Déclaration et réponses de M. Dominique Galouzeau de Villepin, ministre des affaires étrangères, de la coopération et de la francophonie, sur les relations entre la France et le Japon et l'actualité internationale, Fukuoka le 1er mars 2004.

Prononcé le 1er mars 2004

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Circonstance : Voyage au Japon de Dominique de Villepin les 1er et 2 mars 2004 : le 1er, conférence à l'université du Kyushu à Fukuoka

Texte intégral

(Conférence de Dominique de Villepin à l'Université du Kyushu, le 1er mars 2004) :
Mesdames, Messieurs,
C'est pour moi un grand honneur d'être reçu aujourd'hui par l'université de Fukuoka, à un moment clé de l'histoire du Japon et du monde. En novembre 1924, Paul Claudel s'est exprimé ici au nom de la France. A cette époque, il prédisait déjà deux choses.
La première, c'est que la nouvelle université de Fukuoka serait appelée à connaître un grand développement. Il avait vu juste, et vous êtes aujourd'hui un haut lieu de création et de recherche.
La seconde, qu'il soulignait également dans sa correspondance diplomatique, c'est que Fukuoka était un point central sur la carte de l'avenir, un lieu où la France "devait à tout prix prendre position". Là encore le présent a donné raison à Claudel qui avait su percevoir, en étudiant votre région, la valeur d'un héritage, d'une inspiration unique.
Selon la légende, le Kyushu constitue le berceau de l'identité japonaise : c'est sur les hauteurs du mont Takachiho qu'un dieu serait venu parmi les hommes et que son descendant, le premier empereur du Japon, Jinmu, serait parti pour le Honshu fonder le royaume de Yamato. C'est d'ici également que la culture du riz s'est progressivement étendue dans l'archipel, trois siècles avant Jésus-Christ. Et, plus près de nous, c'est encore du Kyushu qu'étaient originaires nombre des inspirateurs de la réforme Meiji, tel Saigo Takamori.
J'ai retrouvé cet esprit des origines en me promenant ce matin dans le temple Komyo Zenji et dans les jardins Bukko et Ittekikai. La sérénité de cette géographie de sable, de pierre et de mousse frappe l'intelligence et le coeur. Elle exprime à la perfection l'âme de votre pays.
Votre région forme depuis toujours une terre d'échanges et de brassage, une porte à travers laquelle le Japon a dialogué avec les cultures, les religions, les arts et les techniques venus d'Asie ou d'Occident, au pas des marchands et des missionnaires comme saint François-Xavier. Aujourd'hui Fukuoka et sa région perpétuent cette volonté d'ouverture, à l'heure où la mondialisation franchit de nouvelles étapes et où l'économie asiatique y joue un rôle moteur.
Je souhaite aujourd'hui m'inscrire avec vous dans cette tradition de dialogue et vous dire ma conviction. Nos deux pays, éloignés par la géographie, se rapprochent chaque jour par l'histoire. Ils partagent une même perception des défis et une même exigence d'action face à un monde qui change, où les distances se réduisent et les frontières s'estompent.
Le regard de la France et du Japon, qui mêle le mythique et le réel, les archétypes et les influences réciproques, constitue aujourd'hui une chance : il nous permet de participer à l'invention d'une modernité nouvelle, au service d'une ambition politique commune.
Nous sommes attachés à l'idée d'un monde respectueux de toutes les cultures et des différentes identités. Comment accepter un modèle unique ? Nos sociétés ont besoin, pour s'épanouir, de préserver leurs racines tout en s'ouvrant à une altérité indispensable. A cet égard, comment imaginer mondes plus éloignés, sociétés plus différentes, cheminements plus contrastés que ceux de la France et du Japon ? Pourtant nos deux pays, liés par une fascination réciproque, partagent les mêmes exigences.
Nous nous trouvons côte à côte pour promouvoir les conventions sur le patrimoine immatériel mais aussi sur la diversité culturelle, élaborées dans le cadre de l'UNESCO sous l'égide de son directeur général, M. Matsuura. Ensemble, nous voulons désormais éviter un double danger : celui d'une uniformisation du monde et celui d'un enfermement identitaire qui, après le choc du 11 septembre, favoriserait les risques de fracture entre les peuples.
