Déclaration de Mme Nicole Guedj, secrétaire d'Etat aux droits des victimes, sur les fondements du droit français et sur l'intérêt de le valoriser au niveau international, à Washington le 11 novembre 2004.

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Circonstance : Cooloque organisé par le Barreau de Paris au Centre Ronald Reagan de Washington le 11 novembre 2004

Texte intégral

Mesdames, Messieurs,
Le Garde des Sceaux, Dominique PERBEN, m'a demandé de vous exprimer à nouveau ses regrets de ne pouvoir être parmi vous aujourd'hui. Nous avons, tous deux, tenu à répondre à l'invitation faite par le Bâtonnier de Paris de venir débattre d'un thème qui nous tient - à lui comme à moi - particulièrement à cur, la promotion du droit français à l'étranger.
Notre rencontre d'aujourd'hui trouve son origine dans la volonté du Barreau de Paris de mieux faire connaître les qualités du notre droit français, dont bien des aspects très modernes sont souvent mal connus de nos partenaires les plus fréquents. C'est une bonne initiative et je tiens à remercier le Bâtonnier Burguburu de l'avoir menée à bien.
Je souhaite également remercier ceux qui ont prêté leur concours au succès de cette journée, en particulier l'Ambassadeur de France, M. Jean-David Levitte. A ce titre, je salue aussi les représentants de la Banque Mondiale (M Danino) de la Banque Interaméricaine de développement (M Spinner) ainsi que les représentants de la France auprès de ces institutions.
En préambule à mon propos, je voudrais souligner l'esprit qui a prévalu dans la mise au point de cette journée. Un esprit de coopération et d'échange, dont la présence à mes côtés, à cette tribune, de Stephen BREYER, juge à la Cour Suprême des Etats-Unis est le meilleur symbole.
Je voudrais, à tous, vous dire d'abord bravo d'avoir organisé cet évènement ici, à Washington. Nous bénéficions ainsi de la présence nombreuse de nos amis américains, juristes, économistes, universitaires ou praticiens. Nous avons également parmi nous des spécialistes exerçant dans les institutions internationales dont le siège se trouve dans cette capitale, en particulier la Banque Mondiale, le Fonds Monétaire International et la Banque Interaméricaine du Développement. Je les salue également.
Je remercie enfin les autres participants, notamment les diplomates en poste à Washington qui nous font le plaisir de leur présence ce matin, qui viennent contribuer à ces travaux.
Merci vraiment d'avoir donné la parole à tous. Car c'est en débattant que l'on convainc. La participation d'experts aux thèses parfois très différentes, voire sujettes à polémique, m'apparaît comme un atout considérable pour le succès de vos travaux.
Au sein même du Barreau de Paris vous avez choisi, Monsieur le Bâtonnier, comme intervenants, à la fois des avocats exerçant dans des cabinets dont l'histoire est née dans notre pays et des associés de réseaux internationaux qui exercent à Paris. C'est évidemment un gage important que vous apportez ainsi à la force et à la crédibilité du message que nous portons ensemble.
Cette initiative est donc particulièrement bienvenue et je rends hommage à toutes les personnes qui ont travaillé pour arriver à la concrétiser aujourd'hui, avec le succès qu'atteste la présence d'un public nombreux.
Il me revient, avec Stephen BREYER, de conclure la première partie de ce colloque. Je voudrais bien sûr revenir sur la façon dont le droit français a résolu un certain nombre des problèmes propres à notre monde moderne. Mais avant cela, j'oserai, puisque c'est aussi le bicentenaire du Code Civil, remonter quelque peu dans l'histoire. En mettant en relief quelques points remarquables du droit français, je voudrais vous montrer qu'il me semble à la fois très proche et très différent du droit anglo-saxon, et du système américain en particulier.
Très proche, d'abord en termes de culture et de civilisation. En France, aux Etats-Unis, nos deux Républiques prennent naissance à même époque : elles se réfèrent aux mêmes idées de liberté, de dignité et de démocratie. Nos systèmes de droits en sont le reflet.
Très proche donc. Très différent aussi puisque le droit anglo-saxon est essentiellement d'origine médiévale. Il repose sur un mode de raisonnement qui est fondé sur la notion de précédent. Il relève donc de l'analyse, si ce n'est de l'exégèse. Le droit français, malgré les coutumes, est lui, resté profondément marqué par la pensée romaine. Du général, il va au particulier, par une déduction à partir de la règle de droit.
Oserais-je paraître iconoclaste ? Je ne suis pas sûre que le Code Civil soit le fondement principal de la philosophie juridique française.
