Texte intégral
Alain Duhamel : M. Chevènement, pendant des siècles, l'Europe a été un champ de bataille et on commémore encore ces jours-ci la libération des camps de concentration. Est-ce que cette constitution n'est pas l'occasion de consolider ce qui a été jusqu'à présent l'apport de l'Europe telle qu'elle l'est, c'est-à-dire la paix et la démocratie ?
Jean-Pierre Chevènement : Je crois que tous les Français et tous les Européens sont pacifiques et souhaitent la paix. La paix existe sur notre continent depuis 50 ans pour une raison très simple : les guerres d'hégémonies sont terminées depuis 1945. Il y avait l'URSS et les Etats-Unis, maintenant il n'y a plus que les Etats-Unis. Le problème se pose tout à fait différemment. Il s'agit pour nous de ne pas être entraînés dans des guerres qui seraient contraires à nos intérêts et où nous ne voudrions pas nous engager, comme par exemple en Irak ! Je dirais que la question qui est posée, M. Duhamel, ce n'est pas " l'Europe ou la paix ? ". C'est un slogan ou plus exactement...
Alain Duhamel : ...Ou des désirs !
Jean-Pierre Chevènement : Ou des désirs... auxquels je me rallie et que j'éprouve comme d'autres ! Ne me faites pas le procès...
Alain Duhamel : ...Attendez, je ne vous dis pas le contraire ! Je vous pose la question.
Jean-Pierre Chevènement : Très bien ! Mais le sujet, c'est la Constitution, c'est-à-dire un corpus de 448 articles et 75 annexes : c'est considérable. M. Giscard d'Estaing avait ce document à la main. Moi je n'ai que ce qui a été publié à la Documentation française. Je dirais que M. Giscard d'Estaing a écarté un peu vite la troisième partie, c'est-à-dire les politiques qu'on nous propose de constitutionnaliser.
Olivier Mazerolle : Alors justement M. Chevènement, les politiques, c'est la troisième partie, c'est ce qui existe aujourd'hui...
Jean-Pierre Chevènement : ...325 articles sur 448 !
Olivier Mazerolle : Si vous dites Non - c'est l'argument de M. Giscard d'Estaing et de beaucoup d'autres personnes -, vous gardez ces articles puisque c'est le traité actuellement appliqué. En revanche vous ne prenez pas ce qu'il y a de mieux ?
Jean-Pierre Chevènement : Je voudrais répondre à cette question. On peut justement s'interroger, les Français s'interrogent, sur la pertinence de beaucoup de ces règles qui ont été conçues en 1957 ou en 1992, c'est-à-dire dans un autre contexte. Le monde a changé. Nous sommes maintenant dans un monde globalisé avec un libéralisme, ou plus exactement un libre échangisme déséquilibré...
Olivier Mazerolle : ...Nice, c'était il y a trois ans.
Jean-Pierre Chevènement : Mais, par rapport à la concurrence en 1957, nous avions des économies administrées et nous étions à peu près de même niveau...
Olivier Mazerolle : ...Nice, c'était en 2002.
Jean-Pierre Chevènement : Non ! Nice, c'était en 2000. Nous reviendrons sur Nice si vous le voulez, mais j'aimerai quand même vous dire que l'on peut s'interroger sur la pertinence de règles comme l'indépendance de la Banque centrale, sans équivalent au monde, ni aux Etats-Unis, ni en Grande-Bretagne, ni au Japon...
Olivier Mazerolle : ...Indépendance voulue par M. Mitterrand !
Jean-Pierre Chevènement : Non, voulue par M. Kohl et par les dirigeants de la République fédérale allemande, qui aujourd'hui pourraient changer d'avis. Avec un dollar dévalué de 60 %, et qui vaut 1,32 euros contre 0,80 euros il y a cinq ans, c'est difficile de vendre. On décourage l'investissement et on facilite les délocalisations. Cette Europe ne nous défend pas. Elle ne nous protège pas. J'entendais M. Giscard d'Estaing parler de " dumping ", on voit ce qu'il en est avec le textile chinois dont les importations ont augmenté de 46 % en un an, et on discute pour savoir si à la fin de l'été, peut-être, on prendra une mesure...
Olivier Mazerolle : La France seule se défendrait mieux ?