Notre rencontre traduit précisément la fécondité de l'ouverture et du respect des imaginaires. En France, le Japon a été la source de mille rêves et de mille légendes. Le XIXème siècle français s'est enthousiasmé pour une esthétique profondément originale, dont témoigne le japonisme d'un Degas ou d'un Monet. Avec la fascination d'un Edmond de Goncourt pour Hokusaï le "Fou de peinture", la république des lettres dépassait ses oppositions traditionnelles entre baroque et classique, romantisme et réalisme, et se passionnait pour ces estampes au trait épuré, empreintes d'une troublante profondeur.
Aujourd'hui, l'attrait du Japon n'est plus chez nous l'apanage d'une élite cultivée. Il touche une jeunesse éprise de modernisme, guettant les derniers prototypes du laboratoire du futur que forme votre pays avec ses nouvelles générations d'images, de jeux vidéo, de robotique et de Technologies de l'Information. Outre un intérêt constant pour les arts et les traditions nippones - je pense en particulier au Kabuki et à la splendeur de ses costumes, ou encore à la culture des bonsaïs - mes compatriotes entretiennent une familiarité croissante avec les modes de vie japonais, des symboles spirituels aux objets matériels. Le dépouillement et la rigueur de l'esthétique nippone marquent tous les continents à travers un cinéma sans égal, des grandes épopées d'Akira Kurosawa aux oeuvres de Nagisa Oshima ou de Takeshi Kitano.
La France et le Japon sont confrontés à des défis majeurs en matière de sécurité. La prolifération des armes de destruction massive constitue une menace globale et nous sommes, en Europe comme dans l'archipel, aux portes de zones décisives. L'essai balistique auquel a procédé la Corée du Nord en août 1998 marque un tournant dans nos consciences, ici comme dans le monde occidental.
Notre responsabilité est collective. En créant un précédent inacceptable, la nucléarisation de la péninsule coréenne ébranlerait les grands équilibres stratégiques. Le Japon prend, en tant que pays voisin, toutes ses responsabilités dans cette crise. Avec la Russie, la Chine, les Etats-Unis et la Corée du Sud, il a lancé des pourparlers avec la Corée du Nord. Cette voie qui mobilise les Etats les plus proches, est la seule capable de produire des résultats. Nous lui apportons tout notre soutien.
Nous voulons appliquer sans dérogation les règles de non-prolifération, et nous attendons de la Corée du Nord qu'elle entreprenne le démantèlement complet, irréversible et vérifiable de ses programmes nucléaires. La Corée du Nord doit comprendre que la meilleure garantie pour sa sécurité et son développement réside dans l'abandon de son programme nucléaire et le strict respect de ses engagements internationaux.
Le véritable espoir d'une solution durable repose sur la recherche d'un plan de règlement global, incluant des assurances de sécurité et un volet économique, avec notamment des perspectives de développement permettant de traiter en priorité les graves pénuries énergétiques de la Corée du Nord. Au-delà de l'urgence liée à la situation, nous devons inciter ce pays à engager les réformes nécessaires notamment en matière de respect des Droits de l'Homme. Nous partageons l'émotion suscitée au Japon par l'angoissante question des personnes enlevées : il faut que la Corée du Nord y réponde et que les familles aujourd'hui divisées puissent être réunies dès que possible.
Il est d'autant plus urgent de résoudre les crises régionales que le développement du terrorisme accroît la menace et l'incertitude. Le terrorisme est entré dans une nouvelle phase de son histoire. Il n'est plus au service d'une cause politique précise ; il n'est plus l'outil extrême d'une stratégie ; il constitue désormais le coeur et l'essence d'une volonté de détruire et de répandre la peur, partout dans le monde, au nom de la haine et du fanatisme. Il entretient une idéologie barbare visant à déclencher une guerre des mondes et il profite des tensions locales pour propager l'instabilité et le chaos.
En mutation constante, le terrorisme se développe en collusion avec les réseaux de prolifération, de trafic d'armes et de blanchiment d'argent. Flexible, il utilise les technologies de pointe et les systèmes de communication les plus complexes. Opportuniste, il sait instrumentaliser tous les lieux de conflit et de tension du monde, du Moyen-Orient à l'Europe, de l'Asie du Sud et du Sud-Est à l'Afrique. Parce qu'il menace tous les pays et tous les peuples, il ne peut être combattu de manière isolée.
