Déclaration de M. Alain Bocquet, président du Groupe des députés communistes et républicains de l'Assemblée nationale, sur la situation de l'agriculture française, les dangers pour elle du projet constitutionnel européen, la réforme de la politique agricole commune (PAC) et les propositions du Parti communiste dans ce domaine, Le Mans, le 24 mars 2005.

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Circonstance : 59ème Congrès national de la FNSEA, Le Mans le 24 mars 2005

Texte intégral

Monsieur le Président,
Monsieur le Secrétaire Général,
Mesdames, Messieurs,
Et chers Collègues,
Je veux tout d'abord excuser Marie-George Buffet en mission à l'étranger.
Je suis particulièrement heureux de m'exprimer devant vous au nom du Parti communiste français et de tous ses élus.
L'agriculture française et européenne est à la croisée des chemins. Votre congrès et le referendum sur le projet de constitution européenne sont donc l'occasion bienvenue, d'un débat démocratique de fond.
Avec mes amis, nous y sommes impliqués pleinement. Nous voulons une Europe moderne, sociale et citoyenne, respectueuse, des Nations et des Peuples. Mais nous ne voulons plus de cette construction européenne qui nous a conduits à 65 millions de citoyens vivant en dessous du seuil de pauvreté, et à 25 millions de chômeurs.
Je suis ce matin devant vous le seul représentant à m'exprimer en faveur du NON.
Mais qu'on ne s'y trompe pas, la vague du NON qui enfle dans le pays est une lame de fond. Aucune caricature, aucune dramatisation politicienne ne pourra l'arrêter. Contrairement à ce qu'affirment certains prophètes de malheur, une victoire du NON ne conduirait pas à l'isolement de la France. Car, porteuse de l'exigence d'écriture d'un nouveau traité, elle ne sonnerait pas le glas de l'Europe, mais donnerait au contraire le signal de son renouveau.
Le peuple de France n'est pas un peuple de " bénis oui oui " ! Il sait dans les grands moments de l'Histoire, résister, se rassembler pour faire respecter sa dignité et défendre bec et ongles, les valeurs de la République : Liberté, Egalité, Fraternité. Valeurs universelles désormais en ligne de mire de cette constitution super protectrice pour les privilégiés de la haute finance.
L'Europe des Peuples, en jachère, a besoin à l'évidence d'un souffle nouveau. Il suffit pour s'en convaincre, de faire le bilan pour le monde paysan, de la Politique Agricole Commune.
De moins en moins d'exploitations et de paysans ; des millions d'hectares en friche et en jachère ; une pression impitoyable de l'agro alimentaire et de la grande distribution sur les producteurs ; un pouvoir d'achat jamais assuré ; des prix à la production qui ont baissé de moitié en valeur réelle en 25 ans ; des perspectives lourdes d'incertitude, que ce soit pour les exploitations ou pour les retraites ; des pressions administratives et bureaucratiques toujours plus nombreuses ; et je ne parle même pas de la pêche ou de la chasse !... C'est là un recul français et européen considérable que nous refusons d'entériner.
Un vent ultra libéral souffle sur l'Europe et sur le monde. Mais comme l'a dit le philosophe Jean Guitton : " Quand on se met dans le vent, on a l'avenir d'une feuille morte. "
Il y a besoin d'un sursaut. Besoin d'un renouvellement des orientations, au lieu d'en cadenasser pour trente ans les principes, avec un projet constitutionnel sourd aux attentes de l'Europe qui travaille, à commencer par l'Europe agricole.
Il y a urgence à ouvrir d'autres chemins pour l'Europe ; une autre perspective que celle d'une PAC concentrant la terre dans les mains des plus riches, pour une agriculture de kolkhozes et de sovkhozes de type libéral, régentée par l'unique profit financier !
Beaucoup d'interrogations résultent du recul européen sur la PAC. Comment ces interrogations ne renverraient-elles pas d'abord, à l'expérience et au vécu de chacun ; au prix, au sens que les paysans accordent et veulent voir reconnaître à leur travail, à leur métier ; à l'avenir de leurs enfants, à celui de leur exploitation ?
L'enjeu national est également sollicité puisque la France possède l'une des plus puissantes agricultures du monde, la première agriculture européenne, qui repose sur 600 000 exploitations mais perd chaque année 3 à 4 % de ses effectifs.
