Texte intégral
Votre Assemblée va se prononcer sur ce qui constitue une vraie victoire contre l'impunité, au crépuscule d'un siècle marqué par des horreurs qui défient la conscience humaine. Cette entreprise, au caractère hautement symbolique, marque le dépassement d'une vision abusive de la souveraineté des Etats face aux violations radicales des Droits de l'Homme.
La Convention de Rome a été adoptée le 17 juillet 1998, par 120 pays dont la France et les autres membres de l'Union européenne. 7 ont voté contre, les Etats-Unis, l'Inde, la Chine, Israël, Bahreïn, Qatar, le Vietnam, et 21 se sont abstenus.
La France a signé ce texte dès le 18 juillet 1998 et le gouvernement entend que notre pays fasse partie des premiers à le ratifier. Le 24 décembre 1998, le président de la République et le Premier ministre ont saisi conjointement le Conseil constitutionnel. Le 22 janvier 1999, le Conseil constitutionnel a rendu sa décision et, sur cette base, le Congrès a procédé, le 28 juin 1999, à une révision constitutionnelle en ajoutant un article 53-2 : "La République peut reconnaître la juridiction de la Cour pénale internationale dans les conditions prévues par le traité signé le 18 juillet 1998".
Aujourd'hui, 94 pays ont signé la Convention dont les quinze membres de l'Union européenne. Sept pays seulement l'ont ratifiée : le Sénégal, Trinidad-et-Tobago, San Marin, l'Italie, Fidji, le Ghana et la Norvège. Pour entrer en vigueur la Convention doit avoir été ratifiée par 60 pays. Nous en sommes encore loin mais la France y travaille. J'ai demandé à Robert Badinter de se rendre dans un certain nombre de pays signataires pour convaincre leurs responsables de hâter la ratification.
L'idée d'une Cour permanente vient de loin.
Un premier projet avait été évoqué au sein de la Société des Nations. Au lendemain de la deuxième guerre mondiale, la commission du droit international des Nations unies avait été saisie de nouvelles propositions. Les vainqueurs avaient alors mis en place les tribunaux de Nuremberg et de Tokyo ; la volonté que jamais ne se reproduise l'horreur avait conduit à l'adoption rapide de la Convention sur le génocide, le 9 décembre 1948, puis, le lendemain, de la Déclaration universelle des Droits de l'Homme.
Tout semblait prêt pour une concrétisation rapide des idées exprimées notamment par notre compatriote Donnedieu de Vabres, Procureur à Nuremberg, en faveur d'une Cour permanente. Hélas, la guerre froide a brisé net cet élan. Mais quarante ans plus tard, la disparition de l'URSS a rouvert cette perspective. C'est ainsi que le Conseil de sécurité, dans les années 1990, a créé, sur proposition française, les tribunaux pénaux ad hoc pour l'ex-Yougoslavie et pour le Rwanda. En 1994, les experts de la commission du droit international ont enfin pu soumettre aux Etats membres, à la demande de l'Assemblée générale des Nations unies, un avant-projet de statut.
Les débats préparatoires à la création de la Cour se sont déroulés sur des bases et selon des méthodes novatrices. De nombreuses ONG ont pu faire des observations et propositions. L'un des enjeux était de choisir entre l'adoption rapide d'une convention-cadre ou l'élaboration d'un statut complet. Une coalition de pays autodésignée "Etats pilotes", s'était donné pour objectif l'aboutissement très rapide des travaux. Notre tradition de droit écrit, notre souci permanent de mieux réguler des rapports internationaux plaidaient plutôt pour l'élaboration sérieuse et méthodique d'un texte précis, garant d'une véritable sécurité juridique. Cette approche a prévalu.