Nos deux pays ont payé sur leur sol le prix de ce fléau. Ils doivent se mobiliser chaque jour davantage ensemble et sur tous les fronts : aux Nations unies avec le Comité du contre-terrorisme, au sein du G8 avec ses différents instruments, à travers le Groupe d'actions sur les Financements internationaux pour lutter contre le blanchiment de capitaux, et dans toutes les autres enceintes pertinentes. Pour être efficace et durable, notre action doit traiter à la racine ce mal qui se nourrit de l'injustice et des inégalités. Cela suppose la mise en place de modèles de développement équilibrés, la définition de solutions équitables aux crises internationales, comme nous avons su le faire au Cambodge et en Afghanistan. Du Proche-Orient à l'Irak, il est urgent de rétablir l'espoir pour des populations menacées par une spirale de violence.
Notre vision du monde repose sur un socle de valeurs communes. Le Japon et la France se sont retrouvés côte à côte sur le pourtour de la planète dans le cadre d'opérations sous mandat de l'ONU, au Timor comme en Afghanistan, en Bosnie comme en Afrique. Partout ils ont agi au nom des mêmes idéaux de paix et de démocratie.
Sur l'Irak nous n'avons pas partagé la même position. Mais aujourd'hui nous regardons ensemble vers l'avenir de ce pays. Nous sommes déjà engagés dans la reconstruction civile et humanitaire. Une fois la souveraineté irakienne rétablie, nous pourrons envisager d'aller plus loin tant dans ces domaines avec l'Allemagne et avec vous, qu'en matière de formation de la police et de la gendarmerie. Mais à ce stade, la priorité est d'assurer dans les meilleures conditions le transfert de souveraineté et la mise en place de structures démocratiques. Nous ne progresserons dans cette qu'avec l'aide des Nations unies : cela suppose que les recommandations du Conseil de sécurité soient pleinement prises en compte.
Je tiens à rendre hommage, au nom de la France, à la volonté du Japon de prendre des responsabilités croissantes sur la scène internationale. C'est bien la marque d'un monde nouveau, que chacun doit contribuer à construire.
La chute du mur de Berlin a fait naître un espoir de liberté et de prospérité. Sur cet élan, l'Europe autrefois divisée s'est réconciliée autour d'une aspiration commune à la démocratie et au progrès. Elle veut continuer d'avancer sur le chemin d'une union toujours plus étroite. En Asie du Nord-Est, face au poids des divisions anciennes, le Japon pour sa part travaille à l'émergence d'une région plus unie et plus stable.
Face aux fractures persistantes du monde, nous avons d'abord besoin de volonté : le fatalisme ou l'indifférence ne feront qu'aggraver les menaces actuelles. Nous partageons avec vous cette exigence d'action. Mais comme vous, nous souhaitons qu'elle soit guidée par des règles et des principes communs.
Le respect du droit est la première de ces règles. Avant d'être une contrainte, il garantit l'équilibre entre l'universel et le particulier, le planétaire et le local. Chacun peut s'épanouir au sein d'espaces de liberté protégés par le droit. Ce qui vaut pour les individus vaut pour les Etats et nous savons, au Japon comme en Europe, que la tentation de s'affranchir des règles est dangereuse car s'instaurent alors la division et la loi du plus fort.
Le principe d'unité ensuite doit guider nos choix. Aucun pays, aucune coalition ne peuvent aujourd'hui assurer seuls la stabilité d'un monde interdépendant. Face aux menaces qui, comme le terrorisme ou le crime organisé, se jouent des frontières, seule l'action collective de la communauté internationale constitue une réponse adéquate.
Le principe de justice doit également se trouver au coeur de nos préoccupations. A l'heure où la puissance matérielle, qu'elle soit militaire, économique ou technologique, risque de se heurter à d'autres facteurs d'ordre culturel ou identitaire, tout sentiment d'injustice chez un peuple menace la stabilité régionale et mondiale. Il est susceptible de dégénérer en abcès de fixation et de remettre en cause nos efforts en faveur de la paix et de la stabilité.
De ces règles et principes, nous pouvons tirer une leçon : nous n'avons pas à choisir entre la puissance et la sagesse, entre la volonté d'action ou l'impératif de mémoire et de connaissance, entre le droit ou la force. Il nous faut apprendre à combiner ensemble ces deux exigences. La puissance et la sagesse sont les deux piliers d'une même volonté du monde. Elles permettent à la fois de comprendre la réalité qui nous entoure, d'analyser les origines d'une crise ou d'un conflit, et d'apporter des réponses adéquates. Le Japon et l'Europe, fidèles à leur identité, peuvent forcer les portes de solutions originales et justes. Notre temps a besoin de leur expérience et de leur détermination.
