Entretiens de Mme Michèle Alliot-Marie, ministre de la défense, à "Der Spiegel" du 2 et "Frankfurter Allgemeine Zeitung" du 6 février 2004, sur les conditions d'une participation française à la reconstruction de l'Irak et sur les relations entre la défense européenne et l'OTAN.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : Der Spiegel - Frankfurter Allgemeine Zeitung - Presse étrangère

Texte intégral

Entretien à "Der Spiegel" le 2 février :
" Nous restons fidèles à nous-mêmes "
La ministre française de la Défense, Michèle Alliot-Marie, s'exprime sur les relations franco-américaines, la reconstruction de l'Irak et la défense européenne.
Q- Der Spiegel :
Madame la ministre c'est la première fois qu'un ministre français de votre rang se rend à Washington depuis plus d'un an. La sanction est-elle levée?
R-Michèle Alliot-Marie :
Au risque de vous surprendre, j'ai été accueillie très cordialement et très chaleureusement, aussi bien à la Maison Blanche qu'au Pentagone ou encore au Congrès et au Sénat. Washington a nettement manifesté sa volonté de tourner la page et de mettre un terme aux tensions franco-américaines.
Q- Ces gestes de réconciliation sont-ils imputables aux difficultés croissantes et à l'impuissance des Américains en Irak ?
R- Le gouvernement américain a reconnu que nos avertissements n'étaient pas injustifiés et que nous n'avions pas dressé des barrières diplomatiques et juridiques internationales dans le seul but de leur porter préjudice, mais que nous avions mieux analysé la situation grâce à notre connaissance de la région.
Q- Ne reste-t-il pas une certaine rancune refoulée ?
R- Les hommes politiques sont pragmatiques, ils adaptent leur comportement aux changements de situation. Il est inutile de pleurer sur le lait renversé. La décision de faire la guerre a été prise unilatéralement, mais personne n'a intérêt à ce que les Etats-Unis échouent en Irak. Ce serait une défaite pour nous tous, pour le monde entier.
Q- Qu'est ce que Washington attend de concret de la France et qu'avez-vous à proposer ?
R- Nous sommes prêts à aider à la reconstruction de l'Irak. Mais nous conservons nos principes, nous ne bougeons pas d'un iota. Au préalable, certaines conditions doivent être remplies.
Q- A savoir ?
R- Les Américains les connaissent depuis longtemps : la fin du régime d'occupation, le retour de la souveraineté à un gouvernement irakien légitime et une participation active de l'ONU. Mes partenaires à Washington m'ont affirmé que cela ne leur posait plus aucun problème.
Q- L'administrateur civil américain, Paul Bremer, s'est déjà adressé au Secrétaire général de l'ONU, Kofi Annan, afin que les Nations unies s'engagent dans le processus de pacification de l'Irak. Ne s'agit-il pas que d'une simple manuvre tactique ?
R- Kofi Annan, que j'ai rencontré à New York, partage largement l'opinion française. Pour lui, le retour de l'ONU en Irak, après un transfert complet de pouvoir début juillet, quelque chose de tout à fait normal à partir du premier juillet, dans le cadre d'une demande du gouvernement irakien. Mais les choses restent compliquées et la mission de l'ONU aura plutôt un caractère de reconnaissance, de médiation et de conseil. il ne s'agira pas d'une intervention directe.
Q- Et quelle contribution la France veut-elle apporter à la stabilisation de l'Irak ?
R- Avec nos amis Allemands, nous voudrions intervenir dans les domaines pour lesquels nous sommes compétents : la formation de l'armée, de la police et de la gendarmerie. Mais je sais qu'un autre pays aimerait participer à une telle mission : le Japon.
Q- Quand pensez-vous commencer ? Avant le 1er juillet ?
R- Certainement pas. L'important pour nous est qu'un gouvernement irakien légitime sollicite notre aide et que la mission prenne place sous l'égide de l'ONU. Nous ne collaborerons pas avec un régime d'occupation, même si sa fin est programmé. Croyez-moi nous resterons fidèles à nos principes.
Q- Et si ce régime irakien demandait à la France d'envoyer des troupes dans le cadre d'une mission de paix internationale ?
R- Nous avons déjà répondu négativement à cette question.
Q- Définitivement ?
R- Aujourd'hui, les conditions politiques pour l'envoi de troupes françaises en Irak ne sont pas remplies. La question d'une telle intervention ne se pose donc pas.
