Interview de M. Hervé Morin, président du groupe parlementaire UDF à l'Assemblée nationale, à La Chaîne Info LCI le 15 novembre 2005, sur le rôle du Président de la République dans la démocratie française, la mise en place d'un service civil dans les banlieues, et sur les interrogations de l'UDF concernant la mise en place du couvre-feu dans les banlieues.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : La Chaîne Info - Télévision

Texte intégral

Q- Vous avez regardé l'intervention de J. Chirac hier soir, vous allez participer au débat sur l'état d'urgence cet après-midi. Vous saluez cette intervention tout en disant qu'elle est bien tardive. Vous pensez que J. Chirac aurait été plus audible auparavant ?
R- Elle est bien tardive pour deux raisons. La première, c'est que si le président de la République, comme il nous le dit hier soir, considère que la situation en France est grave - elle est d'autant plus grave puisqu'on nous propose de prolonger pendant trois mois l'état d'urgence -, il me semble que dans la logique de la Vème République, qui est une relation directe entre le chef de l'Etat et le peuple qui les lie et qui lui donne de ce fait des pouvoirs considérables et uniques dans toutes les démocraties occidentales, il me semble indispensable qu'un président de la République puisse s'exprimer régulièrement et dise aux Français, à la fois, où il veut les emmener en termes de politique générale, de politique nationale, et par ailleurs, lorsqu'il y a des évènements graves dans le pays, des crises, qu'il indique un peu quel est le chemin et la politique qu'il compte mener. Si vous regardez la situation dans toutes les grandes démocraties occidentales - vous regardez G. Bush, T. Blair ou hier G. Schröder -, vous voyez que ce sont des chefs d'Etat et de Gouvernement, qui, quasiment toutes les semaines s'expriment devant [leur peuple] et non pas, comme nous, au moment du 14 Juillet et au moment du 31 décembre, grosso modo. Je crois qu'une démocratie moderne, une démocratie dans laquelle, où, en plus il faut faire des réformes, où il faut indiquer les conditions du changement sur un certain de domaines, eh bien il faut que le président de la République s'exprime régulièrement et dise aux Français : "Voilà ce que je compte faire et voilà comment je compte engager le pays. Et cela, on ne l'a pas entendu pendant dix jours. On l'entend au moment où les choses commencent à aller mieux.
Q- Il donne quand même des indications, il annonce le développement du service civil, qui existait mais de façon un peu confidentielle, dirons-nous ; est-ce une bonne mesure ?
R- Sur le service civil, qui est un service civil volontaire, puis-je vous rappelez que dans les propositions de F. Bayrou lors de la campagne présidentielle, il y avait un service civil universel, c'est-à-dire s'adressant aux hommes et aux femmes, aux jeunes hommes et aux jeunes femmes de ce pays, et à la totalité d'entre eux. La différence, c'est que là, c'est un service civil volontaire. Qui dit "volontaire", dit, en fait, que ce service civil n'existe pas. Vous voudrez bien m'indiquer qui ira faire un service civil volontaire dès lors qu'il repose sur l'idée du volontariat ? Premier point. Second point...
Q- Il faudrait le rendre obligatoire ?
R- Il faudrait le rendre universel, aux hommes et aux femmes, comme il y avait le service national en quelque sorte. Qu'on veuille introduire un service civil, moi, j'y suis favorable. J'étais d'ailleurs opposé à la suppression du service national. Quelle était l'idée ? L'idée, c'était de dire "vous avez des droits, mais vous avez aussi des devoirs et vous appartenez à une communauté nationale et appartenir à une communauté nationale, c'est d'avoir de temps à autre des moments communs". Et donc, qu'on supprime le service national pour le transformer en service civil, pourquoi pas... Mais, un, il faut qu'il soit universel et obligatoire, et deux...
Q- ...Qu'il s'applique aux garçons et aux filles ?
R- Qu'il s'applique aux garçons et aux filles, qu'il puisse remplir un certain nombre de fonctions sociales, humanitaires à l'égard de toute une série de populations. Mais, si j'entends le président de la République, en même temps, il n'est pas question qu'il y ait des mesures de discriminations positives qui s'adressent à des populations ciblées. Je voudrais bien savoir à qui cela s'adresse. L'intérêt du service civil, c'était quoi ? C'était d'avoir des enfants du 7ème arrondissement de familles favorisées qui rencontraient des autres Français qu'ils n'avaient pas l'habitude de fréquenter. Ils se disaient : "Tiens, la France, c'est autre chose que le 7ème arrondissement".