C'est ainsi que le statut adopté à Rome doit beaucoup aux conceptions françaises : satisfaire les aspirations à la justice et à la lutte contre l'impunité, tout en créant une institution qui s'insère harmonieusement dans le système international. Pour la France, la fin de l'impunité des criminels, c'est la dignité rendue aux victimes, dont le droit de savoir et le droit à la justice doivent être reconnus, et l'espoir d'un futur état de droit à construire ou à reconstruire dans les régions meurtries. La Cour, qui peut être saisie par le Conseil de sécurité, doit aussi participer à l'action multilatérale en faveur de la paix et de la sécurité en contribuant au dépassement des tragédies.
La France a uvré en faveur d'une Cour dont la composition serait la plus universelle possible, dont les procédures seraient adaptées au contexte international. Elle a contribué à promouvoir une synthèse des diverses traditions juridiques plutôt que de laisser s'imposer un seul et même modèle sur la scène juridique internationale. Notre pays a ainsi coordonné les travaux sur la complémentarité, le droit des victimes, le rôle d'une chambre préliminaire pendant l'instruction, l'obligation de coopération des Etats. Et si le compromis final a pu se faire à Rome, c'est, sur bien des points, autour des positions françaises.
Nous avions tout particulièrement défendu avec le concours des experts des Etats et des ONG intéressés, au cours du séminaire organisé à Paris en avril 1999, "l'accès des victimes à la Cour pénale internationale". Nos propositions visaient à trouver des solutions efficaces obligeant la Cour à prendre les mesures propres à garantir la sécurité, le bien-être physique et psychologique, la dignité et le respect de la vie privée des témoins "en particulier lorsque le crime s'accompagne de violences sexuelles, de violences à caractère sexiste ou de violences contre les enfants". Elles tirent parti de l'expérience des tribunaux pour l'ex-Yougoslavie et pour le Rwanda. Il est en effet regrettable que ces deux tribunaux voient leur légitimité contestée par ceux-là mêmes en faveur desquels ils rendent la justice et que ni l'opinion rwandaise ni la société civile en ex-Yougoslavie ne se sentent encore tout à fait concernées par leur action.
Bref, nous disposons ainsi d'un statut précis et équilibré.
L'équilibre entre la Cour et les tribunaux nationaux est important. N'oublions pas, en effet, que la Cour est complémentaire des juridictions nationales, les Etats gardant la responsabilité principale de la prévention et de la répression des crimes. Mettre fin à l'engrenage incessant des revanches qui répondent aux violences antérieures - engrenage nourri par l'impunité de ceux qui violent les Droits de l'Homme - et créer des conditions propices à la réconciliation : tel est le double défi que doivent relever toutes les régions déchirées par des atrocités. Il est essentiel que les Etats ne se croient pas déchargés de cette mission essentielle par la création de la Cour. Les Etats sortant de crise doivent s'efforcer de trouver, seuls ou avec l'aide de la communauté internationale, les voies adaptées à la solution des tragédies et à la réconciliation. Outre les voies judiciaires nationales et internationales, des solutions diverses existent comme en témoigne l'exemple de l'Afrique du Sud et de l'action du prix Nobel de la paix, Monseigneur Desmond Tutu à la tête de la commission Vérité et Réconciliation. Le système de complémentarité réserve la compétence de la Cour aux cas de défaillance avérée de l'ordre interne. La Cour n'intervient que si les autorités nationales sont incapables ou se refusent à traduire en justice les responsables des grands crimes.
Toutefois, en cas de contestation, la décision finale appartient à la Cour pénale internationale, juge ultime de sa propre compétence. Cette disposition établit la primauté de la juridiction internationale.
Les débats ont également permis de trouver un équilibre institutionnel au sein de la Cour. Ainsi, la France est à l'origine de la création de la chambre préliminaire, organe nouveau qui supervisera l'action du procureur et garantira les droits de la défense et des victimes pendant l'instruction. Cette chambre sera compétente pour confirmer les charges avant que ne s'ouvre un procès et devrait remédier à la lenteur des procédures constatées à La Haye et à Arusha.
