Déclaration de M. Christian Poncelet, président du Sénat, sur les incertitudes scientifiques liées à la crise de la vache folle, les mesures prise pour la sécurité des consommateurs, l'embargo sur la viande britannique et sur l'attitude des médias, Paris le 14 juin 2000.

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Circonstance : Colloque sur le thème "Vache folle, une épizootie incontrôlable : réalité scientifique ? impact économique et décision politique" au Sénat, le 14 juin 2000

Texte intégral


Messieurs les Présidents,
Mesdames et Messieurs les sénateurs, mes chers collègues,
Mesdames et Messieurs,
C'est avec un vif plaisir que j'ouvre ce colloque consacré au thème de " la vache folle, une épizootie incontrôlable : réalité scientifique, impact économique et décision politique ".
En choisissant de décliner ce thème autour de trois tables rondes, mon collègue et ami Guy CABANEL montre une fois de plus l'attachement du Sénat à traiter de sujets d'actualité, même difficiles, et illustre ainsi le rôle de notre assemblée comme laboratoire d'idées. Je tiens aussi à saluer M. Brice LALONDE, président de Génération écologie, qui a co-organisé cette journée. En apportant une vue extérieure particulièrement enrichissante sur ce douloureux problème, il vient, je n'en doute pas, s'inspirer de la sagesse sénatoriale.
Avant d'entrer dans le fond du sujet, je tiens, avec fierté, à souligner le rôle de notre assemblée dans le développement de la sécurité sanitaire depuis six ans ; bien avant la crise de la vache folle, le Sénat, par le biais de sa commission des affaires sociales, notamment de mes collègues Claude HURIET et Charles DESCOURS, a posé les bases, dès janvier 1997, d'un contrôle de la sécurité sanitaire ; des mesures concrètes ont, en outre, été prises grâce à un amendement de Claude HURIET, qui a créé l'agence du médicament ; c'est aussi au Sénat qu'a été adopté un amendement instituant l'Etablissement français des greffes. Et c'est encore notre Haute assemblée qui a permis à la loi du 28 mai 1996, régissant les thérapies géniques et cellulaires, de voir le jour : elle est en effet l'aboutissement d'une réflexion engagée par une mission sénatoriale d'information. Toutes ces actions, nous devons être particulièrement fiers de les avoir engagées à une époque où la sécurité alimentaire n'était pas, dans l'opinion, une priorité et un souci constants. En définitive, le Sénat a contribué au développement d'une forte culture sanitaire pour le plus grand intérêt des consommateurs. Il a toujours, dans un vaste consensus politique, prôné une politique de qualité et de sécurité des produits.
Depuis 10 ans, la société française a découvert le risque alimentaire à travers les affaires de listéria dans les fromages, de salmonelle dans les oeufs, de la dioxine dans les poulets. Cependant aucune crise n'est plus grave que celle de la vache folle.
L'encéphalopathie spongiforme bovine (nom scientifique de la maladie de la vache folle) est, en effet, une maladie neuro-dégénérative évolutive, qui frappe le système nerveux central des bovins, et qui a été révélée, pour la première fois en mars 1996, par le Ministre de l'agriculture britannique, à la Chambre des communes. Il a estimé que la mort de dix personnes, sous la forme de ce que l'on peut qualifier de nouvelle maladie humaine, variante de la maladie de Creutzfeldt Jakob, était probablement liée à l'épidémie d'encéphalopathie spongiforme des bovidés qui s'était déclarée avant 1989.
La crise de la vache folle est, parmi les nombreuses crises agro-alimentaires de ces dernières années, la plus emblématique ; elle a particulièrement valeur d'exemple parce qu'elle fait concourir tous les intervenants du tissu social (industriels, scientifiques, consommateurs, Etat et communauté européenne), et qu'elle comporte son lot d'incertitudes scientifiques, de conséquences politiques et économiques.
Craintes injustifiées ? Peurs irraisonnées ?
