Interview de M. Jean-Pierre Raffarin, Premier ministre, à La Chaîne Info LCI, le 25 mai 2005, sur les arguments en faveur du "oui" référendum sur le traité constitutionnel européen, la défense du modèle social français et européen, le problème du "cabotage" dans les transports routiers, le projet de loi d'orientation agricole pour corriger les difficultés de la nouvelle PAC.

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Média : La Chaîne Info - Télévision

Texte intégral

QUESTION : Nous arrivons à la fin de cette campagne, je vous remercie de nous accorder ce dernier entretien avant le scrutin, après l'intervention de L. Jospin, hier soir, et avant l'intervention du président de la République. Alors aujourd'hui il fait beau, il y a du soleil dans ce bureau de Matignon, néanmoins, est-ce que les partisans du "Oui", et vous-même, n'avez pas, pardonnez-moi, le moral dans les chaussettes ?
Jean-Pierre RAFFARIN : Non, rien n'est joué, rien n'est décidé avant que le peuple ne s'exprime, c'est ça un référendum. On sait depuis toujours que les Françaises et les Français attendent les dernières heures pour se décider, pour affirmer leur choix, après avoir écouté les uns et les autres. Chacun doit s'exprimer. Je suis l'un des signataires de ce traité, avec le Président Chirac. J'ai cru de mon devoir de faire campagne. Je crois qu'il n'y a que du déshonneur à ne pas livrer bataille. Il faut mener la bataille pour ses convictions, chacun a mené la sienne : Monsieur Hollande, Monsieur Jospin, Monsieur Chirac, Monsieur Raffarin, Monsieur Sarkozy. Les uns et les autres, tout le monde a pu dire ce qu'il pensait, nous avons eu un grand débat démocratique. Les Français entrent progressivement dans le moment où ils seront responsables de leur destin, où ils auront un vote de responsabilité, et tant que ce moment n'est pas passé, rien n'est joué.
QUESTION : Alors vous avez entendu L. Jospin, hier soir, qui est intervenu, rapidement, mais de manière synthétique. Est-ce que pour vous, dans cette bataille, c'est un allié ?
Jean-Pierre RAFFARIN : J'ai beaucoup de désaccords avec L. Jospin, donc nous ne pouvons pas dire que nous sommes alliés. Mais je dois dire que, je crois qu'il a raison quand il dit que le front du "Non" est trop dispersé pour avoir de la signification. La non-Europe est un non-sens, est une voie sans clarté, sans signification. On voit de tout : des révisionnistes de droite, des révisionnistes de gauche, on voit une grande dispersion qui enlève un sens politique au "Non". Il n'y a pas de lecture possible du "Non" car le "Non" est divisé, le "Non" est dispersé. Le "Oui" est un message, est un projet, le "Non" est un repli. Et donc de ce point de vue là, je crois que l'expérience historique qu'a eue L. Jospin pendant cinq ans, de négociations européennes peut lui faire dire qu'on ne négocie pas avec un melting vote, qui serait aujourd'hui sans véritable direction.
QUESTION : Et vous pensez que son intervention peut avoir une efficacité ?
Jean-Pierre RAFFARIN : Je pense que la gauche aujourd'hui est divisée, qu'elle connaît un certain nombre de difficultés sur ces sujets. Je pense qu'une voix comme la sienne est entendue, parce qu'il a l'expérience de ce que c'est que la construction européenne. Il sait que discuter à vingt-cinq, c'est quelque chose de difficile et que quand on obtient un accord, on sait que cela est fragile et que si l'on casse cet accord avant d'en obtenir un autre, il faudra du temps et du temps.
QUESTION : L'autre jour, L. Fabius en parlant de J. Chirac, disait : c'est le chef du "Oui". Pour vous, le chef du "Non" c'est L. Fabius ?
