Déclaration de M. Dominique Bussereau, ministre de l'agriculture, de l'alimentation, de la pêche et de la ruralité, sur la nécessité de remédier au vide juridique concernant le principe de précaution, tant en matière sanitaire, qu'environnementale ou alimentaire, Paris le 9 décembre 2004.

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Circonstance : 43e forum d'Iéna du Conseil économique et social à Paris le 9 décembre 2004

Texte intégral

Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs,
Avant toute chose, je dois vous dire que c'est avec plaisir et intérêt que je viens conclure ce 43ème Forum d'Iéna, au cours duquel vous avez traité avec la largeur et la profondeur de vue qui caractérisent le Conseil Économique et Social, le sujet " Économie et société à l'heure du principe de précaution ". Mon expérience de Ministre de l'agriculture, de l'alimentation de la pêche et de la ruralité est très brève, mais je suis convaincu de l'importance majeure que revêt cette question pour mon ministère, et plus généralement pour les responsables quels qu'ils soient, dans les secteurs public, privé ou associatif, à PARIS comme en région.
Et mon passage aux Transports et à la Mer m'a permis de mesurer tout l'enjeu du rapport de nos concitoyens aux risques de la vie moderne. Vous avez choisi approcher ces questions sous des éclairages contrastés, en retenant des thèmes comme " Principe de précaution et croissance " ; " Droit, face au principe de précaution " ; " Principe de précaution, culture et éducation ". La richesse de vos débats démontre la complexité des problèmes auxquels les décideurs publics ont à faire face dans l'exercice de leurs missions de gestion des risques et d'orientation de la recherche, sujets que vous avez abordés avec des intervenants de très haut niveau, dont plusieurs me sont très familiers, et que je salue amicalement.
Comme vous l'indiquiez dans la présentation de vos travaux, le principe de précaution est plus souvent cité que connu. Je pense qu'il n'est pas inutile de rappeler qu'il a vocation à être appliqué dans tous les domaines touchant à la sécurité des personnes. Il l'est déjà, directement ou indirectement, dans les secteurs de l'agriculture et de l'alimentation, dans ceux de l'environnement et de la santé. Il faut aussi rappeler qu'il est souvent confondu avec l'approche, le comportement ou la démarche de précaution, qui ne sont rien d'autre que la simple obligation de prudence, dont chacun est redevable à l'égard d'autrui dans l'exercice de ses activités professionnelles ou civiles, quand il n'est pas le masque honorable de la fuite devant les responsabilités... En règle générale, la jurisprudence s'approprie toujours le " principe " pour en faire un fondement autonome de droits et d'obligations. On voit donc bien, puisqu'on parle de " principe ", qu'il s'agit d'une affaire extrêmement sérieuse, notamment dans sa portée juridique.
D'autant qu'aujourd'hui, la " juridictionnalisation " croissante de la société française conduit à la mise en cause de plus en plus fréquente des responsables, qu'ils soient politiques ou chefs d'entreprise.
Sans revenir sur les textes fondateurs en droit de l'environnement, de l'alimentation, de la santé, je voudrais plutôt insister sur le fait que le principe de précaution ne s'applique pas de façon uniforme dans tous les domaines de risques.
Ainsi, en matière d'environnement, le principe de précaution concerne tous les décideurs publics et pas seulement l'État. Les risques s'apprécient généralement sur plusieurs générations et les mesures de précaution sont le plus souvent destinées à perdurer.
D'autres particularités gouvernent le secteur de la santé. Elles se justifient notamment par le fait que, par leur nature même, les produits de santé sont susceptibles de se révéler dangereux dans leur effet principal et de générer des effets secondaires négatifs. Pour les médicaments, l'analyse qui conduit à autoriser ou non une spécialité pharmaceutique porte non seulement sur les risques, mais aussi, voire surtout, sur l'utilité objective du nouveau produit par rapport au bénéfice recherché pour la santé. Enfin, le secteur de la santé se caractérise par une liberté de choix très réduite, sinon inexistante, pour le malade malgré l'arrivée des génériques (car le principe actif reste identique à celui des spécialités).
Les choses sont encore très différentes dans le secteur alimentaire qui est directement au coeur de mes attributions ministérielles. Les spécificités de ce secteur sont dues à la conjonction d'un ensemble de facteurs. Ce qui prime dans le domaine de la nutrition, c'est le principe d'innocuité des produits alimentaires. Or la longueur des filières, la complexité des enchaînements de causalité, la singularité du mélange vivant/chimie, les risques de rupture de la chaîne du froid, le libre accès aux aliments et la variété des possibilités de choix pour le consommateur, en tout temps et en tout lieu, sont autant d'éléments difficiles à maîtriser. Enfin, dans ce secteur, les mesures de précaution ont un caractère temporaire, avant confirmation ou infirmation du risque scientifiquement établi. Il y a donc lieu de différencier prévention et précaution. Le principe de précaution vise donc à faire de l'incertitude scientifique et du doute un fait juridiquement reconnu, pour produire des effets de droit.
