Discours de M. Jean-Marc Ayrault, président du groupe parlementaire PS à l'Assemblée nationale, sur l'analyse des émeutes urbaines et les préconisations de son parti, à l'Assemblée nationale le 8 novembre 2005.

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Circonstance : Débat sur les émeutes urbaines à l'Assemblée nationale le 8 novembre 2005

Texte intégral

Monsieur le Premier ministre, Les émeutes urbaines sont devenues une crise nationale très grave et d'une ampleur sans précédent. Dans toutes les villes de France, l'autorité de l'Etat est défiée, bousculée. Les dégâts humains et matériels sont considérables. Je pense particulièrement aux victimes, à la douleur de leurs familles, de leurs proches. C'est miracle qu'il n'y en ait pas eu davantage. Nous le devons au courage des forces de sécurité, des sapeurs-pompiers, des agents publics, des maires, des élus locaux mais aussi des habitants qui font preuve d'un remarquable sang-froid. Quelles que soient les fautes et les erreurs qui ont été commises par les autorités de la République, il ne peut y avoir de justification à cette violence.
Les habitants des cités en sont les premières victimes alors même qu'ils sont parmi les plus déshérités de notre société. Ils ont droit comme tous les Français à la sécurité, au calme, à l'apaisement. Les bandes doivent être mises hors d'état de nuire. Les casseurs doivent être punis. On ne peut transiger avec la violence. La priorité de tout est le retour à l'ordre républicain, la sécurisation des populations, l'indemnisation des victimes pour lesquelles, Monsieur le Premier ministre, nous vous demandons la création d'un fonds national.
Encore faut-il que l'Etat soit exemplaire. Que ses représentants les plus éminents montrent la maîtrise et les résultats qu'ils exigent de leurs agents. Qu'ils fassent preuve du calme et du respect qu'ils demandent à leurs concitoyens.
Votre gouvernement -et particulièrement votre ministre de l'Intérieur- porte de lourdes responsabilités dans ce déchaînement des passions. Mais nous n'avons plus le temps d'en faire l'inventaire. Nous n'avons pas le droit d'attiser le feu comme naguère le faisaient vos amis. Vous savez maintenant ce qu'il en coûte d'instrumentaliser la peur.
En de telles circonstances, les formations démocratiques doivent savoir concevoir un pacte de non agression. Dans tous les sens du terme. La fermeté oui, mais dans le respect de l'Etat de droit. Dans la volonté de sortir les cités de leur ghettoïsation. Nous ne réussirons pas en leur imposant des lois d'exception. Nous ne sommes pas hostiles par principe au couvre-feu. Il peut être utile dans certains cas, dans un temps limité et en concertation avec les maires. Mais la question de son efficacité et des effectifs policiers qu'il implique est posée. Nous serons particulièrement vigilants et ferons l'évaluation de cette mesure si vous deviez présenter un projet de loi devant le Parlement dans douze jours. Attention que ce couvre-feu ne devienne pas un cache-misère, une nouvelle marque de ségrégation. L'état d'urgence, c'est d'abord l'état d'urgence sociale.
C'est toute la République qui doit se ressaisir ! Dans son devoir de sécurité tout d'abord. Tout le monde a compris qu'opposer la police de proximité à la police d'investigation et de maintien de l'ordre, comme il a été fait il y a trois ans, a été une impasse. Les opérations coup de poing - par trop médiatisées- n'ont pas obtenu de résultats probants dans la lutte contre la violence et les trafics. Ce traitement policier des cités, pour nécessaire qu'il soit face à la loi des bandes, a trop souvent servi de paravent à l'assèchement du soutien social et éducatif de l'Etat. Sortons donc des logiques de rupture. Elles ne font que creuser les fractures. Une sécurité durable impose un équilibre continu entre les missions de prévention, d'anticipation, d'investigation et de répression. La confiance entre la police et la population des cités est à rebâtir.
Aussi faut-il mieux l'immerger dans la vie des cités, revoir la formation de ses agents souvent mal adaptée à la réalité des quartiers et rendre leur recrutement plus conforme à la diversité du pays. Nous vous demandons de rétablir le programme de recrutement des adjoints de sécurité, les emplois jeunes de la police, qui avaient largement fait leurs preuves. Mais cette adaptation des forces de sécurité sera un coup d'épée dans l'eau sans un appui financier et logistique de l'Etat au travail de prévention sociale des élus locaux et des associations.
