Interview de M. Jean-Pierre Raffarin, Premier ministre, au journal italien "Il sole 24 ore" le 25 janvier 2005, sur la coopération économique et technologique entre l'Italie et la France, l'ouverture du capital d'EDF et GDF, la réforme du pacte de stabilité et le bilan des réformes en France.

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Circonstance : Séminaire gouvernemental franco-italien à Rome (Italie) le 25 janvier 2005

Média : Il sole 24 ore

Texte intégral

Q - Monsieur le Premier ministre, vous rencontrez aujourd'hui Silvio Berlusconi. Comment sont les relations avec l'Italie ?
R - " Elles sont excellentes. Nous devons travailler avec l'idée de renforcer les relations et il est vrai que ce n'est pas toujours facile, parce que les partenariats européens sont multiples. La France a une alliance historique avec l'Allemagne et il y a souvent des relations privilégiées entre la Grande Bretagne et l'Espagne. Nous ne voulons pas que les liens entre l'Italie et la France soient relâchés, nous sommes deux nations soeurs, nous avons deux cultures semblables, nous sommes tous des enfants de Rome, donc, nous souhaitons trouver les voies d'une bonne coopération. C'est pour cela que nous avons décidé d'aller au-delà des sommets bilatéraux et d'avoir une coopération interministérielle plus soutenue, plus fréquente et plus complète ".
Q - Quels sont les sujets à l'ordre du jour ?
R - " EDF et les relations avec EDISON, la liaison Lyon-Turin, les problèmes de gouvernance économique au niveau de la BCE, la réforme du pacte de stabilité et d'une manière plus générale l'emploi et la croissance économique ".
Q - Un programme chargé pour une rencontre qui ne durera qu'une matinée. Que faîtes-vous pour résoudre le problème EDF-EDISON qui perdure maintenant depuis trois ans ?
R - " Nous souhaitons vraiment qu'une coopération renforcée entre l'Italie et la France voit le jour. Pour notre part, nous avons entrepris une réforme très importante des secteurs de l'énergie électrique et du gaz. EDF et GDF sont devenus des sociétés de droit commun et nous avons élaboré un processus envisageant l'ouverture du capital de GDF au secteur privé au cours de l'été et d'EDF d'ici à la fin de l'année. En même temps, les marchés français sont ouverts à la concurrence à un niveau de 70 %. Mais nous avons une grande préoccupation : qu'il y ait la même ouverture aux investisseurs internationaux dans tous les autres pays de l'UE et en particulier en Italie. EDF a eu la possibilité d'entrer dans le capital de EDISON, des investisseurs privés, français et étrangers ont pu prendre le contrôle de la SNET, de la CNR et de la SHEM et il nous semble que la réforme que nous avons entreprise en France, à propos d'EDF, doit conduire le gouvernement italien à ne pas freiner son développement. Cela est un point très important parce que l'avenir de EDF et sa stratégie se jouent aussi sur le dossier EDISON. C'est pour cette raison que nous espérons vivement arriver à un accord qui puisse permettre à une entreprise de travailler dans le cadre de règles qui soient de droit commun.
Q - Pensez-vous arriver à une solution avec la réunion de ce jour ?
R - " Nous verrons. De toute façon, je serai à Rome avec le Président de EDF Pierre GADONNEIX, avec des propositions qui permettront des discussions constructives ".
Q - De toute façon la " partie " sera close avant l'ouverture du capital de EDF aux capitaux privés. Est-ce ainsi ?
R - " Je pense qu'il est nécessaire que EDF résolve la question avant l'ouverture de son capital ".
Q - A propos de l'énergie, savez-vous que Berlusconi a fait une proposition visant à engager de nouveau l'Italie dans le nucléaire ?
R - " En ce qui concerne la politique énergétique, nous souhaitons le développement des sources d'approvisionnement et nous nous sommes engagés dans le nouveau réacteur EPR. Nous avons un produit compétitif et nous sommes donc vraiment disposés à travailler avec le gouvernement italien sur ces sujets. En effet, d'après nous, le nucléaire est, avec les énergies renouvelables, l'énergie la plus conforme au protocole de Kyoto. Un grand nombre de pays pense investir à nouveau dans le nucléaire pour trouver une solution stratégique aux problèmes énergétiques et environnementaux.
