Interview de M. Renaud Donnedieu de Vabres, ministre de la culture et de la communication à France 3 le 14 décembre 2004, sur la décision du Conseil d'Etat d'interdire la diffusion de la chaîne de télévision par satellite Al Manar sur le réseau français et la liberté d'expression dans l'audiovisuel.

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Média : France 3 - Télévision

Texte intégral

Q - Vous êtes depuis neuf mois maintenant ministre de la Culture et de la Communication, et le moins qu'on puisse dire c'est que vous avez pris à bras-le-corps un certain nombre de dossiers très divers, c'est le propre de ce ministère qui est immense par le territoire qu'il couvre, mais très riche nécessairement, malgré les espoirs de toutes les professions qu'il est censé satisfaire. Avant de discuter du piratage et des droits d'auteur qui devient un sujet capital au niveau de l'Union européenne, et nous serons tout à l'heure en compagnie de la commissaire Viviane Reding qui est en charge de ces questions, parlons d'abord, si vous le voulez bien, de l'actualité brûlante, c'est-à-dire la chaîne Al Manar, cette chaîne de télévision par satellite du Hezbollah libanais, enfin du Hezbollah, mouvement financé longtemps par l'Iran et qui est basé au Liban. Donc le satellite EUTELSAT qui diffusait cette chaîne dans un bouquet de chaînes arabes, a donc progressivement fermé en quelque sorte le robinet tout au long de cette journée et ce soir vous pouvez nous confirmer que cette chaîne n'est plus, en principe, diffusée sur le territoire national ?
R - Il y a une décision qui est intervenue hier, puisque le président de la section du contentieux du Conseil d'Etat a considéré que le contenu des émissions que lui avait signalé le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA), faisant d'ailleurs son travail de surveillant sept jours sur sept, et 24 heures sur 24, du contenu d'un certain nombre d'émissions diffusées par satellite, n'était pas conforme aux principes de notre pays, de notre République et de nos valeurs. Cela veut dire tout simplement que le racisme, l'appel à la haine, l'antisémitisme, n'ont pas à avoir droit de cité, d'aucune manière en France, ni dans une cour de récréation, ni dans un tract, ni dans la diffusion d'émissions par satellite. Et donc cette décision de justice est prise, elle a été communiquée à l'opérateur satellitaire, à EUTELSAT, qui lui-même a des liens avec ARABSAT, et donc cette décision de justice sera respectée, cela veut dire que cette diffusion sera interdite. Nous pouvons en tant que Français être fiers, parce que nous sommes le premier pays, sur le plan européen, à avoir cette vigilance légitime. J'ai d'ailleurs, au nom du gouvernement, fait une démarche auprès de la Commission européenne, auprès de Viviane Reding, qui a en charge la communication, et auprès de la présidence de l'Union européenne, pour que cette question fasse l'objet d'une discussion européenne.
Q - Oui, en même temps il faut reconnaître qu'il y a eu des manuvres un peu bizarres, parce que le CSA a commencé par accorder ce qu'on appelle le conventionnement, à cette chaîne
R - Alors il faut que nos concitoyens comprennent très bien les choses parce que ce sont des sujets évidemment très difficiles, on a vite fait de dire, mais qui fait quoi ? Qui est responsable de quoi ? Le premier élément
Q - Il y a l'air d'y avoir une certaine confusion à la manuvre.
R - Non, non, il n'y a pas de confusion à la manuvre, simplement on n'en est plus au ministère de l'Information, et je pense qu'en France, comme dans la plupart des démocraties dans le monde, le fait que le contrôle
Q - On s'en réjouit, surtout ici.
R - que le contrôle des contenus soit diligenté par une autorité administrative indépendante est une bonne chose. Ceci étant dit, il faut que ce soit opérationnel et rapide, parce que sinon nos concitoyens n'y comprennent rien, et c'est d'ailleurs le principe de la responsabilité politique, c'est-à-dire que les gens se disent "mais, au fond, on attend et on attend trop". Alors il y a deux étapes qui sont très importantes, la première étape c'est le conventionnement. Cela veut dire que les entreprises qui veulent émettre sur le territoire français ou sur le territoire européen sont obligées d'avoir un conventionnement pour être
Q - Voilà, c'est ce que la chaîne en question avait fait.