Mais pour faire vivre ces principes, la communauté internationale a besoin d'instruments adéquats : c'est le rôle du système multilatéral qu'il nous faut rénover. S'agit-il d'un rêve ? Je ne le crois pas car nous disposons aujourd'hui d'atouts considérables : songeons aux progrès de la démocratie sur la planète, rapprochant désormais la plupart des grandes nations : c'est bien notre intérêt. Songeons à la conscience mondiale qui se lève, réclamant que les gouvernements prennent en compte les biens et les intérêts collectifs de l'humanité : c'est bien leur devoir. Songeons, enfin, à l'évolution du système international lui-même. Après deux guerres mondiales, les fondateurs de l'ONU ont tiré les leçons de l'histoire en créant, notamment avec la charte des Nations unies et le Conseil de sécurité, les bases d'un édifice international sans précédent ; il nous revient d'en poursuivre ensemble la construction : c'est bien de notre avenir même qu'il s'agit.
Pour mieux maîtriser ensemble la mondialisation et ses conséquences, le président Jacques Chirac a proposé la création d'une nouvelle enceinte : une organisation mondiale de l'environnement, un véritable conseil de sécurité économique et social, chargé de donner les impulsions nécessaires aux instructions internationales et de mieux anticiper les problèmes globaux du monde. Le Conseil de sécurité lui-même doit voir son autorité renforcée en se dotant de nouveaux outils. La France propose notamment la création d'un corps permanent d'inspecteurs du désarmement et d'un corps des Droits de l'Homme, qui seraient à la fois les yeux et les bras de la communauté internationale.
Nous devons aussi trouver les moyens d'accroître la représentativité du Conseil, notamment par l'augmentation de ses membres. Pour la France, le Japon a naturellement vocation à devenir membre du Conseil de sécurité. Elle souhaite depuis longtemps sa candidature. C'est la traduction du poids, de l'influence et des responsabilités de votre pays sur la scène internationale.
Parallèlement, nous devons mieux organiser le jeu des puissances. Il ne s'agit pas de choisir entre un monde unipolaire et un monde multipolaire : la multipolarité est un fait qui s'impose à tous. Que ce soit en Amérique du Nord ou en Amérique latine, en Europe ou en Afrique et naturellement en Asie, de grands pôles de responsabilité aspirent légitimement à prendre leur place sur la scène internationale. Tout l'enjeu consiste aujourd'hui à faire en sorte qu'ils se structurent et coopèrent ensemble, dans le dialogue et selon des règles communes, pour relever les grands défis auxquels ils sont confrontés.
Certains de ces pôles entretiennent des relations particulières. Les Européens nourrissent des liens anciens et privilégiés avec les Etats-Unis. Cet héritage d'amitié et de confiance constitue aussi un précieux gage d'avenir ; je voudrais à cet égard évoquer l'exemple de la défense européenne, qui illustre l'esprit de solidarité et de responsabilité dans lequel nous voulons uvrer avec les Américains.
Certains observateurs croient pouvoir opposer le partenariat transatlantique et la construction d'une Europe de la défense. C'est un contresens. Parce qu'il est de l'intérêt de tous de voir l'Europe s'exprimer d'une seule voix, disposer d'une politique de sécurité et jouer pleinement son rôle sur la scène internationale ; et parce qu'il n'y a pas d'action diplomatique crédible sans capacités civiles et militaires réelles.
Hier, grâce au partenariat transatlantique entre l'Union européenne et l'OTAN, l'Europe a recouru aux moyens de l'Alliance pour conduire sa première opération dans l'ancienne République yougoslave de Macédoine. Aujourd'hui le moment est venu de franchir une étape décisive dans la construction d'une Europe de la sécurité et de la défense qui contribuera à son tour à donner à l'Alliance atlantique une vitalité nouvelle. L'intervention en République démocratique du Congo traduit la détermination de l'Union européenne à défendre les valeurs de paix et de stabilité à l'extérieur de ses frontières, y compris de manière autonome. Plusieurs initiatives ont été engagées par ailleurs pour renforcer les capacités militaires de l'Europe, notamment la création de l'Agence européenne de l'Armement ou du projet de cellule de planification et de conduite d'opérations. Ces progrès sont indispensables. Il y va de l'avenir de notre continent.