Q - Et sur le dossier Lyon-Turin, où en est-t-on ?
R - " Il n'y a pas de difficultés majeures. Chaque partie présentera son programme de financement ; nous avons fixé les engagements de chacun, nous avons des accords sur les conditions d'avancement du projet, nous voulons mettre au point un " pilotage " exemplaire du projet pour obtenir la coordination la plus grande possible afin de ne pas dépasser les coûts. Donc nous ne sommes pas inquiets, nous avons un budget total de 275 millions pour 2005-2009 nous devrons ensemble contrôler la maîtrise de ce budget.
Q - Et sur les autres dossiers bilatéraux à caractère industriel ? Par exemple en ce qui concerne Airbus ?
R - " Nous en avons déjà parlé avec M. Berlusconi. J e crois qu'à ce sujet, des réflexions sont en cours, parce que le Premier ministre a toujours montré qu'il accordait la plus grande attention à ces dossiers. Je ne sais pas comment les choses évolueront, mais je peux dire que pour ma part, je n'ai jamais ressenti de l'indifférence, du reste, la position de l'Italie est d'être à nos côtés. De toute façon, ce n'est pas parce que les Italiens étaient absents lors du dernier rendez-vous de Toulouse qu'ils ne pourront pas y être les prochaines fois. Nous y comptons ".
Q - A ce sujet, quels pourront être à l'avenir les " chantiers " communs entre la France et l'Italie ?
R - " Je pense qu'il y a des secteurs importants où nous pourrons collaborer. Le transport aérien, l'industrie de la défense, tout ce qui concerne le transport des " autoroutes de la mer ", les nouveaux projets stratégiques et culturels et enfin la recherche. C'est un des sujets que je traiterai avec M. Berlusconi. La proposition que fait la France à l'Italie est de coopérer entre pays européens autour de l'Agence de l'innovation et de la recherche, ce qui nous permettra de développer des projets scientifiques, par exemple, dans les neurosciences, dans les biotechnologies et dans d'autres secteurs de pointe, tout en sachant que l'Europe possède les connaissances scientifiques et industrielles pour obtenir de grands succès. D'ailleurs, c'est de cela dont nous avons parlé lors du baptême du A380 avec MM. Blair, Schroeder et Zapatero ".
Q - Vous parlez d'ouverture des marchés, de règles communes mais les " forteresses " continuent à exister. Que pensez-vous du fait que l'Italie a expressément mise au banc les banques étrangères et donc les françaises ?
R - " Nous sommes pour des règles européennes communes s'appliquant à l'énergie et à la finance. Donc dans tous les secteurs, spécialement dans la zone euro. Je ne conteste pas l'histoire de la souveraineté de chaque pays, mais nous construisons l'Europe et donc, nous devons nous rapprocher les uns les autres. Nous ne pouvons pas vouloir l'UE et avoir un système de droit fait d'exceptions. De toute façon, je suis optimiste, je crois beaucoup aux convictions européennes de M. Berlusconi " .
Q - A propos de l'Europe, nous sommes plutôt frustrés par le fait que les Français se tournent plus vers Berlin, même vers Londres et Madrid plutôt que vers Rome. Pourquoi ces axes privilégiés, ces directoires ?
R - " Je pense qu'il y a une histoire franco-allemande dont il faut tenir compte parce que cette histoire est à la base de la construction européenne, mais je pense également que les six membres fondateurs de l'Union doivent rester toujours très proches. La France n'a donc pas de visions exclusives et nos relations avec l'Allemagne ne signifient pas qu'il y ait un directoire. En même temps, nous voulons construire dans la nouvelle Europe des pôles de stabilité, des alliances qui nous permettent de conquérir les majorités nécessaires, dans le cadre des nouvelles règles qui résulteront de la Constitution (majorités qualifiées à construire, relations institutionnelles stabilisées... ). Il n'est pas possible d'être en permanence dans l'incertitude sur chaque dossier. Pour cela, la France et l'Italie ont la vocation de travailler ensemble, sur des positions communes et donc la France n'a aucun désir de laisser l'Italie de côté. Au contraire, le Chef de l'Etat m'a dit de faire en sorte que ce voyage renforce l'alliance entre les deux pays et qu'il soit possible de préparer à l'avance les sommets européens avec l'Italie pour renforcer notre action ". Notre expérience ancienne de l'Union européenne peut être utile à nos amis, les nouveaux membres.