La Cour sera saisie par un Etat partie, par le Conseil de sécurité ou pourra s'autosaisir. C'est parce qu'il y aura une chambre préliminaire que bien des Etats ont accepté l'autosaisine : celle-ci sera collégiale, décidée conjointement par les juges de la chambre préliminaire et par le procureur.
Les dispositions relatives à la compétence de la Cour sont naturellement déterminantes. En ratifiant la convention de Rome, les Etats acceptent la compétence obligatoire de la Cour pour les crimes contre l'humanité, les génocides et les crimes de guerre. La Cour exerce sa compétence dès qu'un Etat concerné - l'Etat de la nationalité des auteurs présumés ou l'Etat sur le territoire duquel le crime a eu lieu - est partie au statut ou donne son accord exprès. Cette compétence très large a le mérite d'écarter définitivement l'idée d'une compétence à la carte, d'un consentement au cas par cas.
Ce principe n'allait pas de soi. Des pays réticents à l'égard de toute intervention internationale dans les conflits internes s'opposaient à ce que les crimes de guerre relèvent de la compétence de la Cour. Le mouvement des non-alignés avait adopté une déclaration en ce sens avant la conférence de Rome. L'abstention du groupe arabe, le vote négatif de la Chine et de l'Inde le 17 juillet sont aussi significatifs.
Le Conseil de sécurité pourra saisir la Cour, sur la base du chapitre VII de la Charte, c'est-à-dire dans des situations de menace ou d'atteinte à la paix, y compris s'agissant de pays qui n'auraient pas ratifié le statut. Cette faculté permettra d'éviter, à l'avenir, la multiplication de tribunaux ad hoc. Ce sera aussi la forme la plus efficace de saisine de la Cour car celle-ci n'a aucun moyen de contrainte à l'égard des Etats. La Cour, saisie par le Conseil, pourra, en retour lui demander d'agir en cas de non-coopération d'un Etat.
D'autre part, en vertu de l'article 16 du statut, le Conseil de sécurité pourra demander à la Cour de ne pas engager ou de suspendre des enquêtes et des poursuites. Il faudra pour cela un vote positif de neuf membres du Conseil de sécurité, y compris celui de tous les membres permanents.
Certes, il n'y a pas de raison, a priori, de penser que les logiques du Conseil et de la Cour puissent être contradictoires. Mais les négociateurs ont pensé qu'une pause pouvait se révéler nécessaire, dans certaines situations, pour trouver, en priorité, une solution à un conflit inextricable et mettre fin aux violences.
Ce bref exposé permet de mesurer les bouleversements que la création de la Cour pénale représente pour l'ordre international. Ce bouleversement est sans commune mesure avec les quelques adaptations rendues nécessaires par la création des tribunaux pénaux internationaux, dont la compétence géographique et temporelle est limitée, mais dont le fonctionnement requiert malgré tout 10 % du budget ordinaire de l'ONU. Il est trop tôt pour imaginer comment fonctionnera la Cour. Une fois le statut entré en vigueur, s'ouvrira une période au cours de laquelle s'établiront, sur la base des textes fondateurs, des pratiques et une jurisprudence.
La France a annoncé, lors de la signature de la Convention, qu'elle entendait se prévaloir de l'article 124 du statut. La Garde des Sceaux l'avait confirmé devant votre assemblée en présentant le projet de loi constitutionnelle. Contrairement à d'autres, notre pays accepte la compétence de la Cour pour les crimes de guerre, mais entend faire jouer la clause qui permet de reporter sa mise en oeuvre à une échéance de sept ans maximum après l'entrée en vigueur du statut. Cela n'exonère aucunement un Français qui commettrait un crime de guerre : il pourra de toute façon être jugé par un tribunal français. Les autorités françaises veulent mettre cette période transitoire à profit pour vérifier que les garanties introduites dans le statut pour éviter les plaintes abusives sont efficaces.