L'intégration régionale constitue un facteur de paix et de stabilité aujourd'hui nécessaire. De même que le monde tire profit d'une Europe unie, il a besoin d'une Asie mieux organisée. Les Européens observent avec un très vif intérêt les efforts accomplis sur votre continent. Un dialogue nouveau est en train de se nouer entre pays asiatiques sur des questions aussi essentielles que la prévention des conflits, la gestion des crises, le désarmement et la non-prolifération, dans le cadre du Forum régional de l'ASEAN ou dans le format "ASEAN plus trois".
Le Japon constitue l'un des promoteurs de ce dialogue. Je salue à cet égard son initiative d'organiser prochainement à Tokyo, conjointement avec l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), une conférence sur la prévention des conflits, les mécanismes européens de sécurité et leur application en Asie. Ce type d'échange d'expériences n'en est qu'à ses débuts, mais il contribue à la formation d'un concept de responsabilité régionale qui doit aider à mieux résoudre les problèmes du monde.
L'Union européenne et l'Asie orientale doivent développer leur partenariat. Huit ans après le lancement de l'ASEM, les progrès sont là : tous les thèmes y sont abordés, de la lutte contre le terrorisme à la prolifération, des migrations à la propriété intellectuelle. Le Sommet des chefs d'Etat et de gouvernement de l'ASEM à Hanoi en octobre prochain doit être l'occasion de donner un nouveau souffle à cette structure. Le Japon y apporte d'ores et déjà une contribution essentielle ; ensemble, nous devons aller plus loin pour mettre en place de véritables stratégies communes.
Aujourd'hui, le monde a besoin d'un Japon déterminé à occuper toute sa place sur la scène internationale. La contribution de votre pays est indispensable à l'émergence du nouvel ordre que nous appelons de nos voeux.
Economiquement, le Japon représente la deuxième puissance mondiale. Une nouvelle page s'ouvre et les réformes engagées pendant des années difficiles portent leurs fruits : l'économie japonaise retrouve la voie de la croissance. Le niveau de la recherche scientifique et la qualité des programmes de formation fournissent les meilleures assurances pour l'avenir.
Le Japon est pour nous un grand partenaire, notre premier client et notre premier fournisseur en Asie. Tirant profit de la complémentarité de nos deux économies, des partenariats industriels de plus en plus nombreux se développent dans tous les secteurs, des hautes technologies à l'automobile, comme en témoigne l'alliance entre Renault et Nissan. Les entreprises françaises ont investi de manière ambitieuse dans votre pays, se hissant au deuxième rang des investisseurs étrangers.
Culturellement, le Japon offre l'exemple d'une vitalité extraordinaire. Dès les années 1980, le Centre Georges Pompidou a rendu hommage au "Japon des avant-gardes". Cette exposition montrait comment votre pays s'attache à concilier tradition et modernité, preuve que l'on peut s'ouvrir au monde tout en creusant son identité. Dans cet esprit, l'art japonais défriche de nouveaux chemins artistiques à l'instar des réalisations architecturales d'un Tadao Ando, qui confèrent au béton l'aspect lissé de la soie et du bois écorcé. Et je tiens à rendre hommage à la maison de la culture du Japon à Paris qui passionne le public français par une programmation qui va des spectacles de Nô aux explorations audacieuses dans le domaine de l'intelligence artificielle.
Politiquement enfin, la voix du Japon a vocation à incarner expérience et humanisme dans un nouvel âge. Elle est attendue en Europe comme dans le reste du monde, pour contribuer à révéler les grands défis de notre époque.
Le défi du développement rassemble nos deux pays. Nous savons, à Tokyo comme à Paris, que la paix et la stabilité ne seront pas assurées tant que certains peuples vivront dans la misère ou que les pandémies pourront ravager des continents entiers. L'exigence de solidarité du Japon est connue. Les programmes d'aide et de coopération de votre pays en Asie du Sud-Est représentent 50 % de l'aide publique dans cette région et constituent un facteur essentiel de son développement. Je tiens aussi à saluer l'engagement du Japon en faveur de l'Afrique, notamment à travers la IIIème Conférence internationale de Tokyo pour le développement de l'Afrique à l'automne 2003. Cette réunion a confirmé notre volonté d'agir ensemble dans le cadre de coopérations triangulaires et de coordonner davantage nos actions sur le terrain, par exemple dans le domaine de l'eau.
Au sein du G8, nous partageons le même souci d'associer à nos démarches les pays émergents. Le dialogue élargi avec les pays en développement, initié à Evian, constitue un pas important dans la recherche d'une mondialisation plus juste et plus équitable.