Jean-Pierre Chevènement : La question est de savoir qu'elle est la volonté des oligarchies bruxelloises sur lesquelles nous ne pouvons rien, car en réalité nous ne pouvons rien. Ce sont des technocrates irresponsables qui conduisent une politique qui est effectivement très libérale, M. Monti, M. Bolkenstein...
Olivier Mazerolle : ...Il n'est plus commissaire de toute façon !
Jean-Pierre Chevènement : M. Bolkenstein n'est plus commissaire mais il a fait adopter une directive...
Olivier Mazerolle : ...Elle n'est pas adoptée, elle est discutée.
Jean-Pierre Chevènement : Elle a été adoptée par la Commission.
Olivier Mazerolle : Oui, mais elle est discutée au Parlement
Jean-Pierre Chevènement : La Commission a adoptée une directive que n'ont réfuté ni M. Barnier, ni M. Lamy, l'un UMP et l'autre PS.
Olivier Mazerolle : Mais elle est discutée en ce moment au Parlement européen
Jean-Pierre Chevènement : Elle est discutée, mais on verra certainement la suite après le 29 mai. S'il n'y avait pas eu la montée du Non en France, elle ne serait pas du tout discutée !
Alain Duhamel : Dans votre dernier et récent livre, vous faites l'apologie du couple franco-allemand en expliquant que c'est lui qui doit entraîner. Les Allemands vont voter dans les jours qui viennent, au début du mois de mai, sur la Constitution européenne. Comme c'est par voie parlementaire, ça sera Oui. Les Français vont voter à la fin du mois de mai, ça sera peut-être Non.
Jean-Pierre Chevènement : Ce n'est pas dramatique. C'est déjà arrivé. La CED a été rejetée en 1954 et il n'en est pas résulté de mauvaises conséquences. Bien au contraire.
Alain Duhamel : La presse allemande et les membres du gouvernement allemand disent que s'il y a d'un côté un Oui, et de l'autre côté un Non, il y aura une crise au sein du couple franco-allemand. Est-ce quelque chose que vous redoutez ou pas du tout ?
Jean-Pierre Chevènement : Je ne le crains pas du tout. Il faut distinguer les gouvernements et les peuples. Le peuple allemand est très critique vis-à-vis des institutions européennes telles qu'elles fonctionnent. Le sondage euro-baromètre révèle que les insatisfaits en Allemagne devancent de 10 points les satisfaits. Alors qu'en France, c'est presque l'inverse, à deux ou trois points près. En réalité les peuples portent un jugement sur la manière dont les institutions fonctionnent. Je dirais, pour tous ceux qui n'ont pas lu la Constitution, que le fait qu'elle reprenne tant de textes qui s'appliquent à tort et à travers - le Pacte de stabilité budgétaire, qualifié d'absurde par M. Prodi - est un bon argument pour, sans même l'avoir lu, la rejeter. Parce qu'elle est au fond irréversible. Ce sera très difficile de la modifier à 25, ou à 34, ou à 35.
Olivier Mazerolle : Mais ça c'est déjà dans les traités qui sont eux-mêmes irréversibles, puisqu'ils ne sont réformables qu'à l'unanimité.
Jean-Pierre Chevènement : C'est une constitution, M. Mazerolle !
Olivier Mazerolle : Ils sont réformables à l'unanimité, de la même façon.
Jean-Pierre Chevènement : Ce ne sont pas des constitutions ! Comme le disait M. Giscard d'Estaing, les constitutions ont la prétentions de durer quand même 40 ou 50 ans. Cette constitution, parce que c'est une constitution, dit à l'article I-6 : la Constitution et le droit communautaire priment le droit national, le droit des Etats-membres. Y compris notre propre Constitution. Nous n'avons plus rien pour nous protéger.
Olivier Mazerolle : Ah ! Ce n'est pas ce que dit le Conseil constitutionnel français !
Jean-Pierre Chevènement : Vous savez, il n'y a pas d'interprétation unilatérale des traités. C'est la Cour de justice, contrairement à ce qu'à dit M. Chirac, qui va décider de l'interprétation des textes. On sait déjà comment elle va décider.