Q- Sur ce point vous êtes d'accord avec les Allemands ?
R- N'ayez crainte, nos positions restent identiques. Nous sommes en étroite consultation, même s'il n'y a pas eu jusqu'à présent de planification conjointe d'une contribution éventuelle à la formation de l'armée ou de la police en Irak.
Q- L'exemple de l'Afghanistan montre à quel point la reconstruction politique et le transfert de souveraineté peuvent être complexes. La seule solution passe-t-elle par des élections générales et libres, comme le demande la majorité des chiites en Irak?
R- Nous sommes ouverts à toute proposition, il n'existe pas de voie royale en la matière. Il est important que les irakiens aboutissent à une position commune. La légitimité d'un gouvernement irakien résidera dans sa reconnaissance par le peuple et la communauté internationale.
Q- Cela pourrait être difficile. l'attentat contre le quartier général de l'ONU à Bagdad a montré que même les Nations unies peuvent être considérées comme une force d'occupation étrangère.?
R- Oui, la situation s'est considérablement dégradée. La France a souhaité dés le début que l'Irak retrouve le plus rapidement possible sa totale souveraineté - et même sans délai - après la fin des opérations militaires. Entre-temps, l'on a perdu beaucoup de temps et de crédibilité.
Le transfert des pouvoirs aux Irakiens ne peut pas succéder à un simple gouvernement de représentation. Rien n'est possible sans une légitimité intérieure. Sans cette dernière, la sécurité ne pourra progresser. Il existe des forces qui veulent lancer une guerre globale entre le monde islamique et l'Occident. Nous devons absolument éviter de tomber dans le piège tendu par les organisations terroristes.
Q- Vos mises en garde sont sans doute justifiées, mais la France et l'Allemagne, au vu de la superpuissance américaine, ne sont-elles pas condamnées à un rôle passif d'observateur et de participant inutile ?
R- Vous n'allez quand même pas me parler de l'Irak durant tout cet entretien ! Nous ne limitons pas à faire des mises en garde et à respecter le droit. La France et l'Allemagne, mais aussi la Grande-Bretagne et d'autres pays européens, sont réunis par une vraie volonté reposant sur l'idée que l'Europe, qui est aujourd'hui une puissance économique, doit assumer ses responsabilités en tant que puissance politique. Pour cela, il faut qu'elle ait une défense crédible qui lui permette de protéger ses citoyens, ses intérêts et ses valeurs dans le monde. C'est pour cela que nous avons besoin d'une défense commune.
Q- Ne s'agit-il pas d'une utopie lorsque l'on voit à quel point les Européens sont divisés ?Ils n'ont même pas pu se mettre d'accord sur le projet de Constitution européenne ?
R- La création d'une défense européenne a été relativement épargnée par ces problèmes. Elle s'est mise en place plus rapidement que l'union monétaire en son temps. La Force européenne d'intervention rapide a atteint l'objectif global en 2003 : elle peut mobiliser en moins de 60 jours, 60 000 hommes, 400 avions, et 100 bâtiments. Nous envisageons même de créer une force d'intervention et de gestion des crises très rapide - avec 1 500 hommes, dont l'envoi pourra intervenir dans 48 heures. C'est une capacité unique au monde.
Q- Voulez-vous impressionner les Américains avec ces chiffres ?
R- Mon collègue Donald Rumsfeld m'a dit à Washington : j'entends parler d'une défense européenne depuis dix ans et, depuis dix ans, je vois les échecs des tentatives de cette défense européenne. Je pense que j'ai pu le convaincre du contraire. L'Europe de la Défense n'est plus un vu pieux, mais bien une réalité.
Q- Cette réalité est ressentie comme une concurrence par les Américains dès qu'elle dépasse le cadre de l'OTAN.
R- Je vous ferai remarquer une chose : si les Etats-Unis deviennent méfiants, c'est qu'ils nous prennent au sérieux. Il ne s'agit cependant pas de concurrence mais d'une vraie complémentarité. La consolidation de la Défense européenne renforce l'Alliance, qui reste finalement le pilier fondamental de notre sécurité.
A la fin de l'année, l'Otan transmettra à l'Union européenne la responsabilité de la force internationale pour la Bosnie. L'Europe va poursuivre cette mission de stabilisation dans les Balkans, de la même façon que nous avons mené en Macédoine une - petite - opération militaire. L'intervention au Congo est un autre exemple important. Nulle part nous ne remettons l'OTAN en question. Il y a suffisamment de travail pour ces deux organisations.