Jean-Pierre RAFFARIN : Je crois qu'il n'y a pas de chef, ce sont les Français qui sont chefs, c'est un vote historique, puisque le scrutin va être serré. Puisque, au fond, 60 millions de Français vont décider pour 450 millions d'Européens. Chaque Française et chaque Français tient dans sa main un bulletin de vote, qui est un bulletin de vote historique, qui va faire la décision. Souvent, on entend dire : "pourquoi aller voter ? C'est déjà décidé, pourquoi ceci, pourquoi cela ?". Là, c'est chaque Française et chaque Français qui vont devenir, oui ou non, signataires du traité, ce sont les Français qui sont chefs dans le référendum, c'est ça la grandeur de la France, c'est ça la grandeur de la démarche choisie par le chef de l'Etat.
QUESTION : Je n'ai pas très bien compris dans votre attitude, s'il convenait de dramatiser l'enjeu ou s'il fallait aller vers le scrutin avec beaucoup de sérénité ?
Jean-Pierre RAFFARIN : Le mot dramatisation, n'est pas, je crois, pertinent, puisqu'au fond, le vote pour l'Europe ne peut pas être un drame, puisque l'Europe est une victoire sur le drame. Mais c'est une responsabilisation, c'est que c'est un vote historique. Donc ce n'est pas un drame, c'est une liberté, mais cette liberté c'est une grande responsabilité. Pourquoi ? Parce qu'au fond, trois générations sont mêlées : la génération de nos parents qui a voulu faire l'Europe pour la paix ; notre génération, qui a besoin de faire l'Europe, non seulement pour la paix dans nos frontières, mais pour la paix sur la planète ; et la génération de nos enfants qui a besoin de cette force continentale pour équilibrer les autres forces du monde. Et donc trois générations, aujourd'hui, ont partie liée avec ce vote.
QUESTION : Mais au terme de cette campagne, puisqu'elle dure depuis des semaines, elle a été très vive, quelle leçon est-ce que vous, vous en retirez sur l'état de la France, sur l'état d'esprit des Français et, au fond, comment est-ce que vous expliquez, malgré tous les meilleurs arguments utilisés par les avocats du "Oui", cette persistance d'un vote négatif ou d'une intention de vote négatif ?
Jean-Pierre RAFFARIN : Je dirai d'abord un point très positif : c'est un grand débat, tout le monde a pu s'exprimer, tout le monde a été entendu ; dans les familles, sur les marchés, dans les associations, on débat de la question européenne. Nous avons eu enfin ce grand débat sur l'Europe et c'est vrai qu'avec l'élection présidentielle de 2002, le débat avait été un peu tronqué par ce duel du deuxième tour qui n'était pas le duel attendu. Là, nous avons eu un grand débat, un débat profond, c'est un point très fort pour la démocratie française. Chacun est face à ses responsabilités. Alors naturellement, il y a ceux qui disent, il faut voter parce que l'enjeu est européen et puis il y a ceux, qui, plus malicieusement, voudraient faire du 29 mai un enjeu de politique intérieure.
QUESTION : Mais pardonnez-moi, est-ce que c'est malice ou tout simplement une espèce de réflexe, de rejet contre votre Gouvernement, contre la politique menée depuis deux ans et demi, trois ans ?
Jean-Pierre RAFFARIN : Ecoutez, un vote qui serait un vote de mécontentement, serait un vote au fond, qui donnerait satisfaction à la situation actuelle de l'Europe. Dans cinq ans, dans dix ans, on se souviendrait du "Non" français qui aurait bloqué l'Europe, qui aurait fragilisé notre destin européen et on aurait oublié les mécontentements. Il ne faut pas voter évidemment pour des réactions d'humeur quand il s'agit d'un choix d'histoire. Je comprends ces réactions, je comprends que chacun a quelque chose à dire, mais nous avons des élections nationales pour les échéances nationales et les choix nationaux. Nous avons une échéance européenne pour notre destin européen, pour notre projet européen. A mélanger les deux, on fragilise le pays.
QUESTION : Mais est-ce que cette ambiguïté ne vient pas notamment d'une certaine confusion dans les arguments que vous avez utilisés - je dis, les partisans du "oui" - pendant toute cette campagne ? Par exemple, est-ce que l'Europe protège et promeut le modèle social français, comme vous l'avez dit, comme l'a dit le président de la République, ou au contraire, est-ce que c'est une occasion de bousculer ce modèle qui n'est plus adéquat, qui doit être changé, comme l'a dit par exemple N. Sarkozy ?