Alain Duhamel : Vous voulez prendre dans les formes de coopérations entre les états européens le maximum de garanties pour que la souveraineté soit respectée, pour que les décisions puissent se prendre à l'unanimité, donc qu'on ait un pouvoir de les bloquer si on les trouve désavantageuses pour nous. Est-ce que vous ne trouvez pas que cette façon de procéder, qui est forcément lente et prudente, est inadaptée justement au monde que vous décrivez comme en plein changement ? Quand on voit les états continents - la Chine, l'Inde - qui avancent millimètre par millimètre, n'auront nous pas trois trains de retard à l'arrivée ?
Jean-Pierre Chevènement : Ce n'est pas du tout ce que je propose. Je propose qu'on fasse ce que M. Giscard d'Estaing a oublié de faire, c'est-à-dire de doter la zone euro d'un gouvernement économique en faisant que la politique monétaire soit aussi de sa compétence ; que ce gouvernement économique puisse avoir une politique de relance budgétaire par l'investissement, et seulement par l'investissement.
Alain Duhamel : Vous le proposez par quel moyen puisque vous ne voulez pas de la Constitution ? Par un autre traité ?
Jean-Pierre Chevènement : M. Giscard d'Estaing avait reçu la charge de faire une constitution, enfin ça se discute beaucoup puisque le mandat de Laeken n'était pas clair du tout. Il a outrepassé largement ce mandat. Mais, il aurait pu dire : le vrai problème, c'est le chômage ! A quoi ça sert d'énoncer le droit de chercher un emploi - comme on le lit dans la fameuse charte des droits fondamentaux - quand vous avez 10 % de chômeurs dans l'Union Européenne ?
Alain Duhamel : Vous ne me répondez pas. Puisque vous ne voulez pas - ce qui est tout à fait votre droit - de la Constitution et, puisque vous voulez - ce qui est également tout à fait votre droit - un gouvernement économique, est-ce qu'il vous faut un traité ?
Jean-Pierre Chevènement : Non. Je pense qu'il faut assouplir les coopérations renforcées qui sont impraticables dans le texte actuel de la Constitution. Il faut l'accord de la Commission, du Parlement, du Conseil, il faut un tiers des membres.
Au niveau de la zone euro, on peut très bien accepter, par exemple, des décisions à la majorité qualifiée pour harmoniser la fiscalité et avoir une convergence sociale.
Olivier Mazerolle : M. Chevènement, j'ai une question simple à vous poser. Vous n'êtes pas satisfait de la politique économique européenne actuelle et vous en souhaitez une autre. Mais avec qui allez-vous la réaliser cette politique économique dans la mesure où en Europe c'est plutôt la droite qui est majoritaire, et même la gauche européenne n'accepte pas ce que vous proposez ? Alors, la France seule comme le soldat de Valmy ?
Jean-Pierre Chevènement : Qui vous le dit ? Moi, j'entends M. Schröder demander un assouplissement très fort du pacte de stabilité. Ce Pacte, en réalité, n'a été que cosmétiquement aménagé. On a conservé la barre des 3 % de déficit. On n'a pas permis la déduction de la recherche ou de l'investissement. Je regarde ce qui se passe en Allemagne : 5,2 millions de chômeurs. Je vois le déclin industriel de l'Italie. Les délocalisations frappent partout. Croyez-vous que les peuples ne sont pas capables de prendre leurs affaires en main ? Et si le Non l'emportait en France - comme je le souhaite - ce serait rendre service, non seulement à la France mais, à l'Europe et à tous les peuples d'Europe. Les autres pays se saisiraient de la question. Ils n'ont pas commencé à le faire parce qu'on ne débat vraiment du contenu de la constitution, pour le moment, seulement qu'en France et un petit peu en Belgique. Mais on le fera demain, croyez-le, en Allemagne, en Italie ! Il y a des processus historiques. Et la France serait en quelque sorte le chevalier blanc d'une Europe qui serait redressée ! Non pas le mouton noir, le chevalier blanc !
Alain Duhamel : Vous avez l'air de craindre beaucoup, dans vos interventions, pour l'indépendance de la France et vous insistez notamment sur le fait que la Constitution fait référence explicitement à l'Alliance atlantique. L'Alliance atlantique, on en fait parti. Mais, on sait très bien que les Français ne sont pas dans l'organisation militaire intégrée. Ils ont toujours la possibilité de dire non à n'importe quel moment. Alors, quel est le changement réel ? Parce que l'assistance mutuelle est déjà dans le pacte atlantique.
