Texte intégral
Q- On commence bien sûr avec enfin une bonne nouvelle : la libération des deux ex-otages français, C. Chesnot et G. Malbrunot. Tout le monde s'en réjouit bien sûr, mais qui faut-il féliciter d'abord ? La diplomatie française ? L'unanimité nationale autour de ces ex-otages ?
R- Ma première pensée, je voudrais que ce soit pour les familles, parce que je les ai trouvées très courageuses, très solides dans la difficulté qu'elles traversaient. Deuxièmement, l'unité nationale qui a été créée : la France est le seul pays où l'on a réussi, dans un moment grave comme celui-là, à n'avoir aucune polémique interne d'aucune sorte. Et je crois que cela a aidé. Et troisièmement, je crois qu'il est juste que l'on pense à ceux dont on ne parle jamais : c'est-à-dire les services secrets, ceux qui, sur le terrain, dans une situation d'extrême difficulté, dans le secret et le risque, font ce qu'il faut, trouve les renseignements, prennent les contacts nécessaires pour que, avec les diplomates, on réussisse à trouver les chemins qui conduisent à la libération.
Q- Il reste beaucoup de mystère autour de cette libération. Faut-il s'interroger, faut-il chercher à savoir s'il y a eu négociations, s'il y a eu versement de rançon ?
R- Honnêtement, je pense que c'est bien aussi de préserver une certaine discrétion, parce que tout le monde voit bien, par exemple, le rôle qui a été joué par l'appel de Saddam Hussein. Mais je comprends que quand on a la responsabilité d'un pays, et qu'il s'agit de libérer des otages, on cherche les chemins nécessaires pour y arriver. Donc je préfère que l'on se réjouisse, plutôt que l'on ouvre un dossier polémique.
Q- Autre dossier, celui de la Turquie, avec le débat d'hier à l'Assemblée nationale et au Sénat. Vous avez parlé de "démocratie concentrée", "verrouillée", de "recul de la France en Europe"... N'est-ce pas un peu beaucoup ? N'exagérez-vous pas un peu ?
R- Je regarde la situation comme elle est. Figurez-vous que nous sommes un pays dans lequel le Parlement - 577 députés, 340 sénateurs et puis tout l'apparat d'une démocratie formelle - il lui a été interdit à ce Parlement de s'exprimer sur le sujet le plus important du siècle qui vient. Trouvez-vous ça normal ?
Q- Mais hier, il y a eu un débat !
R- Vous voulez rire ! Il y a dix minutes de temps de parole, sans vote ! Dix minutes par groupe ! Et ainsi, on évacue - on essaie d'évacuer - une question essentielle pour l'avenir du pays, l'avenir du peuple, sans que ses représentants puissent s'exprimer. Alors, à quoi sert la représentation nationale ? Connaissez-vous un autre pays dans lequel la démocratie soit à ce point tenu en lisière, interdite de parole ? Et tout le monde trouve ça normal ? Et un journaliste comme vous, trouve ça normal ? !
Q- Non, je pose des questions !
R- Et donc, si on n'est pas ému - tout le monde, et vous aussi ! - en disant qu'il y a tout de même des choses qui ne vont pas dans notre pays, alors qui va être ému à notre place ? Vous croyez que ce sont les pays étrangers qui vont, à notre place, imposer qu'une démocratie saine s'exprime dans notre pays ?
Q- J.-P. Raffarin vous répondu vertement, en vous disant qu'il ne laisserait pas mettre à mal les principes de la Constitution française, qui fait de la politique étrangère le domaine réservé du président de la République...
R- Mais dans quel pays vivons-nous ? Connaissez-vous une décision plus importante que cette décision de politique européenne ? La politique européenne, ce n'est pas de la politique étrangère. Et même en matière de politique étrangère, lorsque ce sont les choix vitaux du pays qui sont en jeu, il est du devoir de la représentation nationale des Français et de leurs représentants, de s'exprimer et de faire entendre leur voix. On n'est pas ici dans un pays dans lequel il y a le gouvernement solitaire d'un seul homme, ni d'un seul gouvernement. On est - me semble-t-il, en tout cas, c'est ce que l'on apprend aux élèves à l'école - en démocratie. Démocratie, cela veut dire que le peuple est intéressé à son avenir. Vous croyez qu'il n'y a pas, parmi les millions de Français, des consciences qui s'interrogent, qui se posent des questions sur ce que sera l'avenir de l'Europe et, par exemple, quelles vont être ses frontières, c'est-à-dire quelle va être son identité ? Et on accepte sans rien dire que les choses se passent, avec cette condescendance-là ? Le pouvoir dit "c'est son affaire, ce n'est pas la nôtre". Eh bien, désormais, en tout cas pour moi, c'est notre affaire.