A force de couper leurs crédits, des groupes religieux ont parfois pris en charge par défaut le travail de médiation sociale. S'il est temps de reconnaître à l'Islam sa place et sa dignité de deuxième religion dans notre pays, arrêtons de lui demander de régler la vie des cités à la place de la République. La laïcité doit retrouver ses droits. La médiation sociale est l'affaire des municipalités et des associations, pas des prédicateurs. Vous annoncez le rétablissement des subventions aux associations qui en ont été privées depuis trois ans. Pourquoi faut-il toujours attendre la crise pour découvrir l'importance essentielle de leur médiation ? Et pourquoi oublier encore une fois les emplois jeunes alors qu'ils ouvraient la porte du travail à tant de jeunes des cités ? Quant aux maires, c'est moins l'accroissement de leur pouvoir que l'érosion des dotations de l'Etat qui les interpelle. Alors que les cités brûlent, le 3 novembre vous signez un décret qui annule 11 % des crédits du budget ville. Croyez-vous qu'on puisse soigner la pauvreté des cités par la pauvreté de l'Etat ? La force sans la justice, c'est l'arbitraire ou l'impuissance. Nous en sommes là. Les jeunes en révolte sont les enfants perdus de la société libérale.
Nous en sommes tous comptables. Nous n'avons pas su collectivement trouver les réponses aux ségrégations économiques et sociales. Malgré d'indéniables réussites, la politique de la ville est trop souvent restée une politique de saupoudrage et de pansements, faute d'ambitions et de continuité. C'est toute la Nation qui est interpellée. Est-elle prête à consentir l'effort de remise à niveau des quartiers en difficulté ? Accepte-t-elle les contraintes de mixité sociale en terme de logement, d'urbanisme et d'emploi ? Veut-elle se donner les moyens d'assumer la pleine égalité des chances à chacun de ses enfants quelque soit son origine ou son nom ? Les responsables politiques doivent avoir le courage de ce questionnement des Français.
Il ne s'agit plus d'annoncer un énième plan banlieue, mais d'en faire une cause nationale prioritaire à travers une loi de programmation qui s'inscrive dans la durée. La véritable égalité des chances, Monsieur le Premier ministre, implique de soutenir plus massivement les quartiers déshérités que les autres. Je ne suis pas sûr que la priorité éducative que vous avez évoquée en ait pris la mesure. Les bourses au mérite, les internats existent depuis longtemps. Les financements n'ont jamais réellement suivis. Quant à l'apprentissage à 14 ans, je vous le dis Monsieur le Premier ministre, il est une résignation à l'échec scolaire. La lutte contre l'illettrisme et la déscolarisation exige que les écoles des zones d'éducation prioritaire aient moins d'élèves par classe, plus de professeurs expérimentés, plus de crédits comme l'a proposé la commission Thélot. Cessons de distribuer la manne financière à l'aveugle. Concentrons-la sur les familles qui cumulent les handicaps sociaux. Voilà pourquoi, Monsieur le Premier ministre, je vous demande solennellement d'abandonner votre projet de réforme fiscale aussi injuste qu'inefficace. Votre bouclier fiscal, ce ne sont pas les riches qui en ont besoin, ce sont les cités ! Redonnez aux collectivités locales les moyens de leur action, à commencer par celles qui accueillent toutes les difficultés.
Mesdames et messieurs,
Il n'y a pas de solutions magiques. Les cités sont le reflet de notre crise nationale. Elle ne se réduit pas au chômage. Elle est aussi une perte de repères et de normes dans notre vie collective. Trop de jeunes Français, titulaires d'une carte d'identité nationale se sentent étrangers dans leur propre pays. Trop souvent la société les renvoie à leurs origines et les enferme dans les discriminations.
Les mots, les rappels aux droits et aux devoirs ne suffisent plus. Tant que la République oubliera de transmettre ses valeurs, tant qu'elle s'accommodera des barrières sociales et urbaines, le sentiment d'appartenance nationale ne sera pas.
Pourquoi, Monsieur le Premier ministre, restez-vous sourd à la proposition de loi, que j'ai défendue avec les socialistes ici dans cette Assemblée, visant à établir un service civique obligatoire pour tous les jeunes Français, garçons et filles. Je veux croire que l'Etat est encore capable de réussir le brassage social. Je veux croire qu'il est encore suffisamment respecté pour obtenir un effort collectif partagé. Donner quelques mois de sa vie aux personnes âgées, aux malades, aux handicapés, c'est donner un sens à la solidarité là où elle semble avoir disparu.
Nul ne peut ici accepter cette image d'une France écartelée. La République est au pied du mur. En rester à quelques mesures d'urgence l'exposerait à de nouveaux embrasements. Il lui faut redonner vie aux valeurs qu'elle proclame. Il lui faut retrouver le goût de la fraternité. Les cités ne sont pas un archipel oublié. Les cités, c'est la France !
(Source http://www.deputessocialistes.fr, le 10 novembre 2005)