Il faut souligner qu'il s'agit d'un principe d'action, en ce sens que l'absence de certitude scientifique ne doit pas conduire à attendre sans rien faire. Des mesures immédiates doivent être décidées pour protéger l'Homme et son environnement dès lors que le décideur public a de bonnes raisons de penser que leur exposition à un danger, même mal connu, est susceptible de provoquer des dommages irréversibles, mais incertains.
Les notions nouvelles de traçabilité, de variabilité des risques, de prévention sont délicates à gérer : il faut décider vite ; les mesures doivent être proportionnées à celles prises pour maîtriser des risques que l'on connaît bien. Des exemples dans les filières végétale et animale sont désormais connus par le consommateur, et se retrouvent dans le panier de la ménagère ou au menu du restaurateur.
Et tout ceci sous l'oeil des médias, avec le souci de ne pas provoquer de paniques injustifiées, mais tout en menant une politique de sécurité efficace.
La mise en oeuvre du principe de précaution est affaire d'équilibre, tant les conséquences économiques et sociales peuvent être lourdes. Ce principe, vous le savez bien, est d'abord à la charge des États. Il comporte donc en lui-même des conséquences sur les rapports que chaque État entretient avec la recherche et l'innovation, et par voie de conséquence avec l'activité économique qu'il saura ou voudra préserver sur son territoire.
Deux options radicalement opposées sont possibles s'agissant de la mise en oeuvre du principe de précaution :
- soit, au nom de la protection des personnes, la puissance publique prend toutes les garanties de sécurité préalablement à la diffusion d'un nouveau produit ou d'une nouvelle technique et elle accroît automatiquement les contraintes à la charge des entreprises pour leur développement ;
- soit la puissance publique ignore les indices d'existence potentielle d'un risque lorsqu'ils sont incertains, et attend la survenue d'un dommage pour restreindre l'utilisation du produit ou de la technique en cause, créant de fait une attractivité économique sur son territoire, mais en assumant inévitablement des risques.
Cette seconde approche est profitable à la recherche et à ses applications. Si je devais illustrer mon propos, l'exemple des OGM serait sans doute le meilleur en considérant les positions défendues respectivement par les continents américain et européen, et vous connaissez ma préférence dans ce domaine.
Sur le plan de l'action gouvernementale, il y a donc nécessairement un choix politique à faire entre la protection des personnes et le développement économique, et il est effectivement possible de créer des distorsions de concurrence considérables par le simple usage qui sera fait ici ou là du principe de précaution. J'ai la conviction que le seul moyen d'éviter ces conséquences délétères est de confier aux instances ou conventions internationales qui prévalent dans un domaine de risque particulier la responsabilité d'élaborer des lignes directrices, ou des normes internationales, pour la mise en oeuvre du principe de précaution. Dans le domaine de l'alimentation par exemple, la contribution du Codex alimentarius s'est dans cet esprit avérée très appréciable.
Pour revenir un instant sur le curseur entre la protection des personnes et la promotion des activités économiques, l'indispensable arbitrage renvoie à deux autres notions contingentes, non seulement au principe de précaution, mais aussi à la prévention des risques : je veux parler du niveau de protection choisi pour la population et de l'acceptabilité sociale des mesures prises.
De ce point de vue, le politique, l'élu responsable, a une responsabilité de transparence et de clarté dans son action. Nous sommes entrés dans une période où les crises sanitaires passées nous rappellent que :
- consommateur, citoyen, usager, contribuable ;
- chacun veut exercer un droit de regard sur les protections qui lui sont proposées, et rester particulièrement impliqué dans l'appréciation de l'équilibre retenu entre risques subis et risques consentis.
Cette évolution doit nous conduire optimiser sans cesse l'adéquation et l'efficacité de notre système d'analyse des risques, national et communautaire. Même si les avancées permises par la loi n° 98-535 du 1er juillet 1998, relative au renforcement de la veille sanitaire et du contrôle de la sécurité sanitaire des produits destinés à l'homme, sont indéniables, des progrès sont encore nécessaires. Je rappelle que cette loi, complétée en 2001, a porté création de l'Agence française de sécurité sanitaire des aliments (Afssa) ; de l'Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (Afssaps) ; de l'Agence française de sécurité sanitaire de l'environnement (Afsse) ; de l'Institut national de veille sanitaire (InVS) et qu'elle fait actuellement l'objet d'une évaluation par le Parlement.