Les incertitudes scientifiques sont nombreuses, et je n'entrerai pas dans des débats que les experts ici présents vont aborder ce matin dans la première table ronde. Cependant, je souhaite, en tant que profane, soulever certaines interrogations. Première question : l'ESB est-elle une nouvelle maladie ou la simple manifestation moderne d'un mal aussi ancien que la tremblante ?
Deuxième question : l'ESB ne risque-t-elle pas de devenir une maladie endémique dans la mesure où seule en Europe, la France a décidé d'interdire toute administration de farines aux ruminants ?
Troisième question : l'ESB est-t-elle une maladie difficilement maîtrisable, ou pourra-t-on véritablement identifier son agent porteur : le prion, et ainsi la soigner ?
Enfin, dernière question : l'ESB risque-t-elle de devenir la source d'une épidémie de grande ampleur au seuil du 21ème siècle, comme l'est le Sida à la fin du 20ème ?
Autant de questions auxquelles, à l'heure actuelle, nous ne pouvons encore répondre. Certes les spécialistes estiment que le risque de développement fulgurant est faible. Toutefois certains, comme le Professeur DORMONT, font preuve de prudence et revendiquent " le droit à l'erreur ", en insistant sur le fait que l'incubation étant lente chez l'homme, de nombreux cas ne seront révélés que dans une dizaine d'années. Une certitude est malheureusement incontestable : aujourd'hui au Royaume-Uni, c'est près de 180.000 bovins qui ont été touchés par l'ESB, soit 35.000 troupeaux qui représentent 60 % des vaches laitières et 16 % des vaches allaitantes ; en France, fin 1999, c'est 59 cas d'ESB qui sont recensés. Il faut signaler qu'au 21 décembre 1999, l'épidémie a fait 51 victimes, dont 48 en Grande-Bretagne, 2 en Irlande et 1 en France. De plus, 7 à 10 cas suspects ont été rencensés en Grande-Bretagne, un autre cas a été identifié par biopsie en France ; le nombre des malades identifié croît ainsi mois après mois.
Dès lors, que faire ?
Faire de l'Europe un espace de sécurité pour les consommateurs, telle a été la motivation de la décision de l'embargo sur le boeuf britannique. C'est au nom du principe de précaution que la France, puis l'Union européenne ont décrété l'embargo, et ceci pour plusieurs raisons :
- tout d'abord, sans conteste, le bénéfice du doute a joué en défaveur du boeuf britannique ; dans le doute, et en ce qui concerne la sécurité alimentaire, les politiques ont privilégié l'hypothèse la plus dramatique ;
- ensuite, la décision d'embargo a été prise dans l'optique de ne pas faire courir de risques inutiles à la population ; l'histoire sanitaire française est marquée par le drame du sang contaminé, et les pouvoirs publics ont, à juste raison, tenu à être très vigilants, afin de ne pas refaire la même erreur.
La chute des ventes, provoquée par la baisse de confiance des consommateurs envers toute viande de boeuf quelle que soit sa provenance, a eu pour principales victimes les professionnels de l'agro-alimentaire. Mais comme l'histoire nous enseigne que, très souvent -j'allais dire trop souvent-, la législation progresse à la faveur des crises, c'est de cet état de fait que s'est développé un certain nombre de garanties, notamment le logo " Viande Bovine Française ". De même, l'Union européenne exige, depuis le 1er janvier 2000, un cahier de charges strict, vis à vis de l'étiquetage de la viande bovine.
Cependant, si depuis le 1er août dernier, l'Union européenne a levé l'embargo, le gouvernement français a choisi, quant à lui , de le maintenir, se mettant ainsi en défaut de la législation européenne et encourant ainsi des sanctions économiques. Nous sommes devant deux optiques.