De telles plaintes fallacieuses ne sont naturellement pas envisageables pour des crimes contre l'humanité ou un génocide qui ont, par définition, un caractère massif et systématique. En revanche, les crimes de guerre, dont la définition recouvre des actes isolés, laissent ouvertes de telles perspectives. Et ces plaintes non fondées pourraient mettre injustement en cause des pays qui ont le mérite d'assumer plus que d'autres leurs responsabilités internationales en participant à de très délicates opérations de la paix - et vous savez que la France y prend plus que sa part ; elles nuiraient à ces Etats, aux opérations dans lesquelles ils sont engagés, ainsi qu'à la Cour naissante dévoyée comme instrument politique.
Cette crainte n'est pas théorique comme le montre l'expérience des tribunaux pénaux. Les Etats-Unis, quant à eux, considèrent que la protection offerte par l'article 124 contre les plaintes abusives reste insuffisante. C'est une des raisons pour lesquelles ils ont rejeté le statut. Plusieurs autres pays ont la même position. Pour ma part, j'ai la conviction que cette période transitoire permettra de vérifier la validité des garanties destinées à éviter les recours abusifs. Je puis même dire, notamment à ceux qui, au sein de cette Assemblée, se sont interrogés sur l'opportunité de ce délai, que, dès que ce sera le cas et sans attendre sept ans, la France pourrait renoncer à cette disposition transitoire.
Certes, la Convention qui vous est soumise n'est pas parfaite.
Elle ne comporte notamment aucune disposition permettant d'agir contre des pays qui commettraient des crimes sur leur propre territoire et contre leurs propres citoyens. Les dirigeants de ces pays peuvent se contenter de ne pas la ratifier, espérant ainsi rester impunis mais ce calcul est illusoire. Le Conseil de sécurité pourra tenter de les contraindre à répondre de leurs actes devant la Cour. Le statut constitue, de toute façon, un progrès historique et il faut le ratifier aujourd'hui, quitte à penser déjà à la conférence de révision qui aura lieu sept ans après son entrée en vigueur.
Ma deuxième observation a trait au chantier lancé par la ministre de la justice et moi-même en vue de mieux promouvoir notre droit au plan international. L'enjeu est d'envergure. Les crises récentes - implosion de certains Etats, crises financières, difficultés croissantes à lutter par l'entraide judiciaire traditionnelle contre la criminalité organisée- soulignent les risques d'une dérégulation excessive. J'ai la conviction que le droit français, dans nombre de cas, peut apporter des réponses adaptées, alors que la seule common law s'étend inexorablement. Le contenu du statut de Rome démontre que la défense et la promotion du droit romano-germanique peuvent être assurés grâce à un effort mené en amont, lors de la codification de textes internationaux. Grâce aux négociateurs français, la nouvelle juridiction fait une synthèse novatrice entre droit civil et common law.
J'évoquerai, enfin, le rôle futur de la Cour dans la prévention et la gestion des crises. Il est permis d'espérer que son existence même aura un effet dissuasif, que la Cour pourra intervenir dès qu'il le faudra et que le procureur et les juges sauront s'engager, au côté des pays en sortie de crise, pour que la justice rendue à La Haye contribue effectivement à la réconciliation. Mais, je le redis solennellement, la création de la Cour ne dispense ni la France ni les autres grands pays de tout faire pour prévenir et résoudre politiquement les crises. Il faut ratifier le statut de la CPI, mais elle ne devra être l'alibi d'aucune défaillance de la volonté politique.
Mesurons l'importance historique de la création de la Cour et poursuivons nos efforts pour abolir partout les situations et les idéologies dont naissent tragédies et atrocités. Luttons pour un développement durable et moins inégal, renforçons les solutions pacifiques des conflits, préservons la diversité culturelle et linguistique du monde, consolidons l'Etat de droit, uvrons partout à la coexistence pacifique des groupes ennemis, puis à leur réconciliation : telles sont les priorités des autorités françaises. Dans ce vaste mouvement de civilisation de la vie internationale, qui progresse sous nos yeux et aussi grâce à nous, l'adoption du statut de la CPI marquera une date historique. Hâtons ce moment par notre ratification./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 25 février 2000)
La Convention de Rome a été adoptée le 17 juillet 1998, par 120 pays dont la France et les autres membres de l'Union européenne. 7 ont voté contre, les Etats-Unis, l'Inde, la Chine, Israël, Bahreïn, Qatar, le Vietnam, et 21 se sont abstenus.