Jean-Pierre Chevènement : En premier lieu, les mots " indépendance de l'Europe " ont disparu, par rapport aux traités de Nice et de Maastricht. Ensuite, l'article I-40 - contrairement à ce que nous a dit M. Giscard d'Estaing - ne nous permettrait pas de faire la même politique que celle que nous avons faite à propos de l'Irak. Nous serions obligés de nous soumettre à une consultation préalable du Conseil européen. Dans l'Europe à 25, où la majorité des gouvernements sont pro-américains, nous aurions été mis en minorité. Nous le serions encore aujourd'hui.
Olivier Mazerolle : Ca nous obligeait pas du tout à envoyer nos soldats.
Jean-Pierre Chevènement : Après avoir été mis en minorité au niveau européen, nous n'aurions pas eu - je le pense - le courage d'annoncer, à l'avance, à l'ONU que nous utiliserions notre droit de veto. Ce qui n'a pas été nécessaire puisque les américains n'ont pas déposé une deuxième résolution.
Alain Duhamel : Qu'est-ce que cela change pour notre indépendance ?
Jean-Pierre Chevènement : Du point de vue de l'OTAN, elle devient, en fonction de l'article I-41, l'instance de mise en uvre de la politique de Défense. Je crois que tout le monde peut comprendre que si l'Europe n'a pas de Défense, elle ne peut pas avoir de diplomatie propre. Et, ce n'est pas M. Solana, déjà pressenti pour être ministre des Affaires étrangères de l'Union, ancien secrétaire général de l'OTAN, qui fera peur à M. Bush.
Alain Duhamel : Je voudrais que vous répondiez avec précision...
Jean-Pierre Chevènement : Je réponds toujours avec précision, peut-être trop même, compte-tenu de la nature de l'exercice.
Alain Duhamel : Heu... pas vraiment... Rien dans la Constitution européenne ne peut contraindre la France à envoyer - sans qu'elle le souhaite explicitement, donc avec un droit de veto - un seul de ses soldats hors de France.
Jean-Pierre Chevènement : J'ai l'expérience, M. Duhamel des gouvernements. J'ai été ministre de beaucoup de choses et notamment de la Défense et je sais comment cela se passe. Une lettre du ministre américain, ça vaut un ordre. Et par conséquent, il faut tenir compte de l'immense pusillanimité qui règne dans ces enceintes. Nous serions, on peut le dire, alignés !
Olivier Mazerolle : La dernière question porte sur une question de société. Il s'agit de la laïcité. L'article II-70, qui figure dans la charte, prévoit qu'on a le droit de manifester son appartenance religieuse, dans différentes circonstances, mais notamment en public. Pour vous, est-ce que c'est une disposition qui pourrait remettre en cause l'application de la loi sur le voile à l'Ecole ?
Jean-Pierre Chevènement : Bien évidemment ! Le président d'une des sensibilités de l'Islam de France le dit en public : il ne manquerait pas de se pourvoir devant la Cour de justice de l'Union européenne sur la base de l'article II-70.
Olivier Mazerolle : Mais alors M. Chevènement, Il y a un problème. Le Conseil constitutionnel français a bien regardé cette Constitution européenne, a regardé aussi la Convention européenne des Droits de l'Homme, et dit que, de toute façon, ces textes retiennent que les traditions nationales et les lois nationales doivent être préservées en fonction de la tradition et de la culture des pays. Par conséquent, le Conseil constitutionnel dit - Ils sont 9, et vous êtes tout seul - qu'il n'y a aucun danger que cela arrive.
Jean-Pierre Chevènement : Vous semblez ignorer, et le Conseil constitutionnel aussi, qu'il n'y a pas d'interprétation unilatéral des traités. C'est la Cour de justice qui interprétera le traité. Et jusqu'à présent, compte-tenu de ce qu'est sa jurisprudence, on sait qu'elle va toujours dans un sens supranational et dans le sens du communautarisme, qui s'introduit dans d'autres articles.
Olivier Mazerolle : Il vaut mieux croire Jean-Pierre Chevènement que le Conseil constitutionnel ?
Jean-Pierre Chevènement : Il vaut mieux croire le bon sens : pour un traité entre 25 pays, c'est la Cour de justice qui interprétera.