Alors que la France est porteuse d'un modèle alimentaire fondé sur le goût, la variété et les plaisirs de la table qu'elle a forgés au cours des siècles et qu'elle ne cesse d'améliorer en mariant tradition et innovation. Le modèle participe de l'identité de notre pays et de sa culture. En même temps, il contribue puissamment à sa vitalité économique ; la Grande-Bretagne estime qu'il n'y a plus, à l'heure actuelle, de risque de contamination, car les farines animales sont interdites dans la nourriture de leurs bovins depuis 1988. Le problème est que la transmission de l'ESB à l'homme a été démontrée et que, si les vaches britanniques ne sont plus directement en contact avec l'agent infectieux (le prion), elles développent cependant toujours la maladie. Une nouvelle fois, l'embargo met en évidence deux intérêts contradictoires : l'intérêt sanitaire et l'intérêt mercantile. En mars 1996, le Royaume-Uni exportait vers la France 116.000 tonnes de viande bovine, pour un marché de 1,6 milliard de francs, le but de la Grande-Bretagne est de récupérer au plus vite ce marché. Face à cela, la France, à juste raison, fait de la sécurité sanitaire son cheval de bataille et l'amende qui pourrait lui être infligée par la Communauté européenne n'est pas de nature à faire fléchir les pouvoirs publics.
Mais pendant combien de temps va se justifier cette attitude, et surtout dans quel état l'Europe va-t-elle sortir de cette crise ? Force est de constater que tant les politiques que les experts scientifiques semblent plus influencés par leurs origines nationales que par l'intérêt du consommateur européen. Et c'est pour cela que de nombreuses voix s'élèvent pour demander une refonte complète du système européen qui ne peut répondre, à l'heure actuelle, de manière unie et cohérente, à cette crise.
Cependant il ne faut pas oublier que la santé publique est une responsabilité de l'Etat, l'assumer pleinement est une exigence. Entre professionnels, scientifiques, pouvoirs publics et citoyens, la vigilance devient une responsabilité partagée.
Enfin, n'a-t-on pas surestimé cette épidémie ? Si les risques sont réels, il convient de savoir que le risque zéro n'existe pas dans le domaine alimentaire où il est impossible d'éradiquer certaines maladies comme la listéria. Il convient donc de quantifier les risques et d'admettre s'ils sont raisonnables ou non.
L'attitude des médias dans cette crise n'est pas exempt de toute critique : les psychoses collectives sont souvent dues à la surmédiatisation de certains événements, particulièrement en matière sanitaire. Cela paraît avoir été le cas dans cette affaire, même si les journalistes ont joué leur rôle en informant le consommateur, ils ont souvent mal apprécié les risques, au profit du sensationnel et n'ont pas veillé à apporter aux Français une information neutre et précise.
Pour conclure, et afin de vous laisser commencer vos travaux, je souhaite formuler un certain nombre d'observations.
La crise de la vache folle a pris une ampleur considérable. Elle a perturbé les mondes économique et politique dans un premier temps, puis, très médiatisée, elle a bouleversé les habitudes des consommateurs.
De nombreux changements bénéfiques sont survenus au sein des entreprises agro-alimentaires, qui ont vocation d'assurer la qualité des produits proposés et d'être en mesure de mieux informer les consommateurs. Ainsi, a-t-on assisté à une multiplication des contrôles, à l'apparition de concepts nouveaux, comme la traçabilité des produits, à la prolifération des signes de qualité, à la mise en place d'une étiquetage strict. Ces mesures constituent un indéniable progrès pour la filière sanitaire française. Transparence et sincérité, tels sont les impératifs qui s'impose à l'ensemble de la chaîne alimentaire de " la ferme à la table ".
Malgré cela, différents scandales sont venus mettre en relief les lacunes de ce système, il n'y a pas de mois sans que l'on apprenne l'existence de fraudes à la législation. A titre d'exemple, je mentionnerai un rapport d'inspection effectué par la Commission européenne du 31 mai au 4 juin 1999, et qui révèle que certains bovins français sont encore nourris aux farines animales ; ceci exprime bien le malaise qui existe encore dans le domaine alimentaire et contre lequel il nous appartient de nous élever.
Gouverner c'est prévoir, prévoir c'est anticiper. Je souhaite que le colloque que vous tenez aujourd'hui permette, en analysant les causes de cette crise, de proposer aux législateurs que nous sommes, des solutions qui favorisent la sortie de cette crise et, ainsi, de redonner confiance aux consommateurs.
(source http://www.senat.fr, le 22 novembre 2000)