La Politique Agricole Commune a subi au cours des douze dernières années trois réformes qui l'ont adaptée et c'est un euphémisme, aux injonctions des transnationales du secteur agro-alimentaire, puis de l'Organisation Mondiale du Commerce.
Prise entre la réforme du découplage des aides adoptée à l'aube " assassine " pour la solidarité européenne, du 26 juin 2003, et l'exigence de libéralisation totale des marchés, elle est désormais comme entre le marteau et l'enclume.
La fameuse directive Bolkestein menace aussi l'agriculture. Directive qu'un Sommet européen vient de mettre au congélateur avant qu'un autre Sommet la passe au micro-onde, pour la resservir au lendemain du referendum.
Qui ne voit qu'elle aura des conséquences sur les travaux saisonniers qu'elle va déstructurer un peu plus ? La déréglementation généralisée des services qu'elle permettra d'appliquer au nom de la législation du pays d'origine, offrira aux plus puissants la possibilité de casser leurs coûts de production, et portera une atteinte irréversible à la survie de beaucoup d'autres. Est-ce l'agriculture et l'Europe que nous voulons ?
La fuite en avant qui a caractérisé les étapes de 1992, de 1999 (Berlin et l'Agenda 2000), de Luxembourg à l'été 2003, insère l'agriculture française et européenne dans la mondialisation. Mais une mondialisation porteuse de tous les dangers pour l'agriculteur ardéchois, l'éleveur bovin du Massif Central, le céréalier du Loiret ou le betteravier du Nord Pas de Calais, face aux grands latifundistes d'Amérique du Sud ou aux gentlemen-farmers des Etats-Unis.
Qui peut sérieusement prétendre que le projet constitutionnel s'inscrit en rupture de ces dérives et de ces dangers ?
La Politique Agricole Commune bénéficiait pour son application, d'outils régulateurs : l'unicité des prix, la préférence communautaire, la clause de sauvegarde, un fonds d'orientation et de garantie agricole pour faire face à des crises. Chacun est à même de constater que ces mécanismes sont ignorés de la PAC reformatée que l'on nous promet pour 2006 et avec ce traité constitutionnel.
En sacralisant la " concurrence libre et non faussée ", le projet constitutionnel revient sur le principe de préférence communautaire auquel on ne fait plus référence. A cela une raison très simple : favoriser les importations à bas coûts pour renforcer les pressions sur les prix agricoles et sur les rémunérations.
L'article III 227-1 stipule que la politique agricole aura pour but " d'assurer des prix raisonnables dans les livraisons aux consommateurs ". Il ne s'agit donc que de l'abaissement généralisé des prix agricoles. Et le principe de l'unicité des prix des produits agricoles à l'intérieur de l'Union élargie, laisse la place à " une politique commune éventuelle des prix ". C'est l'article III 228-2.
J'observe d'ailleurs que le gouvernement prend les devants. Ainsi l'article 23 de la loi de février 2005 sur les territoires ruraux cède à l'exigence légitime d'un dispositif de régulation des prix agricoles. Mais on voit mal comment ce dispositif sera producteur d'une maîtrise équitable des prix des marchés puisque d'une part, il est limité à des situations de crise, porte sur des durées limitées et sur certains produits ; et que d'autre part, il n'intègre pas les responsabilités de l'agro alimentaire et celles, écrasantes, de la grande distribution.
Le produit du travail des agriculteurs, en l'absence de prix rémunérateurs, est souvent acheté très bas.
C'est un constat largement partagé qui vous conduit, Monsieur le Président, à vous interroger en des termes que je partage : " Que peuvent près de 600 000 producteurs face à 6 enseignes surpuissantes et ultra organisées ? ". Cette interrogation ne vous incite pas cependant à la résignation. " Les agriculteurs, écrivez-vous, veulent vivre du prix de leurs produits et non de primes ".
C'est de notre point de vue, une question centrale. C'est l'idée-force : celle de meilleurs prix agricoles, qui ont baissé de 8,7 % sur un an, pour que les paysans s'en sortent. Et cette idée-force rejoint les propos convergents des organisations syndicales du monde paysan qui réclament des prix rémunérateurs.
Il faut donc sortir l'agriculture de la spirale de baisse des prix payés aux producteurs, qui n'est qu'une spirale de déclin.