Olivier Mazerolle : Merci M. Chevènement.
(Source http://www.chevenement-referendum.org, le 25 avril 2005)
Jean-Pierre Chevènement : Je crois que tous les Français et tous les Européens sont pacifiques et souhaitent la paix. La paix existe sur notre continent depuis 50 ans pour une raison très simple : les guerres d'hégémonies sont terminées depuis 1945. Il y avait l'URSS et les Etats-Unis, maintenant il n'y a plus que les Etats-Unis. Le problème se pose tout à fait différemment. Il s'agit pour nous de ne pas être entraînés dans des guerres qui seraient contraires à nos intérêts et où nous ne voudrions pas nous engager, comme par exemple en Irak ! Je dirais que la question qui est posée, M. Duhamel, ce n'est pas " l'Europe ou la paix ? ". C'est un slogan ou plus exactement...
Alain Duhamel : ...Ou des désirs !
Jean-Pierre Chevènement : Ou des désirs... auxquels je me rallie et que j'éprouve comme d'autres ! Ne me faites pas le procès...
Alain Duhamel : ...Attendez, je ne vous dis pas le contraire ! Je vous pose la question.
Jean-Pierre Chevènement : Très bien ! Mais le sujet, c'est la Constitution, c'est-à-dire un corpus de 448 articles et 75 annexes : c'est considérable. M. Giscard d'Estaing avait ce document à la main. Moi je n'ai que ce qui a été publié à la Documentation française. Je dirais que M. Giscard d'Estaing a écarté un peu vite la troisième partie, c'est-à-dire les politiques qu'on nous propose de constitutionnaliser.
Olivier Mazerolle : Alors justement M. Chevènement, les politiques, c'est la troisième partie, c'est ce qui existe aujourd'hui...
Jean-Pierre Chevènement : ...325 articles sur 448 !
Olivier Mazerolle : Si vous dites Non - c'est l'argument de M. Giscard d'Estaing et de beaucoup d'autres personnes -, vous gardez ces articles puisque c'est le traité actuellement appliqué. En revanche vous ne prenez pas ce qu'il y a de mieux ?
Jean-Pierre Chevènement : Je voudrais répondre à cette question. On peut justement s'interroger, les Français s'interrogent, sur la pertinence de beaucoup de ces règles qui ont été conçues en 1957 ou en 1992, c'est-à-dire dans un autre contexte. Le monde a changé. Nous sommes maintenant dans un monde globalisé avec un libéralisme, ou plus exactement un libre échangisme déséquilibré...
Olivier Mazerolle : ...Nice, c'était il y a trois ans.
Jean-Pierre Chevènement : Mais, par rapport à la concurrence en 1957, nous avions des économies administrées et nous étions à peu près de même niveau...
Olivier Mazerolle : ...Nice, c'était en 2002.
Jean-Pierre Chevènement : Non ! Nice, c'était en 2000. Nous reviendrons sur Nice si vous le voulez, mais j'aimerai quand même vous dire que l'on peut s'interroger sur la pertinence de règles comme l'indépendance de la Banque centrale, sans équivalent au monde, ni aux Etats-Unis, ni en Grande-Bretagne, ni au Japon...
Olivier Mazerolle : ...Indépendance voulue par M. Mitterrand !
Jean-Pierre Chevènement : Non, voulue par M. Kohl et par les dirigeants de la République fédérale allemande, qui aujourd'hui pourraient changer d'avis. Avec un dollar dévalué de 60 %, et qui vaut 1,32 euros contre 0,80 euros il y a cinq ans, c'est difficile de vendre. On décourage l'investissement et on facilite les délocalisations. Cette Europe ne nous défend pas. Elle ne nous protège pas. J'entendais M. Giscard d'Estaing parler de " dumping ", on voit ce qu'il en est avec le textile chinois dont les importations ont augmenté de 46 % en un an, et on discute pour savoir si à la fin de l'été, peut-être, on prendra une mesure...
Olivier Mazerolle : La France seule se défendrait mieux ?
Jean-Pierre Chevènement : La question est de savoir qu'elle est la volonté des oligarchies bruxelloises sur lesquelles nous ne pouvons rien, car en réalité nous ne pouvons rien. Ce sont des technocrates irresponsables qui conduisent une politique qui est effectivement très libérale, M. Monti, M. Bolkenstein...