Q- Reste cependant le soupçon, et pas uniquement aux Etats-Unis, que c'est principalement la France qui souhaite créer une défense européenne, car elle est absente de la structure de commandement de l'OTAN
R- La France apporte une contribution essentielle aux missions de paix internationales de l'OTAN. Nous nous sommes engagés à mettre des moyens conséquents à la disposition de la troupe d'intervention rapide de l'OTAN : 20 000 soldats, soit 25 % des effectifs dans la première phase d'alerte. J'ai rappelé aux Américains qu'en 1995, le Président Chirac était même prêt à faire entrer de nouveau la France dans les structures de l'OTAN. A l'époque, ce sont les Etats-Unis qui avaient refusé de faire un geste.
Q- Quel aurait dû être ce geste?
R- Nous nous attendions à ce que Washington nous confie en échange, à nous ou à un autre pays européen, le commandement de la Méditerranée. L'occasion est passée, mais l'OTAN évolue et nous participons pleinement à cette évolution.
Q- Pourquoi alors la création d'un quartier général européen a-t-elle engendré autant de résistances et de polémiques à Washington?
R- Ce modeste centre de planification et de commandement est nécessaire pour les cas où l'Europe agit là où l'Alliance n'intervient pas. Nous ne faisons donc pas concurrence au quartier général de l'OTAN, le SHAPE, situé près de Mons en Belgique. Environ 3 000 officiers travaillent au Shape tandis qu'ils seront environ 50 dans notre structure. Je crois que Donald Rumsfeld est moins tendu depuis ma visite. Car il ne faut pas oublier le rôle de la désinformation.
Q- Vous ne voulez quand même pas nier qu'il y ait une opposition insurmontable entre la vision française d'un monde multipolaire basé sur le droit international et le penchant américain vers l'unilatéralisme et les actions préventives ?
R- Cette différence existe. Les Américains acceptent peut-être qu'il y a un pôle chinois en train de se développer, un pôle russe ou demain un pôle brésilien. Mais ils considèrent les Etats-Unis et l'Europe comme un seul et unique pôle. Si nous affirmons notre indépendance, ils peuvent parfois la ressentir comme une agression. Nous devons travailler à éliminer ces malentendus - également par de bons exemples, en particulier la lutte contre le terrorisme, notamment en Afghanistan.
Q- Les cérémonies pour le 60ème anniversaire du débarquement en Normandie, début juin, auxquelles le chancelier allemand participera pour la première fois, permettront-elles de renouer les relations entre la vielle Europe et la superpuissance américaine ?
R- Cette commémoration est un symbole fort de l'amitié et de la solidarité. J'espère vivement que le président américain Georges W. Bush y sera présent. Ce sera l'occasion de célébrer les valeurs communes qui unissent les démocraties et transcende les rivalités d'hier.
Madame la ministre, nous vous remercions pour cet entretien.
(Source http://www.défense.gouv.fr, le 5 février 2004)
Entretien à "Frankfurter Allgemeine Zeitung" le 6 février :
FAZ : Peut-on dire que les désaccords survenus au sein de l'Union européenne au moment de la crise irakienne ont été surmontés ?
Michèle Alliot-Marie : La crise irakienne n'a pas ralenti les progrès de l'Europe de la défense, au contraire. La défense est devenue un élément-clé de la construction européenne. Le travail avance d'ailleurs plus rapidement qu'à l'époque l'union monétaire. Dans tous les domaines, les avancées sont importantes et concrètes, qu'il s'agisse des domaines opérationnels, institutionnels ou industriels. Notre conviction, que ces avancées servent aussi les intérêts de l'OTAN est de plus en plus partagée.
FAZ : De quels progrès voulez-vous parler ?
Michèle Alliot-Marie : Parmi les avancées institutionnelles, je retiens notamment la mise en place de la cellule de planification et de commandement européenne et la nouvelle Agence européenne de Défense. La polémique sur la cellule de planification qui va compter au maximum une cinquantaine d'officiers est terminée. Il est clair qu'elle ne fera pas concurrence à SHAPE qui compte près de 3 000 officiers. Mais l'Union européenne a besoin d'une cellule de planification si elle veut organiser être en mesure d'organiser rapidement des missions comme celles qui ont été accomplies avec succès en Macédoine et au Congo. Donald Rumsfeld a montré qu'il partageait désormais cet avis. Le climat dans lequel se déroule la discussion a changé.