Ce fondement, je crois, lui est antérieur ; il faut le rechercher dans la Déclaration des droits de l'homme, qui est à la France ce qu'est la Déclaration d'Indépendance aux Etats-Unis. Le Fondement du droit français est dans l'affirmation politique et philosophique, face à l'absolutisme monarchique, d'une nécessaire séparation des pouvoirs.
Les Etats-Unis partagent évidemment cet objectif. Mais cette séparation des pouvoirs fût conçue, en France, au cours d'une histoire politique différente de celle sur laquelle se construit votre Constitution. C'est une séparation des pouvoirs dans laquelle Rousseau exerce une influence aussi forte que Montesquieu ou Locke.
Cette séparation des pouvoirs aboutit d'une part, à interdire au judiciaire d'intervenir dans l'exécutif, donc dans la vie administrative, et d'autre part, à affirmer la suprématie du législatif.
De l'interdiction faite au judiciaire, naît un trait singulier de la philosophie juridique française qui tient dans la juxtaposition de deux droits relevant, chacun, de leur Cour Souveraine et reposant sur des techniques et des modes de raisonnement différents :
- le droit civil dont le fondement est bien le Code Civil et qui relève de la cour de Cassation traitant des affaires entre particuliers,
- le droit administratif d'origine prétorienne, donc plus proche de la Common Law telle que celle-ci est comprise aujourd'hui. Ce droit, qui relève du Conseil d'Etat, traite des conflits concernant l'Etat, qu'il intervienne en tant que puissance publique ou en tant que prestataire de service public.
Cette dualité a une importance forte, comme, dans le droit anglo-saxon, la distinction entre la Common Law et l'Equity qui permit à l'Angleterre de sortir du Moyen-Age pour s'ouvrir sur une économie nouvelle.
Aux Etats-Unis, il faut la comparer à la coexistence d'un pouvoir judiciaire fédéral et d'un pouvoir judiciaire des Etats. Mais, là où la Constitution américaine a placé une distinction horizontale, géographique, la séparation des pouvoirs a conduit la France vers une distinction verticale par domaine du droit. Dans les deux cas, la dualité est bénéfique, elle ouvre un mode de dialogue indispensable à la progression du droit, elle porte la répartition du pouvoir au sein même du judiciaire.
La prépondérance du législatif français ne s'explique bien entendu pas seulement par l'idée de la Souveraineté Nationale et la théorie de la représentation qui en découle. Elle repose aussi sur l'idée, chère à Rousseau et profondément française, que plus une décision est prise par un organe nombreux, plus cette décision est juste : une décision prise par le peuple entier est parfaite ; une décision prise par une assemblée est meilleure qu'une décision prise par un petit nombre ou par un seul, même si ce seul est élu.
La loi, dans la conception française, devient alors le moule universel dans lequel doit se couler l'exécutif comme le judiciaire. Elle doit être connue de tous. Elle doit être assez simple pour être comprise de tous, parce qu'elle s'impose à tous. Ainsi naît le concept de " Code ", concept capable d'insérer dans des articles clairs, précis et classés de façon méthodique, toutes les réalités de la Société Civile.
Un événement a particulièrement bouleversé l'ordre juridique français tel que je viens de le décrire : la construction de l'Europe.
Dans la construction de l'Europe, le rôle des tribunaux qu'ils fussent nationaux ou européens, a été essentiel. La Cour Européenne des droits de l'homme en est l'exemple le plus clair.
Mais, quand je parle de l'Europe, je ne peux m'empêcher de me référer aux débats qui ont précédé la mise en place de la constitution américaine.
A votre première tentative de constitution, il fût reproché d'être un château sans aile : il manquait un pouvoir exécutif et un pouvoir judiciaire.
Au centre des débats sur la ratification de la Constitution définitive, la création d'un pouvoir judiciaire reste au cur des discussions. Il suffit de relire le pamphlets des anti-fédéralistes.
Européenne, je mesure l'importance de ce débat. En effet, je crois qu'il n'y a pas de légitimité sans légalité et qu'il ne peut y avoir de légalité sans juge, à la fois pour l'affirmer et pour en contrôler le respect par le citoyen comme par le souverain.
C'est parce que la France, l'Europe et les Etats-Unis sont deux nations qui croient en la justice que leur histoire a un sens. Nos deux pays partagent une même conviction et fort de leurs traditions démocratiques et républicaines, ils se retrouveront toujours.
Se retrouver c'est aussi commercer ensemble, partager l'évolution d'un monde dont chacun mesure la globalité chaque jour davantage.
