur la législation. Celle que nous votons ou que nous devrions adopter pour apporter une réponse concrète. Empêcher un député d'assumer aussi une fonction locale, n'est-ce pas prendre le risque de bâtir une technocratie politique incapable d'appréhender les réalités concrètes ?
QUESTION.- Comment concilier le rôle de l'Assemblée et celui du Sénat ?
J.L. DEBRE.- Je fais un rêve utopique : que l'Assemblée soit désignée au scrutin majoritaire, puisqu'elle incarne la volonté politique ; que le Sénat le soit au scrutin proportionnel, pour incarner la diversité.
QUESTION.- L'Assemblée est désignée au scrutin majoritaire ; le Sénat, par ce même scrutin ou à la proportionnelle dans certains départements. Est-il nécessaire de modifier le mode d'élection des parlementaires ?
J.L. DEBRE.- La proportionnelle n'empêche pas de constituer des majorités. Si je suis attaché au système majoritaire, je ne veux pas exclure de l'Assemblée toute une série de groupes, à partir du moment où nous cherchons à en faire vraiment une instance de délibération. Il ne faut pas surreprésenter les majorités. Avec la filiation politique et personnelle qui est la mienne, je veux poser le problème : dire oui à un système majoritaire à l'Assemblée nationale, c'est indispensable pour ne pas anesthésier l'action nécessaire, mais dire aussi que, la société et les murs politiques ayant évolué, il convient que puissent se faire entendre à l'Assemblée nationale des voix autres que celles du parti majoritaire et du principal groupe d'opposition.
QUESTION.- Finalement, sur ces questions, le clivage ne passe pas tant entre droite et gauche qu'entre ministres et parlementaires...
J.L. DEBRE.- Il ne faut pas s'étonner que nous ne soyons pas en désaccord sur tout. La République n'est pas acquise une fois pour toutes ; la démocratie parlementaire reste un bien à défendre. Agissons pour que le peuple ne remette pas en question l'une et l'autre.
(Source http://www.ump.assemblee-nationale.fr, le 12 octobre 2004)