Q- Là aussi, il y a eu des réponses. On vous a dit que la France mettra son veto, qu'il y aura un référendum et les Français pourront se prononcer dans dix ans. B. Accoyer, de l'UMP, qu'il serait hautement probable qu'à l'arrivée, il n'y a pas d'adhésion, mais le partenariat privilégié que vous préconisez...
R- La France avait demandé trois choses dans cette négociation : elle avait demandé que l'on évoque l'éventualité d'un partenariat privilégié ; elle avait demandé que l'on obtienne enfin une justice et mémoire, la reconnaissance du génocide arménien, dont personne ne parle ; et elle avait demandé, ce qui est vraiment la moindre des moindres des choses, que la Turquie veuille bien reconnaître Chypre, qu'elle occupe militairement. Nous avons perdu sur les trois points, sur les trois sujets. Et vous trouvez que c'est un succès ? Eh bien, pour moi, je ne m'en satisfais pas. Et je pense qu'à partir de là, naturellement, une réflexion doit s'ouvrir sur le projet européen.
Q- En même temps, n'êtes-vous pas un peu en train de jouer les pompiers pyromanes, puisqu'en focalisant sur la Turquie, comme vous le faites actuellement, ne risquez-vous pas de donner des arguments et de faire gagner le "non" au référendum sur la Constitution européenne ?
R- Mais vous prenez ceux qui nous écoutent et les citoyens français pour
des benêts ?
Q- Mais beaucoup de gens, y compris des gens comme P. de Villiers, mettent les deux ensemble, qui disent qu'il faut rejeter le projet de Constitution parce qu'il y a la Turquie.
R- Justement, la logique que je défendrai, c'est qu'il n'y a pas de solution, pour une société comme la société française et pour un projet comme le projet français, en dehors de l'Europe. La Constitution sert ce projet et l'extension perpétuelle de l'Europe sans identité et sans frontières le dessert. Dans cette logique-là, il faut montrer la cohérence des deux. Et les Français qui nous écoutent ont un avis et un point de vue sur ce sujet. Il est normal que des représentants l'expriment librement, sans se laisser impressionner par les oukases ou les interdits du pouvoir qui, sur ce sujet, se trompe lourdement.
Q- Autre sujet, le double assassinat à l'hôpital psychiatrique de Pau. C'est tout près de chez vous, dans votre circonspection. Avez-vous une réflexion ou un commentaire ?
R- Oui, c'est naturellement une très grande émotion pour la communauté que nous formons. Dans les Pyrénées, en Béarn, l'hôpital Saint-Luc est une institution que tout le monde connaît. Tout le monde connaît des gens qui vivent et travaillent à Saint-Luc, tout le monde sait qu'un jour il peut avoir affaire avec cette institution. C'est donc une très grande émotion et c'est au personnel que je pense ces jours-ci, ceux qui ont repris le travail courageusement, sans se laisser démonter, y compris dans le pavillon où s'est passé le drame. Je les ai visités. Ils travaillent. Des infirmiers et des soignants sont venus d'autres services pour que ne soit pas abandonné le pavillon où s'est passé le drame. Cela vaut, je crois, que l'on pense à eux, à leurs inquiétudes et aux questions qu'ils se posent.
Q- Echec des négociations sur la fonction publique hier : le ministre, R. Dutreil, proposait seulement 1 % d'augmentation générale. Les syndicats n'en veulent pas, disant qu'ils ont perdu 5 % de pouvoir d'achat en quatre ans. Qui a raison ? Le ministre qui tient sur la rigueur ?
R- Quand on dit "1 %", on raconte des histoires. Une des raisons pour lesquelles je trouve que la République va mal, c'est que l'on ne dit pas la vérité comme elle est. On dit 1 %, alors que c'est 0,5 % en janvier et 0,5 % en décembre, c'est-à-dire quand l'année est finie. Donc ce n'est pas 1 % pour l'année, c'est 0,5 %. Et si l'on croit que les fonctionnaires sont assez stupides pour se laisser abuser, on se trompe. Pourquoi ne dit-on pas la vérité simplement ? Quand on a un grand problème national de moyens, de budget, on le pose. Mais il y a aussi, c'est vrai, des gens, y compris dans la fonction publique, qui ont désormais des problèmes de fin de mois. Et si je ne me trompe pas, la question des fins de mois, de tous ceux qui ont du mal à boucler les fins de mois même en ayant des salaires réputés normaux, moyens, cette question va être une question très importante pour les années qui viennent. Parce qu'il me semble que l'on a une hausse du coût de la vie qui n'est pas maîtrisée, que tout augmente, alors que l'on ne le dit pas. Là encore, il y a un défaut de vérité. Il y a un vrai problème, peut-être même un immense problème de pouvoir d'achat en France.