La France a signé ce texte dès le 18 juillet 1998 et le gouvernement entend que notre pays fasse partie des premiers à le ratifier. Le 24 décembre 1998, le président de la République et le Premier ministre ont saisi conjointement le Conseil constitutionnel. Le 22 janvier 1999, le Conseil constitutionnel a rendu sa décision et, sur cette base, le Congrès a procédé, le 28 juin 1999, à une révision constitutionnelle en ajoutant un article 53-2 : "La République peut reconnaître la juridiction de la Cour pénale internationale dans les conditions prévues par le traité signé le 18 juillet 1998".
Aujourd'hui, 94 pays ont signé la Convention dont les quinze membres de l'Union européenne. Sept pays seulement l'ont ratifiée : le Sénégal, Trinidad-et-Tobago, San Marin, l'Italie, Fidji, le Ghana et la Norvège. Pour entrer en vigueur la Convention doit avoir été ratifiée par 60 pays. Nous en sommes encore loin mais la France y travaille. J'ai demandé à Robert Badinter de se rendre dans un certain nombre de pays signataires pour convaincre leurs responsables de hâter la ratification.
L'idée d'une Cour permanente vient de loin.
Un premier projet avait été évoqué au sein de la Société des Nations. Au lendemain de la deuxième guerre mondiale, la commission du droit international des Nations unies avait été saisie de nouvelles propositions. Les vainqueurs avaient alors mis en place les tribunaux de Nuremberg et de Tokyo ; la volonté que jamais ne se reproduise l'horreur avait conduit à l'adoption rapide de la Convention sur le génocide, le 9 décembre 1948, puis, le lendemain, de la Déclaration universelle des Droits de l'Homme.
Tout semblait prêt pour une concrétisation rapide des idées exprimées notamment par notre compatriote Donnedieu de Vabres, Procureur à Nuremberg, en faveur d'une Cour permanente. Hélas, la guerre froide a brisé net cet élan. Mais quarante ans plus tard, la disparition de l'URSS a rouvert cette perspective. C'est ainsi que le Conseil de sécurité, dans les années 1990, a créé, sur proposition française, les tribunaux pénaux ad hoc pour l'ex-Yougoslavie et pour le Rwanda. En 1994, les experts de la commission du droit international ont enfin pu soumettre aux Etats membres, à la demande de l'Assemblée générale des Nations unies, un avant-projet de statut.
Les débats préparatoires à la création de la Cour se sont déroulés sur des bases et selon des méthodes novatrices. De nombreuses ONG ont pu faire des observations et propositions. L'un des enjeux était de choisir entre l'adoption rapide d'une convention-cadre ou l'élaboration d'un statut complet. Une coalition de pays autodésignée "Etats pilotes", s'était donné pour objectif l'aboutissement très rapide des travaux. Notre tradition de droit écrit, notre souci permanent de mieux réguler des rapports internationaux plaidaient plutôt pour l'élaboration sérieuse et méthodique d'un texte précis, garant d'une véritable sécurité juridique. Cette approche a prévalu.
C'est ainsi que le statut adopté à Rome doit beaucoup aux conceptions françaises : satisfaire les aspirations à la justice et à la lutte contre l'impunité, tout en créant une institution qui s'insère harmonieusement dans le système international. Pour la France, la fin de l'impunité des criminels, c'est la dignité rendue aux victimes, dont le droit de savoir et le droit à la justice doivent être reconnus, et l'espoir d'un futur état de droit à construire ou à reconstruire dans les régions meurtries. La Cour, qui peut être saisie par le Conseil de sécurité, doit aussi participer à l'action multilatérale en faveur de la paix et de la sécurité en contribuant au dépassement des tragédies.