Q- Cela a un peu perdu son sens à la fin le service national.
R- Oui. Le second intérêt, c'est que cela permettait à des tas de jeunes qui avaient perdu un certain nombre de repères, d'avoir des règles, d'être obligés de se lever le matin, de répondre à un certain nombre d'ordres, et donc, en quelque sorte, de redonner un certain sens à un certain nombre de choses. Un service civil volontaire ne remplit ni l'une ni l'autre de ces conditions. Donc, en quelque sorte, c'est un service civil qui n'existe pas.
Q- Cet après-midi, vous allez vous prononcer sur la prorogation de l'état d'urgence pour trois mois. Quand cet état d'urgence a été instauré pour douze jours, vous aviez dit que c'était une bonne chose. Allez-vous voter pour cette prorogation ?
R- Je n'en sais rien, puisque nous avons notre réunion de groupe à dix heures. Donc, ma parole est la mienne. Premier point : faut-il rétablir l'ordre ? Oui, c'est la condition préalable et indispensable avant toute autre politique. Et là-dessus, j'approuve le président de la République. Faut-il, pour autant, mettre en uvre une loi qui a un fort relent - puisque c'est lié au passé colonial et à la décolonisation, aux difficultés de la France, et notamment à la situation en Algérie -, vous voyez que mettre en uvre cette loi, déjà, stigmatise un peu les choses, parce que, est-ce que ce n'est pas, en quelque sorte, la reproduction des problèmes de colonisation, compte tenu des populations qui sont concernées ?
Q- Vous prêtez des arrière-pensées au Gouvernement ?
R- Non, je ne prête pas d'arrière-pensées. Troisième élément : est-il nécessaire de faire appel à cette loi d'exception dans une situation comme la nôtre, alors que l'on voit très bien que les choses semblent allez dans le bon sens, c'est-à-dire vers le rétablissement de l'ordre et de la sécurité dans les quartiers ? Il existe des mesures possibles et, notamment, par arrêté préfectoral, on peut décider du couvre-feu. Je ne vois pas pourquoi aller prendre une loi d'exception, alors que la situation s'apaise, alors que par un seul arrêté préfectoral, on peut décider du couvre-feu. Enfin, je suis toujours méfiant des lois d'exception qui mettent de côté les libertés fondamentales. Et je souhaite toujours que l'action soit sous le contrôle du juge garant des libertés fondamentales. Et là, on va avoir notamment, la possibilité, pour les forces de l'ordre, de perquisitionner de jour et de nuit, 24 heures sur 24, sans le contrôle de l'autorité judiciaire. Est-ce que tout cela est bien nécessaire, alors que l'on a un dispositif qui peut exister, qui est extrêmement simple, qui est celui du couvre-feu, décidé par arrêté préfectoral ? Dernière chose : faut-il que le pays soit dans un tel état, que l'on soit obligé de ressortir une loi d'exception comme celle-ci ? Voyez un peu le sens de tout cela. Cela montre à quel point, ou tout du moins, cela accrédite l'idée que l'on est dans une situation où la France est en état de délitement avancé.
Q- Vous redoutez un embrasement social ?
R- Non, je n'y crois pas trop. Ce que je sais, c'est que la France va mal, que nos compatriotes doutent beaucoup, et pas seulement ceux des quartiers, que nos compatriotes sont extrêmement pessimistes, mais l'idée de l'embrasement social, ça...
Q- Si je vous suis bien, vous n'êtes pas favorable à la prorogation, vous allez voter contre vraisemblablement ou est-ce que vous allez demander une discipline de vote, ce qui est plutôt rare chez vous ?
R- C'est ce que je dirai aux députés du groupe ce matin ; les députés du groupe en discuteront ensemble. Ce que je sais, c'est que les maires, notamment en Seine-Saint-Denis, qui ont rétabli l'ordre - bien souvent, ils l'ont rétabli seuls, seuls avec leurs policiers, avec les hommes et les femmes qui travaillent dans les quartiers, avec les fonctionnaires municipaux, et bien souvent, ils n'ont eu besoin ni de couvre-feu ni de l'état d'urgence, parce que, de toute façon, l'Etat n'était plus là. Donc, méfiance sur des mesures qui sont faciles, parce qu'expliquer à nos compatriotes "rassurez-vous, on va rétablir l'ordre, etc.", cela fait toujours plaisir.
(Source : premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 18 novembre 2005)