Déclaration de M. Laurent Fabius, ministre de l'économie des finances et de l'industrie, sur la nécessité de réformer les institutions européennes et leur fonctionnement avant l'élargissement, de créer un espace financier et fiscal européen, de mettre en commun les efforts de recherche et d'innovation et de prôner la régulation de l'économie mondiale dans les institutions financières internationales, Paris, le 23 novembre 2000.

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  • Laurent Fabius - Ministre de l'économie, des finances et de l'industrie

Circonstance : Discours à l' Institut de l'entreprise, à Paris, le 23 novembre 2000

Texte intégral

Mesdames, Messieurs,

C'est un exercice délicat auquel vous m'avez convié et que j'ai accepté avec plaisir. Il est en effet délicat pour un ministre du pays qui en assume la présidence de dresser un tableau des réformes à mener en Europe. Urgentes, on aurait pu demander à la France en 6 mois de les mettre en uvre, mais elle ne peut - par définition - le faire toute seule. Nécessaires, elles devraient faire l'objet d'un consensus général. La difficulté vient que nous n'avons pas tous, y compris probablement dans cette enceinte, totalement la même vision et de l'Europe et de la réforme. Pour certains, les indicateurs communautaires sont bons, le chômage recule. Et c'est vrai. Pour d'autres, la monnaie unique serait trop faible et les nouvelles technologies aussi. La vérité, c'est que l'Europe élargie doit garder sa capacité d'action. L'Europe marchande doit affirmer sa cohésion financière. L'Europe économique doit renforcer son potentiel de croissance. L'Europe continent doit être davantage entendue sur la scène internationale. J'analyserai brièvement ces 4 évolutions.

1) Pour que l'Union ne se dilue pas dans l'élargissement, elle ne doit pas s'y préparer uniquement par l'examen des politiques économique et financière des pays candidats, elle doit aussi renforcer ses propres institutions. Cultures et Nations plus diversifiés, peuples et histoires plus hétérogènes, frontières et marchés plus étendus, voilà vers quoi nous nous dirigeons ; mais ce qui ne fonctionne pas assez à 15 aujourd'hui ne progressera pas miraculeusement à 20 ou 30 demain. Le maintien d'une identité et l'intégration des nouveaux entrants dépendent de notre aptitude à prendre des décisions et à les faire appliquer. Le vote à l'unanimité est actuellement un droit de veto déguisé qui conduit souvent au moins-disant communautaire et au plus petit dénominateur européen. Le compromis de Feira l'a démontré notamment dans le domaine de la fiscalité directe et indirecte, de la lutte contre le dumping et la fraude. Associé à une commission plus resserrée et à un Parlement davantage consulté, le vote à la majorité qualifiée consoliderait donc la démocratie dans l'union, renforcerait son efficacité, nous redonnerait, dans l'essentiel des cas, notre souveraineté. Cela ne sera possible que grâce à des coopérations renforcées entre États volontaires. La gestion commune d'un domaine spécifique à 6, 9 ou 12, implique une organisation particulière, une coordination améliorée, une réglementation unifiée, mais au-delà des débats philosophiques, n'a-t-on pas déjà des exemples de ce que Jean Monnet appelait des " solidarités de fait ", que ce soit Schengen, l'euro, l'Euratom ou l'Eurocorps ? La CIG de Nice saura, je l'espère, s'en inspirer.