La France a uvré en faveur d'une Cour dont la composition serait la plus universelle possible, dont les procédures seraient adaptées au contexte international. Elle a contribué à promouvoir une synthèse des diverses traditions juridiques plutôt que de laisser s'imposer un seul et même modèle sur la scène juridique internationale. Notre pays a ainsi coordonné les travaux sur la complémentarité, le droit des victimes, le rôle d'une chambre préliminaire pendant l'instruction, l'obligation de coopération des Etats. Et si le compromis final a pu se faire à Rome, c'est, sur bien des points, autour des positions françaises.
Nous avions tout particulièrement défendu avec le concours des experts des Etats et des ONG intéressés, au cours du séminaire organisé à Paris en avril 1999, "l'accès des victimes à la Cour pénale internationale". Nos propositions visaient à trouver des solutions efficaces obligeant la Cour à prendre les mesures propres à garantir la sécurité, le bien-être physique et psychologique, la dignité et le respect de la vie privée des témoins "en particulier lorsque le crime s'accompagne de violences sexuelles, de violences à caractère sexiste ou de violences contre les enfants". Elles tirent parti de l'expérience des tribunaux pour l'ex-Yougoslavie et pour le Rwanda. Il est en effet regrettable que ces deux tribunaux voient leur légitimité contestée par ceux-là mêmes en faveur desquels ils rendent la justice et que ni l'opinion rwandaise ni la société civile en ex-Yougoslavie ne se sentent encore tout à fait concernées par leur action.
Bref, nous disposons ainsi d'un statut précis et équilibré.
L'équilibre entre la Cour et les tribunaux nationaux est important. N'oublions pas, en effet, que la Cour est complémentaire des juridictions nationales, les Etats gardant la responsabilité principale de la prévention et de la répression des crimes. Mettre fin à l'engrenage incessant des revanches qui répondent aux violences antérieures - engrenage nourri par l'impunité de ceux qui violent les Droits de l'Homme - et créer des conditions propices à la réconciliation : tel est le double défi que doivent relever toutes les régions déchirées par des atrocités. Il est essentiel que les Etats ne se croient pas déchargés de cette mission essentielle par la création de la Cour. Les Etats sortant de crise doivent s'efforcer de trouver, seuls ou avec l'aide de la communauté internationale, les voies adaptées à la solution des tragédies et à la réconciliation. Outre les voies judiciaires nationales et internationales, des solutions diverses existent comme en témoigne l'exemple de l'Afrique du Sud et de l'action du prix Nobel de la paix, Monseigneur Desmond Tutu à la tête de la commission Vérité et Réconciliation. Le système de complémentarité réserve la compétence de la Cour aux cas de défaillance avérée de l'ordre interne. La Cour n'intervient que si les autorités nationales sont incapables ou se refusent à traduire en justice les responsables des grands crimes.
Toutefois, en cas de contestation, la décision finale appartient à la Cour pénale internationale, juge ultime de sa propre compétence. Cette disposition établit la primauté de la juridiction internationale.
Les débats ont également permis de trouver un équilibre institutionnel au sein de la Cour. Ainsi, la France est à l'origine de la création de la chambre préliminaire, organe nouveau qui supervisera l'action du procureur et garantira les droits de la défense et des victimes pendant l'instruction. Cette chambre sera compétente pour confirmer les charges avant que ne s'ouvre un procès et devrait remédier à la lenteur des procédures constatées à La Haye et à Arusha.
La Cour sera saisie par un Etat partie, par le Conseil de sécurité ou pourra s'autosaisir. C'est parce qu'il y aura une chambre préliminaire que bien des Etats ont accepté l'autosaisine : celle-ci sera collégiale, décidée conjointement par les juges de la chambre préliminaire et par le procureur.