Olivier Mazerolle : ...Il n'est plus commissaire de toute façon !
Jean-Pierre Chevènement : M. Bolkenstein n'est plus commissaire mais il a fait adopter une directive...
Olivier Mazerolle : ...Elle n'est pas adoptée, elle est discutée.
Jean-Pierre Chevènement : Elle a été adoptée par la Commission.
Olivier Mazerolle : Oui, mais elle est discutée au Parlement
Jean-Pierre Chevènement : La Commission a adoptée une directive que n'ont réfuté ni M. Barnier, ni M. Lamy, l'un UMP et l'autre PS.
Olivier Mazerolle : Mais elle est discutée en ce moment au Parlement européen
Jean-Pierre Chevènement : Elle est discutée, mais on verra certainement la suite après le 29 mai. S'il n'y avait pas eu la montée du Non en France, elle ne serait pas du tout discutée !
Alain Duhamel : Dans votre dernier et récent livre, vous faites l'apologie du couple franco-allemand en expliquant que c'est lui qui doit entraîner. Les Allemands vont voter dans les jours qui viennent, au début du mois de mai, sur la Constitution européenne. Comme c'est par voie parlementaire, ça sera Oui. Les Français vont voter à la fin du mois de mai, ça sera peut-être Non.
Jean-Pierre Chevènement : Ce n'est pas dramatique. C'est déjà arrivé. La CED a été rejetée en 1954 et il n'en est pas résulté de mauvaises conséquences. Bien au contraire.
Alain Duhamel : La presse allemande et les membres du gouvernement allemand disent que s'il y a d'un côté un Oui, et de l'autre côté un Non, il y aura une crise au sein du couple franco-allemand. Est-ce quelque chose que vous redoutez ou pas du tout ?
Jean-Pierre Chevènement : Je ne le crains pas du tout. Il faut distinguer les gouvernements et les peuples. Le peuple allemand est très critique vis-à-vis des institutions européennes telles qu'elles fonctionnent. Le sondage euro-baromètre révèle que les insatisfaits en Allemagne devancent de 10 points les satisfaits. Alors qu'en France, c'est presque l'inverse, à deux ou trois points près. En réalité les peuples portent un jugement sur la manière dont les institutions fonctionnent. Je dirais, pour tous ceux qui n'ont pas lu la Constitution, que le fait qu'elle reprenne tant de textes qui s'appliquent à tort et à travers - le Pacte de stabilité budgétaire, qualifié d'absurde par M. Prodi - est un bon argument pour, sans même l'avoir lu, la rejeter. Parce qu'elle est au fond irréversible. Ce sera très difficile de la modifier à 25, ou à 34, ou à 35.
Olivier Mazerolle : Mais ça c'est déjà dans les traités qui sont eux-mêmes irréversibles, puisqu'ils ne sont réformables qu'à l'unanimité.
Jean-Pierre Chevènement : C'est une constitution, M. Mazerolle !
Olivier Mazerolle : Ils sont réformables à l'unanimité, de la même façon.
Jean-Pierre Chevènement : Ce ne sont pas des constitutions ! Comme le disait M. Giscard d'Estaing, les constitutions ont la prétentions de durer quand même 40 ou 50 ans. Cette constitution, parce que c'est une constitution, dit à l'article I-6 : la Constitution et le droit communautaire priment le droit national, le droit des Etats-membres. Y compris notre propre Constitution. Nous n'avons plus rien pour nous protéger.
Olivier Mazerolle : Ah ! Ce n'est pas ce que dit le Conseil constitutionnel français !
Jean-Pierre Chevènement : Vous savez, il n'y a pas d'interprétation unilatérale des traités. C'est la Cour de justice, contrairement à ce qu'à dit M. Chirac, qui va décider de l'interprétation des textes. On sait déjà comment elle va décider.
Alain Duhamel : Vous voulez prendre dans les formes de coopérations entre les états européens le maximum de garanties pour que la souveraineté soit respectée, pour que les décisions puissent se prendre à l'unanimité, donc qu'on ait un pouvoir de les bloquer si on les trouve désavantageuses pour nous. Est-ce que vous ne trouvez pas que cette façon de procéder, qui est forcément lente et prudente, est inadaptée justement au monde que vous décrivez comme en plein changement ? Quand on voit les états continents - la Chine, l'Inde - qui avancent millimètre par millimètre, n'auront nous pas trois trains de retard à l'arrivée ?
