Interview de M. Daniel Cohn-Bendit, député Vert au Parlement européen, à Europe 1 le 8 décembre 2000, sur le conseil européen de Nice, l'extension du vote à la majorité qualifiée, les relations franco-allemandes et l'émergence d'un espace public européen.

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Circonstance : Conseil européen à Nice du 7 au 11 décembre 2000

Média : Europe 1

Texte intégral

A. Chabot Vous étiez parmi ceux qui manifestaient tranquillement hier tandis que les militants anti-mondialisation affrontaient les forces de l'ordre. Qu'est-ce qui se passe ? Vous vous êtes assagi ou vous êtes très loin des positions des anti- mondialisations qui clament : "le monde n'est pas une marchandise !" ?
- "Nous avons manifesté hier avec les fédéralistes européens pour une constitution européenne. Nous ne faisions pas un contre-sommet, mais un autre sommet. C'est-à-dire que nous étions à faire monter la pression pour qu'au sommet réel, ils prennent des décisions qui permettent à l'Europe de fonctionner."
Aujourd'hui, un petit vent d'optimisme commence à souffler sur Nice. Après le dîner des chefs d'Etat et de gouvernement hier soir, on dit qu'il ne peut plus y avoir d'échec. Etes-vous aussi optimiste ce matin ?
- "Moi je l'étais déjà hier. On a fait monter la pression, la presse était pessimiste, parce qu'en fait, la stratégie de la présidence française était de dire "ça va mal" pour, après, laisser le résultat apparaître comme un bon résultat parce que c'est mieux que ce qu'on espérait. Donc, c'est vrai, tout ce qu'on a entendu cette nuit - j'ai discuté avec pas mal de gens - nous démontre qu'ils vont quand même aller de l'avant et permettre à l'Union de fonctionner, c'est-à-dire à rationaliser les processus de décision."
Est-ce qu'il faut vraiment un accord à tout prix ou ne risque-t-on pas finalement de mettre au point un mauvais compromis qu'on dénoncera dans quelques mois ?
- "Ce n'est pas un accord à tout prix. Accord à tout prix, cela ne veut rien dire. Ce qu'il faut, si on veut continuer le processus d'élargissement, c'est rendre l'Union européenne fonctionnelle, c'est-à-dire que les décisions soient prises non plus à l'unanimité, mais à une majorité qualifiée, avec co-décision du Parlement européen. Voilà le noeud gordien de la démocratie. Et puis, il faut aussi décider d'un après Nice, c'est-à-dire, entrer dans le processus constitutionnel. Je crois que ce sont ces deux choses-là qui sont sur la table, tout le monde le sait. C'est pour cela d'ailleurs que cela ne va pas se terminer dimanche dans la nuit, mais cette nuit je crois."
Carrément, cette nuit ! C'est vraiment optimiste. Reprenons les points importants. Vous parliez justement de la limitation du vote à l'unanimité. Le problème c'est que chaque Etat défend ses intérêts : les Luxembourgeois, la fiscalité ; les Français, l'exception culturelle... Comment fait-on pour s'en sortir, et comment éviter le droit de veto ?
- "Tous les Etats vont justement mettre sur la table et retirer leur droit de veto. Il faut faire une déclaration commune, que l'Europe reprenne à son compte l'idée d'exception culturelle. Donc, il n'y a plus besoin de droit de veto et on passera sur ces problèmes à la majorité qualifiée. Les Allemands vont retirer leur volonté de droit de veto sur l'immigration et le droit d'asile, avec une déclaration commune à partir de 2004. Sur les fonds compensatoires, la même chose de l'Espagne à partir de 2004. C'est comme cela qu'on avance. La fiscalité sera le plus dur. On n'y arrivera pas encore, mais on aura quand même beaucoup plus de domaines à majorité qualifié avec co-décision du Parlement. C'est-à-dire qu'il faut une majorité au Conseil, et une majorité qualifiée au Parlement européen."
L'autre sujet qui fâche, c'est le poids de chaque pays. On connaît la revendication allemande qui aimerait bien que l'on prenne en considération son poids démographique, donc qu'elle ait plus de voix que la France. Cette revendication allemande est acceptable ? Vous la partagez ?