Il ne me semble pas que les liens entre Paris et Rome aient jamais été mis en discussion. Ce n'est pas le problème. Ce que je veux dire, c'est qu'il faut transformer notre ancienne coopération européenne en une méthode de travail et une capacité nouvelle pour mieux préparer les décisions et les choix ensembles ".
Q - Toujours sur l'Europe, la Constitution et la Turquie sont deux sujets particulièrement sensibles en France. Que voyez-vous à l'horizon ?
R - " Le oui au référendum constitutionnel l'emportera, je le pense, parce que les français prennent conscience de la dimension historique de ce Traité. Plus il y a un débat, plus les Français comprennent que si le Traité n'était pas adopté, cinquante années d'histoire européenne seraient rayées. En revanche, il est vrai que la France est inquiète sur le sujet de la Turquie, sur les frontières de l'Europe. En effet, les français ne veulent pas que l'Europe soit dans une phase permanente d'élargissement de ses frontières. Nous avons pris des mesures pour les rassurer, en modifiant la Constitution de telle sorte que pour toutes les nouvelles négociations d'élargissement qui s'ouvriraient, les conclusions feraient l'objet d'un référendum afin que le peuple puisse avoir le dernier mot. A ce sujet, je suis donc plutôt optimiste ".
Q - L'un des principaux problèmes de l'Europe est le problème de l'immigration. En France, on commence à penser à l'introduction de quotas. Etes-vous favorable à cette politique ?
R - " L'idée qui me semble la meilleure est celle de l'immigration " co-choisie " avec les pays partenaires d'origine du flux migratoire, afin d'établir avec eux nos besoins mais également les leurs. Si par exemple c'est une main d'oeuvre que la France doit former professionnellement et ensuite aider au retour ou bien si c'est une immigration destinée à rester définitivement chez nous. La proposition des quotas est utile mais partielle parce qu'elle donne l'idée que le choix dépend uniquement du pays d'accueil et non pas de celui d'origine. C'est une politique qui veut être équilibrée ".
Q - Vous parlerez également du Pacte de Stabilité avec M. Berlusconi. Sommes-nous finalement arrivés à un accord satisfaisant pour toutes les parties ?
R - " Je pense que l'accord en perspective, qui devra obtenir l'approbation des Chefs d'Etat, est satisfaisant. Evidemment, il y a encore des points à régler, mais sur l'analyse de fond nous sommes d'accord. Certains pays ont une approche plus qualitative et d'autres plus quantitative. Personnellement, je suis plus pour le quantitatif, dans le sens que l'Europe devrait fixer quelques importants programmes de recherche et faire en sorte que ces coûts aient un statut budgétaire spécifique, hors ratio du poste ".
Q - A propos de la recherche et de l'innovation, la France vient de décider la constitution d'une Agence pour l'innovation et la création de pôles de compétitivité. Ne vous semble-t-il pas que cette boulimie puisse créer une trop grande bureaucratie ?
R - " Il ne s'agit pas de créer de nouvelles administrations, mais de créer une task force , des pôles d'impulsion et d'avoir des lieux stratégiques et non de gestions. Nous avons une stratégie pour la recherche sur trois axes : PME, fondamentale et grands projets industriels, simple à organiser. Il ne s'agit pas de créer des mammouths, mais des forces d'action pour l'innovation, avec un partenariat public-privé et avec une vision européenne. C'est le cas pour ITER, pour l'énergie de fusion, un projet pour lequel nous collaborons avec l'Italie et qui a reçu de la ministre Moratti, que j'admire beaucoup un soutien sans précédent. Un projet mondial dans lequel, nous français et européens, voulons exister mais pour lequel nous ne pouvons ni ne voulons pas nous passer des autres. En effet, nous ne pensons pas que les grands projets puissent être seulement franco-français ".