2) Mesdames et messieurs, le cadre budgétaire, économique et fiscal reste également à parfaire. A la différence de certains autres pays, c'est le cur de notre vision de l'union Monétaire. Par la volonté de 12 États membres, l'Eurogroupe, enceinte de coordination des Ministres des Finances de la zone euro, constitue un " pôle utile ", aux côtés de la BCE avec laquelle un dialogue constructif est engagé et vis à vis des marchés qui y ont vu un signe de plus grande efficacité au profit de l'Euro. Depuis 4 mois, les sujets traités s'étendent désormais aux réformes structurelles. Un tableau de bord permet de suivre l'avancement, dans chaque pays, de la préparation du passage à l'euro pratique. L'organisation de conférences de presse renforce la visibilité externe et la transparence de l'Eurogroupe. Pour aller plus loin, des objectifs durables, par exemple dans les domaines des investissements et des retraites, devraient être fixés en son sein, certaines décisions y être concertées, comme par exemple la réaction au choc pétrolier ou le mode d'attribution des licences UMTS. Les budgets, dans leurs prévisions et leurs modalités, pourraient y être examinés. Nous nous y efforcerons pour 2002. Pour autant, cette coordination doit être souple. Les situations des États ne sont pas interchangeables. Les imprévus nationaux exigent des gestions conjoncturelles spécifiques. Il faut introduire un peu d'harmonie.
Pour bénéficier pleinement de l'euro, pour renforcer croissance et emploi, pour permettre à nos entreprises de lever des capitaux au moindre coût, d'offrir aux emprunteurs des financement plus souples, moins coûteux, la création d'un espace financier européen, dynamique et solide est également essentiel, qui soit capable de rivaliser avec l'Amérique boursière et bancaire. Consommateurs, épargnants, investisseurs, chacun tirera profit de services financiers unifiés, garantissant un niveau de protection élevé et des solutions communes quant à la sécurité des différentes modalités de paiements électroniques. En même temps, il faut veiller à ce que les marchés n'aillent pas plus vite que leurs régulateurs. Au mois de juillet, nous avons proposé la constitution d'un " comité des Sages " présidé par Monsieur Lamfalussy. Son rapport vient de nous être rendu. Il recommande que les États membres puissent confier à terme à une autorité commune la régulation des services financiers. En France, j'ai proposé la fusion de la Commission des opérations de bourse, du Conseil des marchés financiers et du Conseil de discipline de la gestion financière. Définir des règles harmonisées de protection des consommateurs des services financiers, mettre en place des systèmes de règlement-livraison en vue de parvenir à une baisse substantielle des coûts sont d'autres conclusions de ce groupe. Nous en discuterons dans quelques jours lors du prochain Conseil ECOFIN.
En tous cas, la volonté d'accélérer la mise en place du marché unique des services financiers a permis des progrès sur plusieurs questions fiscales importantes. Une directive dite " redevable de la TVA " a été adoptée le 17 octobre dernier dans le but de simplifier la vie des entreprises en les dispensant d'avoir recours à un représentant fiscal lorsqu'elles se livrent occasionnellement à des opérations taxables dans un pays qui n'est pas celui de leur résidence. Des progrès concernant la directive " TVA sur le commerce électronique " ont été accomplis, avec un accord sur le fait que la taxation soit faite au lieu de consommation, ce qui avantagera les opérateurs européens, les modalités de cette taxation étant débattues fin novembre. Un accord a été obtenu le 17 octobre sur la directive visant à harmoniser les produits d'épargne, premier texte d'importance adopté sur les services financiers depuis 7 ans et réponse moderne aux attentes des émetteurs et des investisseurs. Des progrès restent à accomplir concernant la fiscalité de l'épargne et le code de bonne conduite sur la fiscalité des entreprises.

3) Renforcer le potentiel de croissance de l'Europe exige aussi d'améliorer les comptes publics, de stimuler le dynamisme des entreprises, de diffuser les nouvelles technologies dans l'ensemble de la société et de l'économie, de favoriser l'innovation et de lutter contre les trappes à inactivité. Comme les autres pays de l'Union, la France avance dans cette direction : maîtrise des dépenses, baisse des impôts, réduction du déficit et de la dette publique. Élever le taux d'activité dans l'Union, encore inférieur aux niveaux américains et japonais, s'impose. La période de crise avait dans le passé souvent conduit les jeunes à retarder leur entrée dans le monde du travail et en avait chassé prématurément les salariés les plus âgés. Le problème du financement des retraites, conséquence de l'allongement de la durée de vie, la bonne séquence économique actuelle doivent permettre de modifier cet état de fait. De nouvelles formules d'entrée progressive sur le marché du travail et de sortie graduée de l'activité sont aujourd'hui nécessaires. Cette question a été abordée pour la première fois lors de la dernière réunion de l'Eurogroupe.
Pour garantir la croissance de l'Union sur le long terme, nous devons stimuler l'innovation en facilitant la diffusion des nouvelles technologies dans l'ensemble de l'économie, mais aussi en développant nos avancées industrielles. Le secteur de la téléphonie mobile nous prouve que nous en sommes capables. L'Europe doit redevenir le continent de l'innovation. C'est sa tradition, c'est son histoire. L'accent doit être mis sur la formation et la recherche, matières premières de la société du savoir et de l'information, pour avancer dans le domaine de l'Internet, développer et organiser les instruments de capital-risque au niveau européen, établir des " indicateurs de performance structurelle " entre États membres, constituer des pôles d'excellence de recherche européens, susciter des rapprochements entre écoles, développer la mobilité universitaire entre pays, multiplier les collaborations entre entreprises, tirer profit de notre potentiel et favoriser le surgissement de numéros uns industriels mondiaux. Le Conseil européen de Lisbonne au printemps dernier a fixé pour objectif à l'Union l'avancée dans la " société de la connaissance ".
Pourquoi la connaissance ? Parce qu'elle sera la source première de croissance dans le siècle qui vient. Parce qu'elle produira de nouveaux emplois. Parce que, dans la nouvelle économie, la position de chaque individu dépendra de plus en plus de sa capacité à acquérir le savoir, à maîtriser les techniques. Par conséquent, le premier moyen d'assurer l'équité sociale sera d'armer chacun d'un capital de compétence, de lui donner la possibilité de l'acquérir, de l'entretenir. Nous acheminer vers un système d'éducation continuelle dépassant le cadre de la formation initiale et du cursus universitaire est aujourd'hui nécessaire. Chaque État doit en faire sa priorité, l'Union européenne s'en préoccuper activement et en discuter avec les candidats à l'adhésion.