Jean-Pierre RAFFARIN : Ne faites pas une différence sur ce sujet...
QUESTION : Ce n'est pas une différence de personne, c'est une différence d'approche.
Jean-Pierre RAFFARIN : Mais il s'agit de l'améliorer ce modèle, il faut le défendre pour l'améliorer ; il ne faut pas le défendre pour simplement le conserver, il faut le défendre pour l'améliorer. Est-ce qu'il y a, je pose la question à vos téléspectateurs ; est-ce qu'il y a un modèle mondial préférable au modèle européen ? Est-ce que les Français veulent vivre à l'américaine du Nord, à l'américaine du Sud, est-ce qu'ils veulent vivre à la chinoise, est-ce qu'ils veulent vivre à l'indienne, ou est-ce qu'ils veulent vivre à l'européenne ? S'ils veulent vivre à l'européenne, il faut faire en sorte que notre modèle européen puisse être d'abord protégé. Cela veut dire quoi ? C'est que les produits, les services, les images des autres modèles ne viennent pas grignoter de l'intérieur notre modèle européen. Ensuite, il faut l'améliorer...
QUESTION : Mais pardonnez-moi, pour être précis, il faut parler du modèle français.
Jean-Pierre RAFFARIN : Oui, mais attendez, il faut l'améliorer et pour l'améliorer, il faut tenir compte des performances de tous les pays. Essayer de s'harmoniser vers le haut : tel pays est meilleur pour la Sécurité sociale ; nous, nous avons fait une bonne réforme des retraites, je vois d'autres pays qui veulent engager la même réforme ; nous avons de moins bons résultats sur l'emploi que d'autres pays, il faut s'inspirer de ce qu'ont fait d'autres pays. C'est l'harmonisation par le haut. Le modèle européen, c'est un modèle, grâce à ce traité et notamment grâce à la charte des droits fondamentaux, c'est un modèle d'inspiration française auquel nous donnons la puissance continentale, la puissance européenne. Car aujourd'hui, les forces qui animent le monde, ce sont des forces continentales. Le continent de la Chine, le continent de l'Inde, le continent des Amériques, ce sont ces forces là. Notre modèle ne peut être défendu et amélioré que si nous lui donnons la force continentale. Modèle d'inspiration française, mais modèle de dimension européenne.
QUESTION : Je ne veux pas vous mettre en contradiction avec N. Sarkozy, mais quand même, est-ce que le "Oui" très libéral de N. Sarkozy n'a pas contribué à alimenter le "Non" très social des partisans du "Non", et notamment à gauche ?
Jean-Pierre RAFFARIN : Ce traité n'est pas un traité de gauche, n'et pas un traité de droite, c'est une règle du jeu. Les Rouges peuvent jouer contre les Bleus, selon ces règles. Ce texte ne dit pas : c'est les Bleus qui doivent gagner, les Rouges qui doivent gagner. Avec ce texte, il pourra y avoir des gouvernements de gauche, il pourra y avoir des gouvernements de droite, des majorités de gauche, des majorités de droite, il s'agit des règles. Une règle est ajoutée par rapport aux règles actuelles : c'est la règle sociale, c'est celle du dialogue social, c'est celle du contact avec les associations. C'est-à-dire que l'économie sociale de marché est aujourd'hui un modèle qui est un modèle européen. Cela ne veut pas dire qu'il faut se satisfaire de la situation actuelle. Nous avons des progrès à faire, mais nous voulons le faire ensemble pour vivre à l'européenne, garder nos valeurs françaises, leur donner la force européenne. Autrement, vous voyez bien que toutes les images aujourd'hui... tous les produits peuvent entrer. Ce n'est pas les anciennes limites de nos frontières qui nous protègent, ce qui nous protège, c'est la force d'un continent.
