Entretiens de M. Michel Barnier, ministre des affaires étrangères, avec RTL et LCI le 3 novembre 2004 à Paris, sur l'élection présidentielle américaine, la relation transatlantique entre Européens et Américains, entre la France et les Etats-Unis sur les questions de politique étrangère et la gestion des crises régionales et internationales.

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Média : Emission L'Invité de RTL - La Chaîne Info - RTL - Télévision

Texte intégral

(Entretien avec RTL à Paris, le 3 novembre 2004) :
Q - Bonjour Michel Barnier. Nous aurons au micro de RTL la première réaction du gouvernement français, de la diplomatie française par votre voix, tout indique que George Bush se rapproche d'une réélection et votre travail, Michel Barnier, ce sera de trouver des mots pour masquer la déception du gouvernement français ?
R - Au moment où je m'exprime et où vous m'interrogez, ni le président Bush ni le sénateur Kerry n'ont jugé possible de parler eux-mêmes du résultat de ces élections. Alors ce n'est pas moi, depuis Paris, dans votre studio, qui vais parler de ce résultat qui n'est pas formellement acquis. Je peux en revanche donner un coup de chapeau à la démocratie américaine qui a bien fonctionné, à la formidable mobilisation et au débat qui a intéressé le monde entier. Je peux d'ores et déjà former des vux pour le président élu des Etats-Unis, pour le peuple américain, qui est un peuple ami et allié, je peux former des voeux et aller un peu plus loin sur les chantiers de nos relations entre Français et Américains, entre Européens et Américains.
Q - Nous allons en parler. Est-ce indifférent que ce soit George Bush ou John Kerry ? Est-ce que c'est la même chose pour la diplomatie française une fois que l'élection présidentielle est passée, c'est une nouvelle page qui est en train de s'écrire ?
R - C'est une nouvelle étape qui commence à un moment très important pour le monde, l'Europe est en train d'atteindre sa maturité institutionnelle et je pense que les relations entre l'Union européenne et les Etats-Unis sont un élément clé de la nouvelle organisation du monde, de ce nouvel ordre mondial que nous devons construire par rapport au désordre d'aujourd'hui. Donc, nous allons travailler avec l'Administration américaine qui va être confirmée, peut-être changée, ou la nouvelle Administration américaine selon le résultat final, mais nous allons travailler, nous avons beaucoup de choses à faire, à la fois sur les crises actuelles, l'Irak, le Proche-Orient, l'Iran, les enjeux du continent africain et puis pour rebâtir, pour rénover la relation transatlantique.
Q - Parlons de l'Irak, c'est quand même le dossier le plus important qui est là devant nous, avec une conférence internationale au Caire les 22 et 23 novembre. Qu'imaginez-vous qui puisse changer aujourd'hui sur ce dossier ? Qu'est-ce qui peut changer ? Qu'est-ce que les Américains par exemple peuvent modifier ? Qu'est-ce que vous attendez d'eux ?
R - Nous avons travaillé ensemble à cette résolution 1546 qui fixe le chemin d'une sortie politique et pacifique de ce trou noir où nous nous trouvons tous, parce qu'il n'y a pas que les Américains qui sont concernés par cette tragédie irakienne, il y a la stabilité de cette région du Proche et du Moyen-Orient et d'ailleurs je me permets de lier ce conflit-là à l'autre conflit, le plus ancien, le conflit israélo-palestinien, sur lequel nous devons aussi agir ensemble, Américains et Européens. Alors que va-t-il se passer ? Nous sommes dans un processus extrêmement fragile de reconstruction politique et il y a des étapes qui sont devant nous. La première étape est cette conférence de Charm el Cheikh à laquelle je vais d'ailleurs participer et qui est l'occasion, j'allais dire d'inclure, dans le processus politique, à la fois les pays de la région qui doivent coopérer pour accompagner la sortie politique de cette tragédie, et puis les forces politiques irakiennes les plus nombreuses possibles, toutes celles qui sont déjà dans le jeu politique, toutes celles qui voudraient y entrer en renonçant définitivement à la violence. C'est cela la clé de cette première conférence qui doit être utile et ouverte.
Q - Mais qu'est-ce qui peut changer ? Qu'est-ce qui peut être mis sur la table par les Américains, par la nouvelle Administration américaine quelle qu'elle soit, ce qui peut modifier la situation ?
R - Ce qui peut changer c'est que la communauté internationale, la communauté des pays arabes, le plus grand nombre possible de forces politiques irakiennes s'engage dans ce dialogue politique pour préparer le grand rendez-vous que sont les élections démocratiques en Irak au mois de janvier et c'est à partir de ce moment-là que basculera le processus démocratique et politique vers autre chose que la violence ; ensuite il y a une Constitution et un référendum sur la Constitution et, donc, je l'espère, dans le cas d'une pleine souveraineté du peuple irakien, la capacité de maîtriser son destin.
Q - On a constaté une forte mobilisation aux Etats-Unis, beaucoup d'électeurs, George Bush paraît être en tête et, de toutes les façons, John Kerry, dans ses propositions n'était pas très différent de George Bush. Au fond l'Etat américain, le gouvernement américain se trouve conforté par ces choix, aujourd'hui par cette élection américaine. Peu de marge de manoeuvre dans un dialogue entre vous, Français, et le nouveau gouvernement américain ?