Dans le jeu complexe des relations internationales, politiques ou économiques, les rapports de force dominent. Il est donc normal que la mondialisation mette en présence, voire en concurrence, les différents modes de pensées juridiques. Par conséquent, le droit devient, lui aussi, un produit soumis aux règles de l'offre et de la demande.
La fin de la guerre froide et l'émergence de nouveaux Etats démocratiques en Europe et dans d'autres régions du monde a créé une demande nouvelle, propice à une forme de surenchère de l'expertise juridique.
C'est particulièrement visible dans le domaine du droit économique. Dans ce contexte, le choix des systèmes de droit est devenu un enjeu géopolitique et économique majeur.
Il serait cependant erroné de ne voir, dans la concurrence qui se développe entre les conceptions juridiques, qu'une opposition frontale entre nos deux grands systèmes de droit. Les professionnels qui sont là aujourd'hui, connaissent, dans leur pratique quotidienne, une réalité plus nuancée et plus complexe, comme vos travaux ne manquent pas de le souligner.
La compétition à laquelle se livrent les conceptions juridiques fait intervenir en outre des acteurs de tous sortes : agents économiques, Etats, organisations internationales Ainsi, par exemple, la demande des Etats en construction ou en développement traduit des attentes particulières en fonction des problèmes très concrets auxquels ils sont confrontés. On constate qu'une attitude de type consumériste se répand qui vise à " faire son marché " dans les différents systèmes.
En réalité, chacun sent bien que la mondialisation juridique provoque au sein des différents systèmes des phénomènes d'importation et d'exportation réciproques. Nous empruntons constamment les uns aux autres. Les exemples abondent. Le droit français, comme le droit anglo-saxon, n'échappe pas à cette tendance de fond. Une forme de métissage des normes et des solutions jurisprudentielles inspire, au quotidien, les pratiques professionnelles pour créer un droit nouveau, adapté aux besoins de notre époque.
Chaque droit doit donc trouver sa juste place dans la communauté juridique mondiale. En France, nous nous dotons d'instruments de diffusion et de promotion modernes efficaces. Je souhaite à ce titre rappeler l'engagement du Président de la République Française de créer une fondation destinée à assurer au droit français son plein rayonnement.
Parmi les obstacles les plus sérieux qui s'opposent à une reconnaissance d'une plus juste place du droit français dans la communauté internationale, on avance souvent l'idée selon laquelle la globalisation conduirait infailliblement à l'émergence d'un monde unipolaire, uniformisé, dans lequel " celui qui établit la règle du jeu a un avantage sur les autres joueurs ".
Ce point de vue me paraît relever de la caricature et du préjugé plus que de la réalité des faits.
Certes, les positions acquises par le droit anglo-saxon dans le droit économique sont importantes. Cela tient de manière évidente à la langue d'abord : l'anglais est évidemment devenu aujourd'hui la langue des échanges internationaux et de beaucoup de contrats qui les sous - tendent. Cela est aussi dû au fait que les places financières américaine et anglaise exercent une force d'attraction considérable sur les capitaux et les entreprises.
Pour autant, chacun a conscience que de nouveaux intervenants prennent une place de plus en plus grande dans la compétition mondiale.
En particulier la Chine - Etat de tradition centralisée - est un des centres de développement économique les plus dynamiques au niveau mondial. Elle s'affirme de plus en plus comme un centre vers lequel convergent les flux financiers considérables. Nous avons aujourd'hui une étroite coopération avec la Chine. Le Garde des Sceaux s'y trouve d'ailleurs aujourd'hui pour contribuer à cette démarche. L'économie de ce pays se développe. Elle a besoin d'un système de droit moderne. La façon dont nos amis les chinois gèrent cette transition montre combien il est utile, pour eux, d'avoir deux systèmes juridiques différents pour inspirer ce type de dynamique.
La compétition est donc ouverte. Des champs de pénétration nouveaux - qui débordent nos zones d'influence traditionnelle - sont possibles pour le système de droit français, lequel peut se prévaloir de nombreux atouts - une plus grande prévisibilité de la règle de droit, une élaboration transparente de la norme juridique - et d'une remarquable capacité d'adaptation dans des contextes culturels et géographiques très différents.