Le défi de l'environnement réunit également la France et le Japon, l'un comme l'autre marqués par de fortes densités humaines et industrielles et par une grande concentration urbaine. Comment ne pas admirer le génie japonais quand il travaille à économiser la nature, cette nature dont votre pays a l'art de mettre en valeur la moindre fleur, la rosée la plus éphémère, le souffle le plus délicat ? "Avec un peu d'eau et une branche fleurie, évoquer l'immensité des rivières et des montagnes" dit un maître de l'Ikebana.
Aussi nous retrouvons-nous pour défendre les grandes causes environnementales telles que la lutte contre l'effet de serre, à laquelle le Protocole de Kyoto apporte une contribution déterminante. L'engagement du Japon constitue un élément crucial dans ce combat pour l'avenir. De même, le Forum mondial de l'eau qui s'est tenu l'an dernier à Kyoto a montré la détermination de nos deux pays à agir ensemble, notamment par des coopérations sur le terrain, du Sénégal à Djibouti ou au Laos.
Mesdames, Messieurs,
Chers amis,
L'amitié et l'ambition qui nous lient constituent un formidable gage d'espoir. Pour la France comme pour l'Europe, en Asie, le partenariat avec le Japon constitue un pilier essentiel.
Vous le savez, l'image de votre pays se nourrit de celle du Mont Fuji, symbole de force et d'apaisement. Forts d'une identité unique, vous offrez l'exemple d'une puissance sereine, d'une réussite admirée par tous, d'une voix d'autant plus écoutée qu'elle se place au service d'un monde plus solidaire et plus responsable.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 3 mars 2004)
(Réponses de Dominique de Villepin à des questions lors d'une conférence à l'Université du Kyushu, le 1er mars 2004) :
Q - Le Japon a envoyé les Forces d'autodéfense (FAD) en Irak pour aider à la reconstruction du pays, mais aussi pour satisfaire ses intérêts nationaux. La France n'a pas participé à la guerre : a-t-elle également obéi à des intérêts nationaux ?
R - Vous évoquez la question de l'Irak. C'est sans doute l'une des plus difficiles que nous ayons aujourd'hui à résoudre sur la scène internationale. Voilà au départ une crise de prolifération qui conduit la communauté internationale à s'interroger sur la meilleure façon d'agir. Face à cette crise, pendant plusieurs mois, la communauté internationale s'est retrouvée unie, dans le cadre des Nations unies et du Conseil de sécurité, pour déterminer un chemin, selon les termes d'une résolution votée, je le rappelle, à l'unanimité : la résolution 1441. Ce chemin, c'est celui des inspections, réalisées sur place pour vérifier l'existence de ces armes et, dès lors que ces armes auraient été trouvées, s'assurer de leur destruction pour que l'Irak puisse être mis en conformité avec ses obligations internationales. Voilà, pour la communauté internationale, un chemin de responsabilité et d'unité. Ma conviction, c'est que ceci est le bon chemin.
La communauté internationale s'est divisée sur la question de la guerre. Fallait-il ou ne fallait-il pas aller en guerre ? L'histoire tranchera. Aujourd'hui, nous sommes confrontés ensemble à un défi. Comment reconstruire ce pays ? La France a défini très tôt, dès le lendemain de la guerre, une exigence. Pour pouvoir réussir en Irak, il y a une condition préalable indispensable : c'est le respect de la souveraineté des Irakiens. Faire en sorte qu'un gouvernement souverain puisse s'installer à Bagdad, faire en sorte que l'on puisse donner à nouveau aux Irakiens la maîtrise de leur propre destin. Nous avons considéré qu'il s'agissait là d'une exigence centrale, qu'il fallait le faire vite, et j'avais dit au lendemain de la guerre qu'il fallait que ce gouvernement souverain puisse s'installer dès la fin de l'année. Je parlais de l'année dernière. A l'époque, on m'a répondu que c'était utopique. Aujourd'hui, on constate que le processus politique tel qu'il avait été initié par l'accord du 15 novembre et par la résolution 1511 n'est pas réalisable. On se tourne alors vers les Nations unies pour savoir comment faire.
La réponse se précise : elle consiste à faire en sorte, soit à partir des différents organes existant en Irak, soit à partir d'une conférence internationale, ce que nous avons proposé il y a maintenant plusieurs mois, qu'au 30 juin, date fixée par la communauté internationale, l'Irak puisse être vraiment souverain.