Q - Venons-en à la France. Maintenant M. le Premier ministre, vous êtes à la moitié de votre mandat. Après avoir engagé d'importantes réformes structurelles comme celle des retraites et de l'assurance maladie, que proposez-vous pour les deux prochaines années ?
R - " Nous avons fixé trois grandes étapes pour la législature. La première, celle des réformes d'urgence, qui est sur le point de se terminer et qui avait comme objectif de sortir la France de certaines impasses comme par exemple, les retraites. La seconde est de donner à la France le goût de l'avenir et ce sont les réformes qui concernent la société de l'intelligence, de la connaissance, de l'information, de l'école, de la recherche, par la création d'une Agence de la recherche, d'une Agence pour l'innovation industrielle et de pôles de compétitivité. Il y a également un projet fort en faveur des PME. La troisième phase est celle qui concerne l'action internationale et notre message est que la France, par le biais de l'Europe, doit être la promotrice de grands projets comme par exemple l'introduction d'une taxe internationale pour soutenir le développement ".
Q - C'est un fait que, malgré ces ambitieux programmes la France a des difficultés pour relancer la croissance et l'emploi. Que répondez-vous à ce sujet ?
R - " Pour la première fois au second semestre de 2004, depuis la crise de 2000, il y a eu la création nette de 28 000 emplois. Nous sommes repartis dans un cycle qui crée de l'emploi. Il est évident également que nous avons fait tout notre possible pour éviter une politique d'austérité qui aurait bloqué la croissance et nous pensons être aujourd'hui dans une perspective de croissance qui nous permette de viser les objectifs fixés dans la loi de finance. Evidemment, nous avons des préoccupations comme le dollar et le pétrole, mais avec l'adoption du plan de cohésion sociale et certaines mesures que nous avons prises pour encourager l'emploi, en investissant 13 milliards d'euros en 5 ans, tout cela devrait nous amener à une baisse significative du chômage en 2005 ".
Q - Et en ce qui concerne la politique fiscale de réduction importante des impôts, après la pause de 2005 y aura-t-il une reprise l'année suivante ?
R - " Nous évaluerons les grandes équations de 2006 à la mi -2005, mais étant donné que la tendance au premier semestre va vers une croissance tendancielle du PIB de 2,5 % et que le chômage est désormais stabilisé, nous comptons reprendre notre politique de réduction de la pression fiscale dès l'année prochaine.
Q - Les grands thèmes économiques de cette année sont : la compétitivité et la volonté de remettre les entreprises au centre de la politique économique du pays. Au-delà des déclarations de bonne volonté, que faîtes-vous concrètement ?
R - " Nous nous étions engagés avant tout, à créer un million de nouvelles entreprises pendant le quinquennat et, les trois premières années, nous sommes arrivés à 600 000. Nous sommes donc en phase avec ce qui a été annoncé. Nous avons une politique fiscale d'aides aux investissements, nous avons soutenu la recherche et l'innovation en introduisant des crédits d'impôt, également pour la formation. Mais nous devons faire plus ".
Q - C'est-à-dire ?
R - " Par exemple pour les exportations, nous devrions prendre l'Italie comme exemple. Nous pensons que les Italiens sont très créatifs mais l'image des français qui consistent à voir les Italiens comme des personnes créatives seulement pour leur pays, est dépassée. En effet, les Italiens sont intégrés à la globalisation. Quand je compare les chiffres du commerce international, je vois que la France est en première position pour les grands contrats, mais l'Italie est devant globalement parce qu'il y a une multitude de contrats de dimensions moyennes. Je crois donc, que la force de l'Italie réside dans la capacité de ses PME d'exporter. Et dans ce domaine, nous avons encore beaucoup à apprendre. Et je veux traiter de ce sujet avec M. Berlusconi ".
Q - Dépassées donc les frictions anciennes avec l'Italie et celles surgies à l'occasion de la guerre en Irak ?
R - " Amitié veut dire regarder vers l'avenir. Nous voulons que l'Europe agisse pour éclairer encore plus le rayon d'espérance qui est apparu en 2005 en Irak avec le début d'un processus électif et aussi au Proche-Orient. Et croyez-moi, sous cet aspect, nous n'avons aucune divergence avec l'Italie ".
(Source http://www.premier-ministre.gouv.fr, le 26 janvier 2005)