Je voudrais citer un seul autre exemple : celui des pays africains qui ont adhéré au traité de l'OHADA. Ils se sont ainsi dotés de règles communes, proches de celles du droit français. Ils se sont dotés également d'une cour commune d'arbitrage. Je remercie la Banque Mondiale pour l'appui qu'elle a apporté à ce programme : je suis convaincu qu'elle continuera à le faire avec vigueur, car c'est une aspiration forte des dirigeants des pays concernés. Ce processus est d'autant plus remarquable que, né dans les pays francophones d'Afrique de l'Ouest, l'OHADA tend aujourd'hui à fédérer des pays anglophones. C'est donc un système qui fonctionne.
Grâce à ces expériences concrètes, nous voyons qu'il n'existe pas de solutions globales toutes faites, universellement applicables à toutes les situations et en tout lieu.
En réalité, l'idée selon laquelle on peut exporter l'intégralité d'un système juridique en négligeant les traditions, les cultures, l'histoire est illusoire. Pour un pays, l'adoption d'un système de droit comporte toujours une forme d'enjeu de civilisation.
Pour ce qui nous concerne, nous avons appris par l'expérience du terrain à travailler à rendre crédible l'idée d'une diversité féconde des systèmes juridiques, eux-mêmes les reflets de nos diversités culturelles.
Notre position est donc tout à fait claire et notre vision résolument pragmatique. Nous ne défendons pas le dogme essentialiste de la supériorité d'un système juridique, pris globalement, sur tous les autres. Nous privilégions toujours la recherche de l'effectivité, en accord profond avec nos valeurs et notre histoire, car nous savons que le droit s'inscrit infailliblement dans une langue, participe inévitablement d'une culture et relève invariablement d'une tradition.
On ne peut manquer, dès lors, d'être surpris par les tentatives qui sous couvert d'une démarche scientifique, stigmatisent un système par rapport à un autre, en se référant à des critères, des sources et parfois même une méthodologie contestables.
De ce point de vue, le rapport " Doing business " de la Banque mondiale paru en 2004 a suscité l'émoi légitime de toute la communauté juridique française. Je m'en fais aujourd'hui l'écho.
Nous n'avons cessé, dès lors, de rechercher avec la Banque mondiale une collaboration plus étroite pour redresser les erreurs les plus criantes et parvenir à un résultat dont la rigueur puisse être utile à tous. C'est l'intérêt même d'une démarche à laquelle nous souscrivons pleinement et qui nous fournit, à nous aussi, des éléments précieux de réflexion pour progresser dans la modernisation de notre droit.
Les améliorations du rapport " doing business " 2005 constituent une étape que je salue, mais qu'il faut encore consolider.
Au-delà, cet épisode me paraît porteur d'enseignements pour l'avenir.
Le droit français est mal connu en partie parce que ses sources, peu traduites, semblent inaccessibles. Les travaux théoriques qui pourraient offrir une base de réflexion plus diversifiée rencontrent la même difficulté et sont trop peu nombreux.
Les pouvoirs publics, sans se substituer aux professionnels du droit, encourageront les initiatives et les programmes de recherche afin de parvenir à une vision plus juste de l'apport du droit français à une communauté moderne du droit.
Au terme de cette intervention, je voudrais vous faire part de deux souhaits.
Le premier, et je parle aussi pour Dominique Perben qui m'a demandé d'insister sur ce point, est que ce colloque ne soit qu'une première étape d'un processus durable de dialogue et de coopération. Je sais que toute l'équipe du Barreau de Paris, de l'Ambassade de France et du bureau de l'administrateur français à la Banque Mondiale y travaille déjà. Je tiens à les encourager vivement à bâtir sur le succès d'aujourd'hui.
Le second est un souhait personnel, en tant que juriste et avocate moi-même. Je voudrais dire combien je souscris à la démarche critique. Elle doit rester libre, c'est-à-dire sans a priori. Un système n'est pas bon parce qu'il est dominant. En vérité, tous les systèmes à des degrés divers s'interpénètrent.
Nous souhaitons donc tous la concurrence, qui fournit un stimulant essentiel à la réforme et à la modernisation. Elle représente un moyen efficace d'évaluer nos forces et nos faiblesses et donc de nous adapter en permanence.
Alors oui, examinons notre système juridique et judiciaire à l'aune du critère de l'efficacité économique.
Etudions les faits. Confrontons les données. Soyons réalistes plutôt que manichéens.
Rappelons-nous donc, que le droit est porteur d'un message, d'une culture et d'une civilisation. L'oublier, c'est abdiquer et laisser irrémédiablement la place à ceux qui rêvent d'un monde globalisé qui serait trop pauvre en cultures, en systèmes de droits et, surtout, en humanité.

(Source http://www.justice.gouv.fr, le 7 décembre 2004)