R - agréées et diffusées par l'opérateur satellitaire. Et d'ailleurs compte tenu de la violence de la situation internationale, des conflits protéiformes, les organismes satellitaires eux-mêmes et moi, j'ai reçu il y a quelques jours le président d'EUTELSAT, veulent que les choses soient claires et absolument carrées.
Q - Mais alors pourquoi avoir accordé le conventionnement ? Il suffisait de voir que c'était la chaîne du Hezbollah, je veux dire on connaît hélas la nature de ce mouvement.
R - Je vais venir là dessus. Conventionnement alors, c'est le CSA qui apprécie s'il doit ou s'il ne doit pas conventionner, ils l'ont fait avec des clauses extraordinairement précises et draconiennes, et, à partir du moment où le conventionnement était installé, eh bien la surveillance a commencé 24 heures sur 24 et sept jours sur sept. Le constat ne s'est pas fait attendre, et le président du Conseil supérieur de l'audiovisuel a porté plainte - ça c'est une procédure, c'est la procédure pénale -, a mis en demeure la chaîne, c'est son deuxième pouvoir, et troisièmement
Q - Et il n'y a pas eu de pressions politiques en disant, malheureusement, nos confrères Chesnot et Malbrunot sont toujours otages en Irak, donc ce n'est pas le moment de froisser un certain nombre de régimes ?
R - Oh là là, attendez, plusieurs choses. La première, nous avons été, le Premier ministre et moi-même, amenés à nous exprimer sur le fond parce que nous étions choqués, et nous ne pouvons pas accepter que, dans la France d'aujourd'hui et dans l'Europe d'aujourd'hui que nous voulons construire, ces formes de racisme et d'appel à la haine aient droit de cité, et donc il faut le dire haut et fort, la France est un pays de droits. Il y a un lien entre ce que nous faisons, la position que nous avons adoptée au Conseil de sécurité des Nations unies en réclamant au moment de l'intervention en Irak, et de la politique américaine en Irak, le respect du droit, c'est ce que nous faisons là sur ce sujet.
Q - Pour autant c'est aussi une directive européenne donc !
R - Non mais attendez, mais ce sont des valeurs donc que nous essayons de promouvoir, c'est la règle de droit, et ça c'est évidemment tout à fait essentiel. Maintenant en ce qui concerne la question de nos otages, qui est évidemment une question que le Premier ministre et l'ensemble des membres du gouvernement, et le président de la République, nous avons 24 heures sur 24 dans nos crânes, parce que, aujourd'hui, ils ne sont toujours pas libérés, ne mélangeons pas les sujets, et ce serait d'ailleurs quelque part absolument honteux de penser qu'il puisse y avoir connexion des sujets, la France fait respecter le droit sur son territoire
Q - Là, les connexions, elles se font sur le terrain !
R - La France fait respecter le droit sur son territoire, elle est fondée à le faire, nous ne sommes pas en train de régler des comptes, nous ne sommes pas en train de vouloir désigner des cibles de manière abstraite, il y a des propos, des comptes rendus, des constats d'huissiers, une décision de justice qui a été prise, et maintenant la diffusion est prononcée. Donc, si vous voulez, ce sont des sujets sur lesquels il ne faut surtout pas que, dans l'opinion publique mondiale, on se dise : la France règle des comptes comme cela de manière aléatoire et sommaire. La France est un Etat de droit.
Q - Ce qui est toujours très délicat c'est évidemment toute atteinte à la liberté d'expression et ce soir Reporters sans frontières, qui est l'association qui veille à la liberté de la presse en France et dans le monde, s'inquiète de cette démarche, comprend évidemment les problèmes de fond, mais s'inquiète de ce genre de décision.