La communauté internationale est confrontée à de nombreuses épreuves : nous le voyons au quotidien en Afrique, nous le voyons en Amérique même avec la crise d'Haïti, nous le voyons au Proche-Orient dans l'une des crises les plus anciennes, les plus difficiles, les plus centrales pour la communauté internationale, le conflit israélo-palestinien, et nous le voyons se vérifier aussi en Irak. Soit la sécurité est un chemin unique, et pour répondre aux questions de sécurité on choisit des moyens de sécurité, des outils militaires, soit on considère qu'il y a un autre chemin, indispensable, complémentaire, c'est la stratégie politique de paix. La politique de sécurité seule ne conduit pas à plus de sécurité, et parfois même conduit à plus d'insécurité. Pour pouvoir avancer dans la voie de la sécurité, il faut une stratégie de dialogue, il faut une stratégie politique qui permette d'espérer résoudre en profondeur et en substance les crises. Si vous ne vous servez que d'un gros bâton, vous n'avez aucune chance, dans un monde difficile, instable et dangereux, de vous faire entendre.
Pourquoi ? Parce que les identités des peuples se rebellent, parce que les peuples sont allergiques à la puissance traditionnelle, technologique, militaire, économique. Il faut prendre en compte l'identité, la culture, les religions, tout ce qui fait que les hommes se reconnaissent dans un projet collectif. Ce qui veut dire qu'en Irak il faut commencer par reconnaître cette complexité, reconnaître qu'il n'y a pas de solution simple, reconnaître que pour obtenir plus de sécurité il faut avancer d'abord dans un processus politique qui permettra de régler les problèmes.
La France l'a dit, et de ce point de vue elle est cohérente et responsable. Elle est cohérente avec ce qu'elle n'a cessé de dire : pour nous, le recours à la souveraineté constitue le préalable à un engagement substantiel. Nous sommes déjà bien sûr présents dans les domaines de coopération civile : coopération dans les domaines humanitaire, sanitaire, culturel. Nous envisageons de développer cette coopération, notamment en liaison avec votre pays, et nous travaillons d'ores et déjà sur ces sujets. Ils seront au coeur des entretiens que j'aurai demain avec votre Premier ministre et votre ministre des Affaires étrangères. Comment faire en sorte que nous, le Japon, la France, l'Allemagne, nous puissions coopérer pour développer des actions communes ? Bien évidemment, la clé, pour nous, c'est la reprise d'un véritable processus politique, c'est la souveraineté de l'Irak.
Pour cela, il est essentiel que les Nations unies soient au coeur de la recherche de toute solution. Parce que les Nations unies ont l'expérience et la légitimité, nous réussirons à passer le cap du 30 juin et à relever ce défi difficile qui consiste à engager la préparation d'une constitution et d'élections générales à l'horizon 2005, une date très proche.
Vous voyez qu'il y a beaucoup à faire en Irak, et cela inclut que la communauté internationale use de toutes ses capacités, de toutes ses qualités, de la diversité de ses moyens et de ses approches. Cela signifie surtout qu'il faut que la communauté internationale, contrairement à la situation qu'elle a connue pendant de trop longs mois, accepte de travailler ensemble dans l'unité, et c'est bien cette unité qu'il faut privilégier aujourd'hui.
Q - La France joue un rôle important avec l'Allemagne et l'Angleterre au sein de l'Union européenne. Le Japon doit lui aussi jouer un rôle important en Extrême-Orient, mais il a un passé de guerre, de violence et de haine. Comment le Japon peut-il développer de bonnes relations avec ses voisins ? Pouvez-vous donner des conseils aux Japonais ?
R - Vous posez une question difficile mais très importante dans le monde d'aujourd'hui. Comment s'organise le destin du monde ? Bien sûr, les Etats nations, les Etats que nous connaissons maintenant depuis plusieurs siècles, continuent de s'affirmer. Ils restent soucieux de défendre leurs intérêts et leur souveraineté. Ils restent le cadre central de la vie internationale. Mais les organisations régionales deviennent un élément de référence de l'avenir de nos peuples.