Il suffit d'ailleurs de rapprocher ces 8,7 % de recul des prix agricoles, de l'envol des prix à la consommation souligné par l'Insee, +13,2 % en six ans (plus vite que l'inflation !), pour mesurer l'injustice.
Citoyens et agriculteurs sont dans le même plateau de la balance et souligner la convergence de leurs intérêts, c'est rapprocher l'heure de la prise en compte de leurs attentes.
Voilà pourquoi nous sommes favorables à l'instauration d'un système de prix minimum intra-européen, dégressif en fonction des quantités produites.
Dans cette perspective, en finir avec des importations facilitées outrageusement, c'est remettre fermement en cause une politique de capitulations et de concessions faites devant l'OMC par la Commission européenne, avec la complicité tacite des Etats.
Prix garantis, protection raisonnée et concertée des marchés, vrais droits de douanes : nous sommes favorables à la mise en place d'un nouveau système de préférence communautaire. Et nous proposons qu'il soit un système coopératif, producteur pour l'Union européenne de contrats et d'échanges avec les agricultures du Sud. C'est essentiel quand on sait que les écarts de productivité vont de un à mille, qu'il y a un milliard d'enfants pauvres dans le monde (un sur deux), et que 95 millions d'entre eux souffrent de graves malnutritions.
Les prévisions d'évolution de la démographie mondiale parlent de 9,1 milliards d'êtres humains en 2050. Ca en fait des bouches à nourrir ! Et 2050, c'est presque demain !
Autre volet important, c'est bien évidemment celui de la réglementation des pratiques de la grande distribution.
Il y a un véritable scandale à constater que le revenu moyen des paysans a baissé de 4 % en 2004, quand on lit par exemple, que le groupe Auchan a réalisé en 2003, 575 millions d'euros de bénéfices nets ! La vie Auchan n'est pas la même pour tous.
On veut immerger les paysans dans un marché mondial truqué où la grande distribution et les majors de l'agro-business distribuent des cartes biseautées. Un marché de plus en plus ouvert, mais où la concurrence opère à armes inégales, et accélère l'élimination des petites et moyennes exploitations et la désertification rurale. C'est ce qui explique la colère de Guéret.
Car au-delà des effets de tribune, la France agricole et rurale qui participe à l'aménagement équilibré du territoire, veut des actes. Elle a besoin de ses services publics et de personnels pour les faire fonctionner. Elle a besoin de postes, d'écoles, de routes entretenues, de télécommunications et de sources d'énergie fiables, abordables financièrement et pérennes ; de perceptions, de gares et d'un réseau de soins ou de structures hospitalières de proximité.
L'avenir des territoires agricoles et ruraux est largement dépendant de ces enjeux que sacrifient les politiques d'austérité de la France et de l'Europe, sous la domination de la banque la plus libérale du monde, la Banque Centrale Européenne qui a tout pouvoir.
Que serait alors une bonne loi d'orientation agricole ? Le rapport d'orientation qui a ouvert vos travaux contribue à en définir le cadre. Certes, nous n'en partageons pas l'ensemble des propositions et des analyses mais ça, c'est la diversité stimulante des opinions, et la démocratie.
Vous constatez la nécessité de redéfinir vos missions; l'exigence d'une loi qui ouvre des perspectives aux agriculteurs et conforte leurs exploitations. Vous soulignez l'importance d'un statut de l'entreprise agricole ; de l'unité économique de l'exploitation. Vous rappelez le besoin de favoriser une politique d'installation ; celui aussi d'une évolution de la fiscalité et du régime social des professions non salariées. Ce sont autant de points, autant de pistes de travail dont nous partageons le souhait qu'ils trouvent un débouché dans une loi d'orientation. Et cela vaut pour les questions de la recherche agronomique ou celles de la formation initiale ou continue, et des liens emploi-formation que vous mettez à juste titre en exergue.
Une bonne loi d'orientation ce serait d'abord de notre point de vue, une loi réellement élaborée en concertation avec l'ensemble des parties concernées.
Ce serait ensuite une loi qui aménagerait l'accès au foncier, l'accès à la terre. Une loi qui prendrait des mesures d'encouragement dans ce sens et dans le sens de l'installation de jeunes paysans. Une loi qui ferait de ces deux axes - le foncier, la jeunesse - et du renforcement de l'enseignement agricole, les piliers du renouvellement des générations d'exploitants.