(Source : premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 22 décembre 2004)
R- Ma première pensée, je voudrais que ce soit pour les familles, parce que je les ai trouvées très courageuses, très solides dans la difficulté qu'elles traversaient. Deuxièmement, l'unité nationale qui a été créée : la France est le seul pays où l'on a réussi, dans un moment grave comme celui-là, à n'avoir aucune polémique interne d'aucune sorte. Et je crois que cela a aidé. Et troisièmement, je crois qu'il est juste que l'on pense à ceux dont on ne parle jamais : c'est-à-dire les services secrets, ceux qui, sur le terrain, dans une situation d'extrême difficulté, dans le secret et le risque, font ce qu'il faut, trouve les renseignements, prennent les contacts nécessaires pour que, avec les diplomates, on réussisse à trouver les chemins qui conduisent à la libération.
Q- Il reste beaucoup de mystère autour de cette libération. Faut-il s'interroger, faut-il chercher à savoir s'il y a eu négociations, s'il y a eu versement de rançon ?
R- Honnêtement, je pense que c'est bien aussi de préserver une certaine discrétion, parce que tout le monde voit bien, par exemple, le rôle qui a été joué par l'appel de Saddam Hussein. Mais je comprends que quand on a la responsabilité d'un pays, et qu'il s'agit de libérer des otages, on cherche les chemins nécessaires pour y arriver. Donc je préfère que l'on se réjouisse, plutôt que l'on ouvre un dossier polémique.
Q- Autre dossier, celui de la Turquie, avec le débat d'hier à l'Assemblée nationale et au Sénat. Vous avez parlé de "démocratie concentrée", "verrouillée", de "recul de la France en Europe"... N'est-ce pas un peu beaucoup ? N'exagérez-vous pas un peu ?
R- Je regarde la situation comme elle est. Figurez-vous que nous sommes un pays dans lequel le Parlement - 577 députés, 340 sénateurs et puis tout l'apparat d'une démocratie formelle - il lui a été interdit à ce Parlement de s'exprimer sur le sujet le plus important du siècle qui vient. Trouvez-vous ça normal ?
Q- Mais hier, il y a eu un débat !
R- Vous voulez rire ! Il y a dix minutes de temps de parole, sans vote ! Dix minutes par groupe ! Et ainsi, on évacue - on essaie d'évacuer - une question essentielle pour l'avenir du pays, l'avenir du peuple, sans que ses représentants puissent s'exprimer. Alors, à quoi sert la représentation nationale ? Connaissez-vous un autre pays dans lequel la démocratie soit à ce point tenu en lisière, interdite de parole ? Et tout le monde trouve ça normal ? Et un journaliste comme vous, trouve ça normal ? !
Q- Non, je pose des questions !
R- Et donc, si on n'est pas ému - tout le monde, et vous aussi ! - en disant qu'il y a tout de même des choses qui ne vont pas dans notre pays, alors qui va être ému à notre place ? Vous croyez que ce sont les pays étrangers qui vont, à notre place, imposer qu'une démocratie saine s'exprime dans notre pays ?
Q- J.-P. Raffarin vous répondu vertement, en vous disant qu'il ne laisserait pas mettre à mal les principes de la Constitution française, qui fait de la politique étrangère le domaine réservé du président de la République...
R- Mais dans quel pays vivons-nous ? Connaissez-vous une décision plus importante que cette décision de politique européenne ? La politique européenne, ce n'est pas de la politique étrangère. Et même en matière de politique étrangère, lorsque ce sont les choix vitaux du pays qui sont en jeu, il est du devoir de la représentation nationale des Français et de leurs représentants, de s'exprimer et de faire entendre leur voix. On n'est pas ici dans un pays dans lequel il y a le gouvernement solitaire d'un seul homme, ni d'un seul gouvernement. On est - me semble-t-il, en tout cas, c'est ce que l'on apprend aux élèves à l'école - en démocratie. Démocratie, cela veut dire que le peuple est intéressé à son avenir. Vous croyez qu'il n'y a pas, parmi les millions de Français, des consciences qui s'interrogent, qui se posent des questions sur ce que sera l'avenir de l'Europe et, par exemple, quelles vont être ses frontières, c'est-à-dire quelle va être son identité ? Et on accepte sans rien dire que les choses se passent, avec cette condescendance-là ? Le pouvoir dit "c'est son affaire, ce n'est pas la nôtre". Eh bien, désormais, en tout cas pour moi, c'est notre affaire.