Jean-Pierre Chevènement : Ce n'est pas du tout ce que je propose. Je propose qu'on fasse ce que M. Giscard d'Estaing a oublié de faire, c'est-à-dire de doter la zone euro d'un gouvernement économique en faisant que la politique monétaire soit aussi de sa compétence ; que ce gouvernement économique puisse avoir une politique de relance budgétaire par l'investissement, et seulement par l'investissement.
Alain Duhamel : Vous le proposez par quel moyen puisque vous ne voulez pas de la Constitution ? Par un autre traité ?
Jean-Pierre Chevènement : M. Giscard d'Estaing avait reçu la charge de faire une constitution, enfin ça se discute beaucoup puisque le mandat de Laeken n'était pas clair du tout. Il a outrepassé largement ce mandat. Mais, il aurait pu dire : le vrai problème, c'est le chômage ! A quoi ça sert d'énoncer le droit de chercher un emploi - comme on le lit dans la fameuse charte des droits fondamentaux - quand vous avez 10 % de chômeurs dans l'Union Européenne ?
Alain Duhamel : Vous ne me répondez pas. Puisque vous ne voulez pas - ce qui est tout à fait votre droit - de la Constitution et, puisque vous voulez - ce qui est également tout à fait votre droit - un gouvernement économique, est-ce qu'il vous faut un traité ?
Jean-Pierre Chevènement : Non. Je pense qu'il faut assouplir les coopérations renforcées qui sont impraticables dans le texte actuel de la Constitution. Il faut l'accord de la Commission, du Parlement, du Conseil, il faut un tiers des membres.
Au niveau de la zone euro, on peut très bien accepter, par exemple, des décisions à la majorité qualifiée pour harmoniser la fiscalité et avoir une convergence sociale.
Olivier Mazerolle : M. Chevènement, j'ai une question simple à vous poser. Vous n'êtes pas satisfait de la politique économique européenne actuelle et vous en souhaitez une autre. Mais avec qui allez-vous la réaliser cette politique économique dans la mesure où en Europe c'est plutôt la droite qui est majoritaire, et même la gauche européenne n'accepte pas ce que vous proposez ? Alors, la France seule comme le soldat de Valmy ?
Jean-Pierre Chevènement : Qui vous le dit ? Moi, j'entends M. Schröder demander un assouplissement très fort du pacte de stabilité. Ce Pacte, en réalité, n'a été que cosmétiquement aménagé. On a conservé la barre des 3 % de déficit. On n'a pas permis la déduction de la recherche ou de l'investissement. Je regarde ce qui se passe en Allemagne : 5,2 millions de chômeurs. Je vois le déclin industriel de l'Italie. Les délocalisations frappent partout. Croyez-vous que les peuples ne sont pas capables de prendre leurs affaires en main ? Et si le Non l'emportait en France - comme je le souhaite - ce serait rendre service, non seulement à la France mais, à l'Europe et à tous les peuples d'Europe. Les autres pays se saisiraient de la question. Ils n'ont pas commencé à le faire parce qu'on ne débat vraiment du contenu de la constitution, pour le moment, seulement qu'en France et un petit peu en Belgique. Mais on le fera demain, croyez-le, en Allemagne, en Italie ! Il y a des processus historiques. Et la France serait en quelque sorte le chevalier blanc d'une Europe qui serait redressée ! Non pas le mouton noir, le chevalier blanc !
Alain Duhamel : Vous avez l'air de craindre beaucoup, dans vos interventions, pour l'indépendance de la France et vous insistez notamment sur le fait que la Constitution fait référence explicitement à l'Alliance atlantique. L'Alliance atlantique, on en fait parti. Mais, on sait très bien que les Français ne sont pas dans l'organisation militaire intégrée. Ils ont toujours la possibilité de dire non à n'importe quel moment. Alors, quel est le changement réel ? Parce que l'assistance mutuelle est déjà dans le pacte atlantique.