R - Je pense qu'Américains et Européens ont besoin les uns des autres. Les Américains doivent comprendre ce qui est en train de se passer sur notre continent, cette organisation politique que nous sommes en train de consolider, je l'espère, après la prochaine Constitution européenne, cette capacité politique d'avoir une politique étrangère, une politique de défense, que veulent se donner les Européens, c'est précisément ce qui est écrit dans la Constitution européenne, qui a été signée à Rome vendredi et qui doit être ratifiée par le peuple français, je le souhaite de toutes mes forces. Et, donc, ce à quoi je vais m'attacher, sous l'autorité du président de la République, Jacques Chirac et avec les autres gouvernements européens, c'est faire comprendre aux Américains ce que nous sommes en train de faire, c'est essayer de rétablir une confiance américaine dans le projet européen, parce que les Américains ne peuvent pas imaginer construire, diriger et animer le monde tout seuls. Notre monde a besoin de plusieurs puissances, ils sont la première, nous sommes en train d'acquérir les éléments et la volonté d'être une autre puissance, mais il y a aussi les Russes, les Chinois, les Indiens, les Brésiliens. Donc, voilà ce que nous appelons le monde multipolaire et voilà en quoi nous pensons qu'il y a, dans le multilatéralisme, ce dialogue entre plusieurs continents qui se respectent et qui construisent ensemble le nouvel ordre mondial, un chantier pour nos relations américaines.
Q - Les relations entre George Bush et Jacques Chirac n'étaient pas bonnes avant ces élections. Si George Bush est réélu, il n'y a pas de raison que cela s'améliore. C'est un obstacle, ça, dans un travail que l'on a ?
R - Je ne voudrais pas que l'on ramène tout cela à des considérations qui ne sont d'ailleurs pas justes. J'ai observé, depuis que je suis ministre des Affaires étrangères, les dialogues entre le président Chirac et le président Bush. Ils n'ont pas le même tempérament mais ce sont deux hommes politiques chevronnés et expérimentés et qui arrivent à se parler franchement. Je l'ai observé d'assez près, notamment au cours de la dernière visite du président des Etats-Unis sur les plages de Normandie, qui a été un grand moment. Encore une fois, nous avons beaucoup de choses à faire et nous allons les faire ensemble avec l'Administration américaine et avec l'Union européenne.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 4 novembre 2004)
(Entretien avec LCI à Paris, le 3 novembre 2004) :
Q - Bonjour Monsieur Barnier, merci d'être là. Je sais que vous avez le Conseil des ministres, que vous avez rendez-vous à 8H30, vous avez très peu de temps. On vous est reconnaissant de venir nous donner votre premier commentaire. Je ne vais pas vous demander pour qui vous votiez, mais est-ce que vous êtes déçu ?
R - Non, très franchement, d'ailleurs, ni le président Bush à ma connaissance, ni le sénateur Kerry ne se sont exprimés, n'ont cru possible de s'exprimer sur le résultat de cette élection. Donc je ne vais pas moi, depuis Paris, dire que George Bush est réélu ou que John Kerry n'est pas élu. Ne me demandez pas de faire de commentaires, comme ministre des Affaires étrangères. Ce que je peux dire, c'est qu'on peut donner un coup de chapeau à la démocratie américaine pour ce débat passionnant, et qui a passionné le monde et pas seulement les Américains. On peut adresser des vux au président élu des Etats-Unis, au peuple américain et surtout dire que, dans les quatre ans qui viennent, nous avons, Français et Américains, à nous parler beaucoup, à mieux nous comprendre. Nous avons beaucoup à faire, entre Européens et Américains, pour organiser le monde d'une manière plus stable et plus pacifique qu'il ne l'est aujourd'hui.
Q - Alors il y a une véritable "dérive des continents" qui s'est aggravée, accélérée depuis quatre ans. Le fossé qui s'est creusé est quand même assez vertigineux. Est-ce que, si Bush est réélu, comme semblent l'indiquer tous les chiffres qui arrivent des Etats-Unis, ou même si Kerry, par surprise, était élu, pour essayer de se rapprocher des Etats-Unis, pour essayer de se réconcilier, la France pourrait faire un geste - par exemple annuler la dette irakienne ?
R - D'abord, ne décrivez pas les quatre années passées sous le seul fait d'une division réelle, profonde, à propos de la crise irakienne. Non ! Il y a beaucoup de sujets sur lesquels nous avons travaillé ensemble depuis quelques années. Et d'abord la lutte contre le terrorisme, ensuite en Afrique, à Haïti et en Afghanistan, où nous sommes ensemble pour stabiliser ce pays. Il y a beaucoup de preuves de ce travail commun ou de sujets sur lesquels nous travaillons, Européens et Américains ensemble, Français et Américains ensemble.
Q - Oui, mais on se parle peu, entre la Maison Blanche et l'Elysée. Tout le monde sait bien que le courant passe difficilement, très mal, que la relation n'a jamais été aussi entachée de querelles. On a vu, pendant la campagne électorale, à quel point George Bush continuait à taper sur la France, cet allié infidèle.
R - Je ne veux pas faire de polémiques, cette campagne est maintenant terminée. Ce qui m'intéresse davantage, c'est ce qu'on peut faire ensemble pour, encore une fois, régler un certain nombre de crises ou de conflits, à Haïti, en Afrique, au Proche et au Moyen-Orient, en Afghanistan. Que pouvons-nous faire ensemble pour sortir de ce trou noir où nous nous trouvons avec le conflit israélo-palestinien, qui est un conflit central, et pour sortir, par la politique, par la démocratie de la crise irakienne ? Oui, nous allons participer à l'annulation d'une partie de la dette irakienne, oui nous allons participer à la conférence de Charm El Cheikh, avec les pays de cette région, pour consolider un processus qui doit se traduire par des élections en Irak et par une souveraineté, complète et totale, confiée au peuple irakien sur son propre destin. Nous avons, entre Américains et Européens, beaucoup de raisons de travailler ensemble et d'abord de nous parler à partir de maintenant.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 4 novembre 2004)