C'est sur ce socle que les décideurs publics dont je suis peuvent désormais appuyer leurs décisions, forts d'évaluations scientifiques des risques sanitaires indépendantes, transparentes, multidisciplinaires et collectives.
Cependant, le dispositif national d'analyse des risques n'est pas complet. Ainsi, dès 2000, Mme Viney et M. Kourilsky, qui est intervenu ici même aujourd'hui, recommandaient dans leur rapport sur le principe de précaution l'organisation de l'expertise en deux cercles : l'un chargé de l'évaluation scientifique des risques, l'autre de l'analyse des autres aspects (sociaux, économiques, éthiques, etc.) de la décision.
En effet, si l'évaluation scientifique des risques sanitaires est essentielle, une analyse globale des dimensions et conséquences d'un enjeu ou d'une mesure, et une mise en perspective des décisions les unes par rapport aux autres sont nécessaires. Les impacts sociaux, économiques et/ou juridiques de certaines recommandations des instances sanitaires doivent donc être très scrupuleusement évalués. Cette évaluation doit être distincte de celle des risques sanitaires, afin de prévenir toute confusion qui a pu exister dans le passé, notamment du fait de la représentation des acteurs économiques au sein d'institutions chargées de l'évaluation des risques sanitaires.
Lors de l'installation le 25 septembre 2003 du Conseil National de l'Alimentation, qui rassemble organisations professionnelles, organisations syndicales et mouvement consumériste, mon prédécesseur Hervé GAYMARD a ainsi souligné que l'expertise sanitaire ne pouvait avoir qualité d'expertise exclusive, et que d'autres éclairages étaient nécessaires au Gouvernement pour concevoir la politique de l'alimentation, et mettre en oeuvre le principe de précaution avec le souci d'une action équilibrée entre les risques avérés et ceux qui ne le sont pas.
De plus en plus effectivement, l'opinion exige l'élaboration d'arbres de décision clairs mettant en évidence le poids relatif de chacun des arguments participant à la décision. Mandat a ainsi été donné au Conseil National de l'Alimentation de produire un avis sur la mise en place d'une expertise socio-économique globale. Je crois savoir qu'un avis devrait être adopté à la mi-décembre par cette instance qui montrera l'utilité et la faisabilité de ce nouveau type d'expertise.
Ainsi donc, si les choses évoluent comme nous pouvons le supposer, le Gouvernement disposera à horizon visible d'instruments plus complets pour mener sa politique sanitaire : des instances scientifiques pour l'évaluation des risques sanitaires ; des instances spécialisées pour l'évaluation des impacts économiques et sociaux ; et des instances de concertation où la hiérarchisation des mesures pourra s'opérer dans le respect des systèmes de valeur de la société.
Ce dispositif qui allie compétences académiques et participation active des corps sociaux me semble assez équilibré pour déboucher sur une mise en oeuvre appropriée du principe de précaution. J'ai bien conscience qu'il concernera principalement le risque alimentaire, et non les risques environnementaux ou le domaine des produits de santé. Mais j'espère que vous me pardonnerez d'avoir centré mon propose sur ce qui relève directement de mon champ d'attribution. Je conclurai mon propos en soulignant l'initiative du Président de la République d'adosser à notre Constitution une Charte de l'environnement dont l'article 5 se rapporte au principe de précaution. Parce que l'Homme a acquis au XXe siècle un pouvoir sur la nature qu'il n'avait encore jamais exercé, et parce que les progrès technologiques ont fait naître des risques d'exploitation excessive des ressources et de destruction irréversibles du milieu, un projet de loi constitutionnelle a été déposé au Parlement en juin 2003. Il y a lieu d'y voir une nouvelle étape du pacte républicain pour le siècle qui commence.
Et lorsque la loi sera promulguée, la norme édictée s'imposera à tous, pouvoirs publics, acteurs professionnels, juridictions, citoyens. Ce sera évidemment la plus forte consécration du principe de précaution en droit français.
Ce nouveau paysage justifie en soi les échanges approfondis sur les modalités concrètes de mise en uvre de ce principe juridique nouveau, comme vous l'avez fait aujourd'hui. Je vous en félicite vivement d'en avoir pris l'initiative et je vous remercie de votre attention.
(Source http://www.agriculture.gouv.fr, le 10 décembre 2004)