4) Enfin, l'Europe doit être une force de proposition sur la scène financière internationale. Au G7 réuni à Prague en septembre 2000, elle a été à l'origine de déclarations précises en faveur d'un système monétaire plus stable, d'une plus grande maîtrise des flux financiers. C'est également dans ce sens que s'inscrit la proposition française, reprise au niveau européen, qu'un FMI redevenu universel envisage les moyens d'une libéralisation financière ordonnée. Associée aux négociations de l'OMC, l'Europe doit faire entendre sa conception d'un fonctionnement de l'économie mondiale fondée sur la régulation. De façon générale, le régime du négoce et de l'investissement doit prendre en compte les valeurs du commerce équitable, de la diversité culturelle et de la protection des enfants. L'opiniâtreté de la présidence française à lutter contre les paradis bancaires et fiscaux a débouché sur la publication, par le GAFI, d'une liste noire de quinze pays non coopératifs.
Pour être puissante, pour être présente, l'Europe doit avoir l'ambition de promouvoir le développement dans toutes les régions du monde. Favoriser un système économique mondial équilibré, bénéfique pour tous, c'est notre intérêt, c'est notre conception d'une mondialisation à visage humain. Les fonds en provenance de l'Union, additionnés aux contributions nationales des Etats membres, représentent plus de la moitié de l'aide publique mondiale. Les outils institutionnels mis en place au niveau communautaire pour lutter contre le sous-développement et la pauvreté manquent encore d'efficacité. Cela doit être amélioré.
L'Union européenne doit également soutenir l'idée de gouvernance mondiale et d'un nouvel ordre international. Les pays sont devenus souvent trop petits pour les grands dossiers et trop grands pour les petits. Il ne s'agit pas de faire disparaître les États Nations ; c'est désormais à l'échelle continentale que prévaut un modèle de société. La lutte contre la marchandisation du vivant comme la poursuite de la disparition des armes de destruction massive ont cette dimension. Dans beaucoup de cas, les normes ne peuvent être définies et appliquées qu'au niveau multilatéral, que ce soit en matière de changements climatiques, de partage de l'eau, de fiabilité de l'approvisionnement en énergie, de sécurités sanitaires et alimentaires qui méritent au moins un dispositif plurinational d'observation, de normalisation et de sanctions. De même les " biens publics internationaux " ont un coût, qui se mesure souvent en termes humains et à long terme, ils doivent avoir un prix pour ceux qui les utilisent ou y portent atteinte. Une Europe qui plaide le sens du collectif, qui fixe des normes claires, qui met en place un environnement réglementaire et monétaire harmonisé, c'est une Europe ambitieuse pour elle-même et pour l'ensemble de la planète que nous voulons, soucieuse de la compétitivité de ses entreprises autant que d'un développement mondial équilibré.
Mesdames et Messieurs, depuis 50 ans, en rapprochant ses peuples, en faisant converger ses économies, l'Europe a su inventer un cadre où s'élaborent des politiques communes. Aujourd'hui, nous devons opérer un nouveau progrès qualitatif pour faire émerger une Europe plus puissante. Pour cela, il nous faut parachever les réformes engagées et entamer de nouveaux chantiers. Une communauté de pays, c'est une communauté de solutions et une communauté de destin. Nous avons tous à y gagner.

(source http://www.finances.gouv.f, le 27 novembre 2000)