Q- Là aussi, il y a eu des réponses. On vous a dit que la France mettra son veto, qu'il y aura un référendum et les Français pourront se prononcer dans dix ans. B. Accoyer, de l'UMP, qu'il serait hautement probable qu'à l'arrivée, il n'y a pas d'adhésion, mais le partenariat privilégié que vous préconisez...
R- La France avait demandé trois choses dans cette négociation : elle avait demandé que l'on évoque l'éventualité d'un partenariat privilégié ; elle avait demandé que l'on obtienne enfin une justice et mémoire, la reconnaissance du génocide arménien, dont personne ne parle ; et elle avait demandé, ce qui est vraiment la moindre des moindres des choses, que la Turquie veuille bien reconnaître Chypre, qu'elle occupe militairement. Nous avons perdu sur les trois points, sur les trois sujets. Et vous trouvez que c'est un succès ? Eh bien, pour moi, je ne m'en satisfais pas. Et je pense qu'à partir de là, naturellement, une réflexion doit s'ouvrir sur le projet européen.
Q- En même temps, n'êtes-vous pas un peu en train de jouer les pompiers pyromanes, puisqu'en focalisant sur la Turquie, comme vous le faites actuellement, ne risquez-vous pas de donner des arguments et de faire gagner le "non" au référendum sur la Constitution européenne ?
R- Mais vous prenez ceux qui nous écoutent et les citoyens français pour
des benêts ?
Q- Mais beaucoup de gens, y compris des gens comme P. de Villiers, mettent les deux ensemble, qui disent qu'il faut rejeter le projet de Constitution parce qu'il y a la Turquie.
R- Justement, la logique que je défendrai, c'est qu'il n'y a pas de solution, pour une société comme la société française et pour un projet comme le projet français, en dehors de l'Europe. La Constitution sert ce projet et l'extension perpétuelle de l'Europe sans identité et sans frontières le dessert. Dans cette logique-là, il faut montrer la cohérence des deux. Et les Français qui nous écoutent ont un avis et un point de vue sur ce sujet. Il est normal que des représentants l'expriment librement, sans se laisser impressionner par les oukases ou les interdits du pouvoir qui, sur ce sujet, se trompe lourdement.
Q- Autre sujet, le double assassinat à l'hôpital psychiatrique de Pau. C'est tout près de chez vous, dans votre circonspection. Avez-vous une réflexion ou un commentaire ?
R- Oui, c'est naturellement une très grande émotion pour la communauté que nous formons. Dans les Pyrénées, en Béarn, l'hôpital Saint-Luc est une institution que tout le monde connaît. Tout le monde connaît des gens qui vivent et travaillent à Saint-Luc, tout le monde sait qu'un jour il peut avoir affaire avec cette institution. C'est donc une très grande émotion et c'est au personnel que je pense ces jours-ci, ceux qui ont repris le travail courageusement, sans se laisser démonter, y compris dans le pavillon où s'est passé le drame. Je les ai visités. Ils travaillent. Des infirmiers et des soignants sont venus d'autres services pour que ne soit pas abandonné le pavillon où s'est passé le drame. Cela vaut, je crois, que l'on pense à eux, à leurs inquiétudes et aux questions qu'ils se posent.
Q- Echec des négociations sur la fonction publique hier : le ministre, R. Dutreil, proposait seulement 1 % d'augmentation générale. Les syndicats n'en veulent pas, disant qu'ils ont perdu 5 % de pouvoir d'achat en quatre ans. Qui a raison ? Le ministre qui tient sur la rigueur ?
R- Quand on dit "1 %", on raconte des histoires. Une des raisons pour lesquelles je trouve que la République va mal, c'est que l'on ne dit pas la vérité comme elle est. On dit 1 %, alors que c'est 0,5 % en janvier et 0,5 % en décembre, c'est-à-dire quand l'année est finie. Donc ce n'est pas 1 % pour l'année, c'est 0,5 %. Et si l'on croit que les fonctionnaires sont assez stupides pour se laisser abuser, on se trompe. Pourquoi ne dit-on pas la vérité simplement ? Quand on a un grand problème national de moyens, de budget, on le pose. Mais il y a aussi, c'est vrai, des gens, y compris dans la fonction publique, qui ont désormais des problèmes de fin de mois. Et si je ne me trompe pas, la question des fins de mois, de tous ceux qui ont du mal à boucler les fins de mois même en ayant des salaires réputés normaux, moyens, cette question va être une question très importante pour les années qui viennent. Parce qu'il me semble que l'on a une hausse du coût de la vie qui n'est pas maîtrisée, que tout augmente, alors que l'on ne le dit pas. Là encore, il y a un défaut de vérité. Il y a un vrai problème, peut-être même un immense problème de pouvoir d'achat en France.
(Source : premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 22 décembre 2004)