FAZ : Quels seront les prochains défis à relever ?
Michèle Alliot-Marie : Une prochaine étape importante est la relève de la SFOR en Bosnie cet été par l'Union Européenne. Nous nous sommes en outre également mis d'accord sur l'idée de créer une force de gendarmerie européenne. La force de réaction rapide de l'Union européenne, qui peut mobiliser dans un délai de 60 jours plus de 60 000 hommes, doit être complétée par une force de réaction très rapide, qui comptera 1 500 hommes, mobilisable sous 48 heures.
FAZ : L'Union européenne ne risque-t-elle alors pas, comme le craignent les Américains, de concurrencer L'OTAN ?
Michèle Alliot-Marie : La défense européenne n'est pas un rival ou un concurrent de l'OTAN, c'est le contraire. A travers les programmes d'armement, elle contribue à renforcer les capacités militaires des pays européens or ceci constitue précisément une exigence formulée de longue date par les Américains. Cela profite également à L'OTAN . La France s'est déjà engagée à mettre à la disposition de l'OTAN des capacités pour la force de réaction rapide de L'OTAN (NRF) qui la placent au premier rang des contributeurs nationaux. De même, nous sommes un des partenaires les plus importants en Afghanistan. Ces faits sont également reconnus au sein de l'OTAN .
FAZ : Les relations qu'entretiennent la France et l'OTAN ne restent-elles néanmoins pas difficiles ?
Michèle Alliot-Marie : Non. Au prochain sommet de l'OTAN à Istanbul en juin prochain, le Président Chirac aura l'occasion de rappeler que la France conçoit ses engagements au sein de l'Alliance et de l'Union européenne comme parfaitement complémentaires. Je vous rappelle qu'en 1995, le Président était prêt à réintégrer la France au sein du commandement militaire de l'OTAN . La France entend participer pleinement à l'adaptation de l'OTAN aux nouveaux enjeux de sécurité. Nous sommes sur ce point, guidés par le principe selon lequel l'OTAN et des capacités militaires européennes améliorées sont complémentaires et que cette complémentarité ne peut, au total, que mieux servir les intérêts de la sécurité.
FAZ : La France participera-t-elle à une éventuelle intervention de l'OTAN en Irak ?
Michèle Alliot-Marie : Lors de ma visite à Washington, j'ai clairement expliqué à Donald Rumsfeld que nous ne souhaitons pas un échec en Irak. Dès le début, nous avons fixé deux conditions préalables à une éventuelle intervention en Irak. Nous voulons que ces conditions soient remplies : la demande d'une intervention de notre part doit émaner d'un gouvernement irakien légitime et l'ensemble doit être couvert par un mandat des Nations Unies. Si tel est le cas, une intervention de l'OTAN n'est pas exclue. Nous pourrions prendre notre part à la reconstruction irakienne dans des domaines dans lesquels nous avons une certaine expertise, c'est-à-dire la formation de l'armée et de forces de police et de gendarmerie. Mais pour cela, il faut d'abord que les conditions - transfert de la souveraineté et participation des Nations Unies - soient remplies. C'est un point que nos amis et partenaires américains ont également compris.
Au sein de l'OTAN, notre contribution existe déjà de manière indirecte dans la mesure où nous soutenons la Pologne, notre partenaire au sein de l'OTAN, en lui fournissant des moyens de transport pour son engagement en Irak.
FAZ : Les cérémonies pour la commémoration du 60e anniversaire du débarquement des Alliés en Normandie au début du mois de juin constitueront-elles une occasion de renforcer de nouveau les relations transatlantiques ?
Michèle Alliot-Marie : Nous espérons tous que le Président Bush prenne part aux cérémonies. Ce sera l'occasion d'affirmer le lien transatlantique et notre profonde amitié. Le fait que pour la première fois un Chancelier allemand sera présent donne une nouvelle dimension à cette commémoration. Nous montrons à tous les pays qui s'affrontent aujourd'hui militairement, qu'une réconciliation est possible. Des pays, qui se sont combattus, peuvent devenir amis. C'est un signe fort d'espoir.
Propos recueillis par Michaëla Wiegel
(source http://www.defense.gouv.fr, le 12 février 2004)