Les dispositions relatives à la compétence de la Cour sont naturellement déterminantes. En ratifiant la convention de Rome, les Etats acceptent la compétence obligatoire de la Cour pour les crimes contre l'humanité, les génocides et les crimes de guerre. La Cour exerce sa compétence dès qu'un Etat concerné - l'Etat de la nationalité des auteurs présumés ou l'Etat sur le territoire duquel le crime a eu lieu - est partie au statut ou donne son accord exprès. Cette compétence très large a le mérite d'écarter définitivement l'idée d'une compétence à la carte, d'un consentement au cas par cas.
Ce principe n'allait pas de soi. Des pays réticents à l'égard de toute intervention internationale dans les conflits internes s'opposaient à ce que les crimes de guerre relèvent de la compétence de la Cour. Le mouvement des non-alignés avait adopté une déclaration en ce sens avant la conférence de Rome. L'abstention du groupe arabe, le vote négatif de la Chine et de l'Inde le 17 juillet sont aussi significatifs.
Le Conseil de sécurité pourra saisir la Cour, sur la base du chapitre VII de la Charte, c'est-à-dire dans des situations de menace ou d'atteinte à la paix, y compris s'agissant de pays qui n'auraient pas ratifié le statut. Cette faculté permettra d'éviter, à l'avenir, la multiplication de tribunaux ad hoc. Ce sera aussi la forme la plus efficace de saisine de la Cour car celle-ci n'a aucun moyen de contrainte à l'égard des Etats. La Cour, saisie par le Conseil, pourra, en retour lui demander d'agir en cas de non-coopération d'un Etat.
D'autre part, en vertu de l'article 16 du statut, le Conseil de sécurité pourra demander à la Cour de ne pas engager ou de suspendre des enquêtes et des poursuites. Il faudra pour cela un vote positif de neuf membres du Conseil de sécurité, y compris celui de tous les membres permanents.
Certes, il n'y a pas de raison, a priori, de penser que les logiques du Conseil et de la Cour puissent être contradictoires. Mais les négociateurs ont pensé qu'une pause pouvait se révéler nécessaire, dans certaines situations, pour trouver, en priorité, une solution à un conflit inextricable et mettre fin aux violences.
Ce bref exposé permet de mesurer les bouleversements que la création de la Cour pénale représente pour l'ordre international. Ce bouleversement est sans commune mesure avec les quelques adaptations rendues nécessaires par la création des tribunaux pénaux internationaux, dont la compétence géographique et temporelle est limitée, mais dont le fonctionnement requiert malgré tout 10 % du budget ordinaire de l'ONU. Il est trop tôt pour imaginer comment fonctionnera la Cour. Une fois le statut entré en vigueur, s'ouvrira une période au cours de laquelle s'établiront, sur la base des textes fondateurs, des pratiques et une jurisprudence.
La France a annoncé, lors de la signature de la Convention, qu'elle entendait se prévaloir de l'article 124 du statut. La Garde des Sceaux l'avait confirmé devant votre assemblée en présentant le projet de loi constitutionnelle. Contrairement à d'autres, notre pays accepte la compétence de la Cour pour les crimes de guerre, mais entend faire jouer la clause qui permet de reporter sa mise en oeuvre à une échéance de sept ans maximum après l'entrée en vigueur du statut. Cela n'exonère aucunement un Français qui commettrait un crime de guerre : il pourra de toute façon être jugé par un tribunal français. Les autorités françaises veulent mettre cette période transitoire à profit pour vérifier que les garanties introduites dans le statut pour éviter les plaintes abusives sont efficaces.