C'est particulièrement vrai dans le cas de l'Union européenne. Nous avons réussi à relever un défi historique sans précédent. Comment deux pays ennemis, deux pays qui n'avaient cessé de se faire la guerre, la France et l'Allemagne, ont-ils réussi à surmonter leurs différends pour devenir les meilleurs amis ? Nous le vérifions souvent dans notre vie individuelle, entre l'amour et la haine il y a parfois peu de choses : une volonté, une ambition, une prise de risque. Ce qui est vrai à l'échelle des individus l'est aussi à l'échelle des peuples. C'est vrai que l'on peut être las de se faire la guerre. On peut être las de rester sourd aux appels de l'autre. On peut, à un moment donné, déposer les armes et regarder ensemble vers l'avenir. C'est ce que la France et l'Allemagne ont fait, dans le cadre d'une initiative qui est partie de réalités très concrètes, une initiative économique, la Communauté du charbon et de l'acier. Pourquoi le charbon et l'acier ? Parce que c'était le symbole même de ce qui nous avait opposé. Nous avons décidé de mettre en commun, dans une communauté économique, ce qui pendant des siècles a été facteur de puissance. C'était là le plus beau symbole de notre volonté de mobilisation et de réconciliation. Avec nous, d'autres pays européens ont souhaité participer à l'aventure, et cette Europe n'a cessé de s'agrandir, à six, à douze, à quinze, et nous allons passer au 1er mai à vingt-cinq, avant que l'aventure ne puisse s'accroître encore.
Dans cette construction originale, il y a une évidence : il faut accepter de prendre en compte, dans le respect de la souveraineté de chacune de nos nations, cette dimension supérieure de la relation avec les autres, avec nos voisins. Et ceci est aujourd'hui d'autant plus nécessaire que beaucoup des problèmes qui se posent à nos pays ne peuvent se résoudre seul. Comment ferait-on en Europe pour régler les problèmes d'immigration, d'environnement, de justice, de sécurité, si l'on n'était pas capable, au-delà de nos frontières, de prendre en considération notre espace d'intérêt commun ? C'est dire que l'élargissement au-delà de nos frontières, cette dimension régionale, est nécessaire à la fois pour être plus efficace, pour vivre dans un environnement en paix, mais aussi pour relever les défis de l'avenir, pour être plus forts. C'est un espace plus grand, c'est donc plus d'énergie, plus de capacité, plus de savoir-faire, plus d'expérience, plus de rêve. C'est un horizon plus grand. C'est cela, l'Europe.
Cette construction européenne, on voit bien qu'elle a des échos et qu'on retrouve la traduction de cette ambition un peu partout sur les continents, en Amérique, en Afrique, à travers les solidarités qui s'expriment. Ces solidarités, on voit déjà leurs résultats. Prenons un exemple : l'Afrique de l'Ouest. On dit souvent que l'Afrique est sans avenir. Mais l'Afrique de l'Ouest s'organise sur une base régionale et elle a été directement capable de traiter les conflits qui se sont multipliés dans les dernières décennies : Côte d'Ivoire, Libéria, Sierra Leone. Ces conflits ont conduit ces pays à s'organiser et à trouver les moyens d'une force régionale pour assurer leur sécurité. D'autres pays, dont la France, y ont apporté leur concours. Mais ces pays ont pris conscience qu'ils avaient un avenir et des intérêts communs. Il y a des solidarités.
C'est pareil dans votre région. Bien sûr, il y a encore le poids du passé. On le voit en particulier dans la division entre les deux Corée, dans la situation de la Corée du Nord, et c'est pour cela que l'enjeu du règlement de ces différends est si important, que les négociations de Pékin sont si importantes, et que la communauté internationale soutient ces efforts. Il faut, par le dialogue, en utilisant à la fois la proximité et la capacité des Etats concernés, favoriser le règlement des grandes questions, prolifération, terrorisme, avant que ces mêmes Etats de la région puissent trouver les moyens d'une action commune dans les domaines économique, social et culturel. Tout ceci donne un nouvel élan. Très vite, quand les Etats dépassent la première étape, qui est la prise de conscience de leur propre capacité, ils sont soucieux de partager, car dans le cadre d'une région, - et c'est vrai dans le cadre de votre région -, il y a des intérêts mutuels qui ne demandent qu'à être défendus par l'ensemble des Etats. C'est un travail sur soi, c'est le travail que le Japon a fait depuis plusieurs décennies, et quand on voit aujourd'hui le Japon prendre ses responsabilités sur la scène internationale, on voit bien que c'est l'image non pas d'un Japon qui fait peur, mais d'un Japon serein, d'une puissance sereine, d'un pays qui aujourd'hui suscite l'estime et l'admiration de la communauté internationale.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 3 mars 2004)