Jean-Pierre Chevènement : En premier lieu, les mots " indépendance de l'Europe " ont disparu, par rapport aux traités de Nice et de Maastricht. Ensuite, l'article I-40 - contrairement à ce que nous a dit M. Giscard d'Estaing - ne nous permettrait pas de faire la même politique que celle que nous avons faite à propos de l'Irak. Nous serions obligés de nous soumettre à une consultation préalable du Conseil européen. Dans l'Europe à 25, où la majorité des gouvernements sont pro-américains, nous aurions été mis en minorité. Nous le serions encore aujourd'hui.
Olivier Mazerolle : Ca nous obligeait pas du tout à envoyer nos soldats.
Jean-Pierre Chevènement : Après avoir été mis en minorité au niveau européen, nous n'aurions pas eu - je le pense - le courage d'annoncer, à l'avance, à l'ONU que nous utiliserions notre droit de veto. Ce qui n'a pas été nécessaire puisque les américains n'ont pas déposé une deuxième résolution.
Alain Duhamel : Qu'est-ce que cela change pour notre indépendance ?
Jean-Pierre Chevènement : Du point de vue de l'OTAN, elle devient, en fonction de l'article I-41, l'instance de mise en uvre de la politique de Défense. Je crois que tout le monde peut comprendre que si l'Europe n'a pas de Défense, elle ne peut pas avoir de diplomatie propre. Et, ce n'est pas M. Solana, déjà pressenti pour être ministre des Affaires étrangères de l'Union, ancien secrétaire général de l'OTAN, qui fera peur à M. Bush.
Alain Duhamel : Je voudrais que vous répondiez avec précision...
Jean-Pierre Chevènement : Je réponds toujours avec précision, peut-être trop même, compte-tenu de la nature de l'exercice.
Alain Duhamel : Heu... pas vraiment... Rien dans la Constitution européenne ne peut contraindre la France à envoyer - sans qu'elle le souhaite explicitement, donc avec un droit de veto - un seul de ses soldats hors de France.
Jean-Pierre Chevènement : J'ai l'expérience, M. Duhamel des gouvernements. J'ai été ministre de beaucoup de choses et notamment de la Défense et je sais comment cela se passe. Une lettre du ministre américain, ça vaut un ordre. Et par conséquent, il faut tenir compte de l'immense pusillanimité qui règne dans ces enceintes. Nous serions, on peut le dire, alignés !
Olivier Mazerolle : La dernière question porte sur une question de société. Il s'agit de la laïcité. L'article II-70, qui figure dans la charte, prévoit qu'on a le droit de manifester son appartenance religieuse, dans différentes circonstances, mais notamment en public. Pour vous, est-ce que c'est une disposition qui pourrait remettre en cause l'application de la loi sur le voile à l'Ecole ?
Jean-Pierre Chevènement : Bien évidemment ! Le président d'une des sensibilités de l'Islam de France le dit en public : il ne manquerait pas de se pourvoir devant la Cour de justice de l'Union européenne sur la base de l'article II-70.
Olivier Mazerolle : Mais alors M. Chevènement, Il y a un problème. Le Conseil constitutionnel français a bien regardé cette Constitution européenne, a regardé aussi la Convention européenne des Droits de l'Homme, et dit que, de toute façon, ces textes retiennent que les traditions nationales et les lois nationales doivent être préservées en fonction de la tradition et de la culture des pays. Par conséquent, le Conseil constitutionnel dit - Ils sont 9, et vous êtes tout seul - qu'il n'y a aucun danger que cela arrive.
Jean-Pierre Chevènement : Vous semblez ignorer, et le Conseil constitutionnel aussi, qu'il n'y a pas d'interprétation unilatéral des traités. C'est la Cour de justice qui interprétera le traité. Et jusqu'à présent, compte-tenu de ce qu'est sa jurisprudence, on sait qu'elle va toujours dans un sens supranational et dans le sens du communautarisme, qui s'introduit dans d'autres articles.
Olivier Mazerolle : Il vaut mieux croire Jean-Pierre Chevènement que le Conseil constitutionnel ?
Jean-Pierre Chevènement : Il vaut mieux croire le bon sens : pour un traité entre 25 pays, c'est la Cour de justice qui interprétera.
Olivier Mazerolle : Merci M. Chevènement.
(Source http://www.chevenement-referendum.org, le 25 avril 2005)