De telles plaintes fallacieuses ne sont naturellement pas envisageables pour des crimes contre l'humanité ou un génocide qui ont, par définition, un caractère massif et systématique. En revanche, les crimes de guerre, dont la définition recouvre des actes isolés, laissent ouvertes de telles perspectives. Et ces plaintes non fondées pourraient mettre injustement en cause des pays qui ont le mérite d'assumer plus que d'autres leurs responsabilités internationales en participant à de très délicates opérations de la paix - et vous savez que la France y prend plus que sa part ; elles nuiraient à ces Etats, aux opérations dans lesquelles ils sont engagés, ainsi qu'à la Cour naissante dévoyée comme instrument politique.
Cette crainte n'est pas théorique comme le montre l'expérience des tribunaux pénaux. Les Etats-Unis, quant à eux, considèrent que la protection offerte par l'article 124 contre les plaintes abusives reste insuffisante. C'est une des raisons pour lesquelles ils ont rejeté le statut. Plusieurs autres pays ont la même position. Pour ma part, j'ai la conviction que cette période transitoire permettra de vérifier la validité des garanties destinées à éviter les recours abusifs. Je puis même dire, notamment à ceux qui, au sein de cette Assemblée, se sont interrogés sur l'opportunité de ce délai, que, dès que ce sera le cas et sans attendre sept ans, la France pourrait renoncer à cette disposition transitoire.
Certes, la Convention qui vous est soumise n'est pas parfaite.
Elle ne comporte notamment aucune disposition permettant d'agir contre des pays qui commettraient des crimes sur leur propre territoire et contre leurs propres citoyens. Les dirigeants de ces pays peuvent se contenter de ne pas la ratifier, espérant ainsi rester impunis mais ce calcul est illusoire. Le Conseil de sécurité pourra tenter de les contraindre à répondre de leurs actes devant la Cour. Le statut constitue, de toute façon, un progrès historique et il faut le ratifier aujourd'hui, quitte à penser déjà à la conférence de révision qui aura lieu sept ans après son entrée en vigueur.
Ma deuxième observation a trait au chantier lancé par la ministre de la justice et moi-même en vue de mieux promouvoir notre droit au plan international. L'enjeu est d'envergure. Les crises récentes - implosion de certains Etats, crises financières, difficultés croissantes à lutter par l'entraide judiciaire traditionnelle contre la criminalité organisée- soulignent les risques d'une dérégulation excessive. J'ai la conviction que le droit français, dans nombre de cas, peut apporter des réponses adaptées, alors que la seule common law s'étend inexorablement. Le contenu du statut de Rome démontre que la défense et la promotion du droit romano-germanique peuvent être assurés grâce à un effort mené en amont, lors de la codification de textes internationaux. Grâce aux négociateurs français, la nouvelle juridiction fait une synthèse novatrice entre droit civil et common law.
J'évoquerai, enfin, le rôle futur de la Cour dans la prévention et la gestion des crises. Il est permis d'espérer que son existence même aura un effet dissuasif, que la Cour pourra intervenir dès qu'il le faudra et que le procureur et les juges sauront s'engager, au côté des pays en sortie de crise, pour que la justice rendue à La Haye contribue effectivement à la réconciliation. Mais, je le redis solennellement, la création de la Cour ne dispense ni la France ni les autres grands pays de tout faire pour prévenir et résoudre politiquement les crises. Il faut ratifier le statut de la CPI, mais elle ne devra être l'alibi d'aucune défaillance de la volonté politique.
Mesurons l'importance historique de la création de la Cour et poursuivons nos efforts pour abolir partout les situations et les idéologies dont naissent tragédies et atrocités. Luttons pour un développement durable et moins inégal, renforçons les solutions pacifiques des conflits, préservons la diversité culturelle et linguistique du monde, consolidons l'Etat de droit, uvrons partout à la coexistence pacifique des groupes ennemis, puis à leur réconciliation : telles sont les priorités des autorités françaises. Dans ce vaste mouvement de civilisation de la vie internationale, qui progresse sous nos yeux et aussi grâce à nous, l'adoption du statut de la CPI marquera une date historique. Hâtons ce moment par notre ratification./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 25 février 2000)