QUESTION : Mais vous voyez bien qu'un certain nombre de corporations et c'est peut-être un réflexe qui a beaucoup joué dans cette campagne, craignent pour leur futur, demain. Alors question : est-ce que la Constitution demain, si elle est adoptée, les protège ? Prenons un exemple : les routiers, aujourd'hui, sont inquiets. Ils disent : "nous allons être - je reprends l'expression - " bolkesteinéisés " parce que nous sommes concurrencés par le cabotage des salariés des transports portugais. Qu'est-ce que la Constitution apportera de plus pour ces transporteurs ?
Jean-Pierre RAFFARIN : Elle donne de la force au pouvoir politique. Moi, je veux intervenir sur ce sujet, vous faites bien de le citer, parce qu'il est très important. Il s'agit du cabotage occasionnel, c'est-à-dire, quand on a des transports qui sont internationaux - quand on veut aller de Lisbonne à Berlin, ce sont des transports internationaux, il y a des règles. Et puis on amène la marchandise, et puis on revient à vide et, pour aider les entreprises qui font ça, on leur permet de faire entre Grenoble et Perpignan, éventuellement, un transport. Donc on a du cabotage occasionnel. L'Europe a autorisé dans le passé, dans la situation actuelle, le cabotage occasionnel. Si on vote "Non", on garde cette règle, si on vote oui, on donne du pouvoir à ceux qui veulent comme moi, comme le gouvernement français, limiter au maximum ce cabotage occasionnel pour permettre simplement à nos entreprises régionales, aux entreprises qui font du cabotage leur métier - parce que le cabotage c'est un métier différent du transport international - donc, l'Europe nouvelle, c'est une Europe dans laquelle nous aurons plus de pouvoirs pour nous parler, pour discuter et pour décider. Le pouvoir de la France sera renforcé. Aujourd'hui, l'Europe a plein d'imperfections. Votez non, c'est garder les imperfections.
QUESTION : Est-ce que demain vous aurez plus de pouvoir avec cette Constitution pour éviter, par exemple, ce que souhaite la plupart des Européens, en tout cas un grand nombre de pays européens, que soit pour partie renationalisée la Politique agricole commune ?
Jean-Pierre RAFFARIN : Nous faisons une loi d'orientation agricole, donc nous avons pris la décision avant le texte du traité, une loi d'orientation agricole, une loi française pour les agriculteurs français pour corriger les difficultés de la nouvelle PAC. Ce que je veux dire vraiment aux Français, c'est que, le concurrent aujourd'hui, l'adversaire, ce n'est pas le Polonais, ce n'est pas le Tchèque ; hier, ce n'était pas l'Espagnol, ce n'était pas le Portugais. Bien sûr que cela pose des difficultés dans la première phase, parce que dans la première phase de leur développement, ils peuvent attirer des activités. Mais très vite leurs salaires augmentent, très vite leur démocratie progresse et très vite on fait une harmonisation par le haut. Le vrai problème, aujourd'hui c'est cette capacité qu'a la Chine à produire non seulement des produits bon marché, mais également à faire de la formation d'ingénieur, à monter des centres de recherche importants. C'est le cas de l'Inde. Dans l'Inde, vous avez la misère à Bombay, et puis à Bangalore, vous avez la technologie, vous avez la science. Ce sont ces forces là qui sont aujourd'hui nos forces concurrentes. Et je dis aux Français, c'est l'Europe aujourd'hui qui peut nous protéger. Comment éviter la guerre des emplois ? Car le sujet aujourd'hui c'est dans cette planète internationalisée, la guerre des emplois est devant nous - comment empêcher la guerre des emplois ? On empêche la guerre des emplois par l'équilibre des échanges. Aujourd'hui notre commerce avec la Chine est terriblement déficitaire. C'est par l'équilibre des échanges qu'on peut éviter la guerre des emplois. L'équilibre des échanges, c'est le marché européen qui est soumis à la tutelle de la politique européenne. La France seule, ne peut pas résister aujourd'hui à la Chine, demain à l'Inde. Nous avons besoin de cette force continentale pour équilibrer les échanges et protéger nos emplois. Là est la vraie protection.


(Source http://www.u-m-p.org, le 26 mai 2005)