Nous sommes comptables de cet avenir et de cette transmission. D'où la nécessité de dispositifs contre la spéculation foncière, notamment dans les zones péri-urbaines dévoreuses d'espaces ; vos textes d'orientation y font largement référence.
Ce serait, j'ai évoqué ce point, une loi pesant sur la formation des prix et sur le comportement spéculatif, via les importations, de la grande distribution.
D'autres questions se posent. Celle par exemple des retraites agricoles sur laquelle les députés communistes avaient interrogé le gouvernement lors de l'examen à l'automne dernier, du budget d'abandon, en recul de 1,8 %, octroyé au ministère de l'agriculture pour 2005.
Cette question et celle du statut du conjoint et des aides exploitants familiaux devraient bénéficier des orientations d'une telle loi.
Enfin, une bonne loi d'orientation devrait aborder le problème de fond : celui de la souveraineté alimentaire. Problème qui se pose à l'échelon européen après l'abandon de 1999.
Une Nation comme la France, une institution comme l'Union européenne doivent être en capacité de produire ce dont leurs populations ont besoin pour leur subsistance.
Les conditions d'un tel objectif sont-elles réunies aujourd'hui ? Peuvent-elles l'être durablement quand la loi du profit financier et les gâchis qu'elle engendre dominent l'organisation des sociétés et l'ensemble de l'économie - les délocalisations d'entreprises et d'activités en témoignent.
Ne faudrait-il pas aller, à l'échelle du monde, vers de grands marchés régionaux chacun titulaire d'un droit de souveraineté alimentaire, et vers l'établissement de garanties de revenus aux paysans ?
Cette perspective et celle d'en confier l'organisation à la FAO, en sortant l'agriculture du champ d'intervention de l'OMC, se heurtent à la tentation permanente de faire de l'agriculture une arme alimentaire, pourquoi pas demain, dans la main de l'administration de George BUSH au risque d'éloigner encore l'objectif de vivre dans un monde en paix.
Nous avons la Terre en partage ; une Terre qui n'est qu'un village. L'un des participants du Congrès mondial des jeunes paysans qui s'était tenu à Paris en 2003 disait : " nourrir les hommes est un métier sans avenir, si ceux qui ont faim n'ont pas de quoi acheter ce que nous produisons pour les alimenter ".
Ce sont des situations paradoxales dont on ne peut sortir autrement que par le haut avec ce qu'il faut de dialectique !
Ce constat d'inégalités majeures s'applique, à des degrés divers, à chaque région du monde, y compris chez nous où les associations caritatives réclament sans être entendues des pouvoirs actuels, le maintien de l'accès aux stocks européens, et où le mouvement social tire les sonnettes d'alarme. La croissance en panne souffre de l'insuffisance de la consommation des ménages. Et la consommation des ménages y compris des ménages des agriculteurs d'ailleurs, souffre de l'absence de revalorisation des pouvoirs d'achat !
Le mouvement social en France, qui a comme point d'orgue le 10 mars, met en exergue l'augmentation des salaires qui ont baissé en regard des résultats mirifiques du CAC 40 : 57 milliards d'euros en 2004 ; 22 milliards de dividendes dont la moitié pour les fonds de pension étrangers. La France, l'Europe sont riches. L'enjeu, c'est celui de la répartition de cette richesse dont sont exclus pour l'essentiel, producteurs agricoles et salariés. Il est grand temps que dans tous les choix, les valeurs humaines priment sur les valeurs boursières si on ne veut pas connaître demain de graves reculs de société et de civilisation.
Chacun d'entre nous mesure l'ampleur des difficultés auxquelles le monde agricole, la France, l'Europe sont confrontés.
Mais chacun d'entre nous mesure aussi la responsabilité qui appartient en propre aux agriculteurs dans ce contexte ; leur capacité, votre capacité à revendiquer et c'est légitime, la prise en compte par la Politique Agricole Commune des enjeux vitaux que constituent : la rémunération du travail des paysans ; la souveraineté alimentaire ; le renouvellement des générations d'exploitants.
Il faut mettre la barre haut. C'est ma façon, Monsieur le Président, de vous rejoindre lorsque vous déclarez : " La France est belle parce qu'elle est cultivée. "
Et j'ajouterai " le bonheur est toujours une idée neuve en Europe ".
(Source http://www.fnsea.fr, le 21 avril 2005)