- "II faut d'abord rétablir la vérité historique : c'est J. Chirac qui a proposé cela à l'Allemagne l'année dernière, parce qu'il était contre la double majorité. Il voulait tirer l'Allemagne de son côté. Là-dessus, Schröder - contre l'avis du ministre des Affaires étrangères allemand d'ailleurs - a dit "oui." Mais il est évident aujourd'hui - et tout le monde le sait - qu'il n'y aura pas de décrochage entre la France et l'Allemagne. Donc, c'est réglé."
C'est réglé ? Mais vous parlez pour G. Schröder, ce matin !
- "Non. Mais si on ouvre ses oreilles et qu'on donne des coups de fil, on arrive à comprendre ce qui se passe."
Cela signifie simplement, s'il y a cet accord, qu'il ne peut pas y avoir de brouilles franco-allemandes, comme on le dit régulièrement et comme on l'annonce souvent ?
- "Dans un processus comme cela, chacun défend des positions, exprime des volontés. Donc, quand il y a différence de positions, cela ne veut pas dire des brouilles. Je crois que l'idée des Français et des Allemands à ce sommet était : si on arrive avec une position commune, cela va braquer les autres. Donc, si on arrive avec, en perspective, des possibilités d'accord - parce qu'ils se sont mis d'accord à Hanovre sur des possibilités d'accord - mais en gardant nos divergences, cela permet ensuite à tout le monde de gommer les divergences."
En tout cas, on est sûr qu'il y aura un accord sur la sécurité maritime, on le voit déjà sur l'interdiction des farines animales. On a l'impression quand même qu'il faut un drame, de grosses inquiétudes et une pression forte de l'opinion publique pour qu'on arrive à se mettre d'accord en Europe ?
- "Mais c'est bien. Ce qu'on voit avant Nice, pendant Nice, c'est l'émergence d'un espace public européen. C'est la condition sine qua non pour une démocratie européenne. Un espace public européen, cela veut dire qu'aujourd'hui, la politique européenne peut devenir la chose des citoyens."
Vous parliez tout à l'heure de la Constitution européenne - la prochaine étape, dites-vous -, vous avez fait un bout de chemin avec F. Bayrou l'année dernière sur l'élaboration de cette constitution. Maintenant qu'il est candidat à l'élection présidentielle, cette route commune n'est plus possible ?
- "Ce n'est pas une route commune. Je n'ai pas fait route commune, je ne suis pas le porte-parole de F. Bayrou, je ne suis pas rentré à l'UDF. F. Bayrou et moi étions tombés d'accord dans une discussion sur la nécessité d'une Constitution européenne. D'ailleurs, la manifestation qu'on a fait hier à Nice était une manifestation transpartisane. Il y avait des députés de tous les partis : des Verts, l'UDF, Lamassoure, la droite et la gauche italienne, le maire de Rome qui est le candidat de la gauche italienne contre Berlusconi... La Constitution européenne est une idée transpartisane. Le projet européen entre Bayrou et moi est différent, mais autour de ce projet, il faut une constitution. Je ne fais donc pas route commune même si je suis d'accord sur l'inversion du calendrier."
Justement : vous avez surpris tout le monde en étant d'accord avec l'inversion du calendrier, comme F. Bayrou, et vous avez pris au dépourvu - comme d'habitude, j'allais dire - vos amis Verts.
- "L'art de la politique, c'est de savoir gagner. Il est évident qu'aujourd'hui, l'idée de l'inversion du calendrier désarçonne la droite. Que voulons-nous, nous les Verts ? Que L. Jospin deviennent Président de la République et avoir plus de députés à la prochaine Assemblée. C'est ce qu'il faut négocier. Et dans ce processus, l'inversion du calendrier nous permet de demander à L. Jospin d'inscrire dans son programme présidentiel la proportionnelle, nous permet d'avancer. Arrêtons donc de jouer aux saintes nitouches politiques. Faisons de la politique comme Machiavel : désarçonnons l'adversaire et nous allons gagner."
Cela ne signifie pas que vous êtes candidat à l'élection présidentielle, vous n'avez pas changé d'avis ?
"Je suis Allemand."
(Source http://sig.premier-ministre.gouv.fr, 8 décembre 2000)