R - Non mais attendez, c'est pour cela que je vous ai rappelé l'importance que j'attache à la loi sur la liberté de communication, au fait que ceux qui doivent trancher en dernière ligne de compte, même si c'était moi, ou le ministre de l'Intérieur, qui avions le pouvoir, de toute façon nous sommes soumis à des contrôles, que ce soit le contrôle parlementaire ou le contrôle de la justice, et donc tout simplement rappeler qu'il doit y avoir une nécessaire séparation dans le contrôle des contenus entre l'exécutif, le gouvernement et une autorité administrative indépendante ; ce n'est pas être laxiste, ce n'est pas vouloir avoir les yeux fermés et les oreilles bouchées, je peux vous dire que moi je ne suis pas du tout les yeux fermés et les oreilles bouchées, et c'est vrai qu'on pourrait me reprocher d'avoir franchi quelques lignes jaunes. Cela veut dire qu'on pourrait d'une certaine manière me reprocher de m'être exprimé sur le fond. Lorsque j'ai eu une question d'actualité dans l'hémicycle, j'ai été très surpris, parce qu'il y avait une partie de l'opposition qui hurlait "agissez, agissez, agissez", et moi j'ai été amené tout simplement à rappeler aussi les règles, et rappeler les règles cela a des valeurs à mes yeux et c'était, rassurez-vous ou inquiétez-vous, ceux qui ne partagent pas mes convictions, ce n'était pas pour être laxiste. Il y a des sujets sur lesquels nous ne sommes pas laxistes, vraiment
Q - Encore une fois, ce n'est pas le reproche qui est fait !
R - Mais je respecte la répartition des compétences, et si, dans sa sagesse, le législateur veut modifier la répartition des compétences, on peut en parler et on en parlera. Le plus important, si vous voulez, sur ces sujets, c'est que vis-à-vis de la communauté internationale, nous ne soyons pas suspects d'arrière-pensées, c'est la règle de droit, ce sont des procédures connues que nous appliquons et que nous essayons de répandre parce que nous considérons que ce sont de belles valeurs. On pourrait faire un lien avec un autre sujet, qui est lié à celui-là, qui est celui de la chaîne d'information internationale, parce que vous voyez bien
Q - C'est d'ailleurs précisément ce que voulait faire Jean-Michel Blier.
Q - Mais ce n'est pas cette question-là que je voulais vous poser Renaud Donnedieu de Vabres, parce que, avant de venir à la chaîne toute info, la chaîne d'info internationale, il y a Internet. On va beaucoup parler d'Internet, et sur Internet il y a énormément de sites xénophobes, racistes, insupportables.
Q - A commencer par celui d'Al Manar d'ailleurs. On peut capter cette chaîne sur Internet.
R - D'abord, attendez, la technologie cela bouge, et effectivement il y a des problèmes nouveaux qui surgissent, et des diffusions maintenant de manière planétaire d'un certain nombre de systèmes d'informations, de propos et d'images, qui sont évidemment tout à fait nouvelles. Permettez-moi d'ailleurs au passage de dire que, finalement, cela va renforcer plutôt le rôle des journalistes, parce que dans cette espèce de jungle qu'est devenu le système de communication mondiale, la certification de l'authenticité, la vérification directement par les professionnels, est en train de redevenir une valeur absolument essentielle, parce que vous pouvez avoir
Q - Mais en même temps très compliquée à exercer.
R - Oui, mais vous pouvez avoir aujourd'hui sur le Net, sur le système Internet, n'importe quelle image, n'importe quels propos, et vous n'êtes pas sûr au fond de leur authenticité, d'où l'importance du travail que font les journalistes. Nous nous sommes donnés de nouvelles armes juridiques, et la loi du 9 juillet 2004, qui est une loi tout à fait récente, a pour objectif de renforcer les contrôles de contenus, parce qu'on ne peut pas, si vous voulez, s'inquiéter de cette recrudescence des violences culturelles, religieuses, politiques, en France et sur la scène internationale, et rester là aussi les yeux fermés. Alors, c'est très difficile parce que, aujourd'hui, on pourrait faire l'expérience en direct, on peut vraiment sur le Net découvrir des horreurs. Il y a d'ailleurs une chose que je ne conseille à personne de faire, c'est de taper son propre nom sur un moteur de recherche parce que vous verrez non, mais attendez, je dis cela avec gravité, beaucoup d'informations ou d'éléments relèvent parfois de la diffamation, et donc voilà, on sait très bien qu'il y a une espèce de jungle qui existe et qui doit, tout en respectant la liberté, parce que ne comptez pas sur moi, à aucun des moments de ce débat ce soir, pour que j'apparaisse comme un censeur, et je regarde cela en regardant droit dans les yeux un certain nombre de mes interlocuteurs de ce soir. Je crois que l'accès à la culture et à l'information grâce à Internet peut être un vrai progrès, parce que cela permet des échanges protéiformes, simplement il y a des règles, il y a une sorte de déontologie, et nous sommes fondés à vouloir la faire respecter.
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(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 16 décembre 2004)