Texte intégral
Q - Le 31 décembre prochain à minuit, la France n'est plus Présidente de l'Union européenne. Le 1er janvier, chacun retrouve sa liberté de parole. De surcroît, nous nous engageons dans une année électorale avec les municipales et puis quinze mois plus tard il y aura peut-être les législatives ou les présidentielles on ne sait pas trop dans quel ordre. Cela va être sportif entre ces deux hommes. On entendait Lionel Jospin l'autre jour dire qu'il parlait maintenant d'homme à homme au président de la République ?
R - Vous ne trouvez pas bien qu'ils se parlent d'homme à homme ? C'est entre quatre yeux, face à face.
Q - Cela a toujours été le cas ?
R - Oui, cela a toujours été d'homme à homme, je ne sais pas pourquoi vous insistez sur cette phrase. Je pense que leurs conversations sont des conversations franches dans lesquelles tout est dit.
Q - Le climat n'a pas changé depuis quelques semaines ?
R - Ecoutez, si c'est uniquement le climat qui vous intéresse, ce climat est viril, mais sérieux.
Q - Chacun ne cherche pas la faute de l'autre ?
R - Je ne crois pas, parce qu'en même temps, je reviens encore une fois à mes responsabilités de ministre des Affaires européennes, dans le domaine que je connais le mieux, c'est à dire celui où je suis amené à travailler avec l'un et avec l'autre. Tout le monde fait preuve d'esprit de responsabilité de telle façon que, par exemple, dans une affaire qui, comme celle la, est déterminante pour l'avenir, la France parle d'une seule voix, la voix à la fois du président de la République, du Premier ministre et du gouvernement.
Q - La politique européenne n'est pas virile ?
R - C'est à dire ?
Q - Vous dites que le climat est viril ?
R - Ce n'est pas un défaut pour moi qu'un climat soit viril. Jacques Chirac est un président de la République qui a été élu en 1995, sur la base d'une majorité de droite. Lionel Jospin est un Premier ministre qui a été élu au nom de la gauche plurielle. A partir de ce moment là, la cohabitation consiste effectivement à les faire exister ensemble, chacun restant sur ses convictions, le tout pour trouver une voix pour la France. Donc il est logique que l'on s'explique. Où est le problème ?
Q - Est-ce que vous pouvez assurer que pour les partenaires européens de la France, cette situation un peu particulière du pouvoir en France, la tension qui est apparue dans la cohabitation, ne sont pas, au fond, perçues comme de nature à fragiliser la France au moment où elle exerce la Présidence européenne ?
R - Sincèrement je ne le crois pas. Vous savez, je suis ministre des Affaires européennes, et donc très en pointe sur cette question pendant notre Présidence. On nous reproche parfois d'être plus vigoureux que faibles.
Q - M. Prodi, le président de la Commission européenne, dit qu'à Nice il y a plus de 50 % de risques d'échec.
R - Son pronostic l'engage, lui. Ce n'est pas le mien, d'ailleurs je ne fais pas de pronostic. J'ai une approche peut-être un peu plus analytique, si vous le permettez. Je crois que nous sommes confrontés, à Nice, à un choix qui est essentiel : quelles institutions pour l'Europe élargie ? C'est cela l'enjeu. C'est un enjeu considérable, parce que l'Union européenne de demain ne sera pas uniquement les quinze économies occidentales que nous connaissons, mais ce sera trente voire trente-cinq pays avec les pays d'Europe centrale et orientale, les fameux PECO, et puis aussi avec les Balkans et peut-être même, un jour, avec la Turquie. La question c'est quel traité politique à Nice pour cette Europe élargie, pour les quinze ou vingt années qui viennent ? Il y a donc un enjeu considérable. A partir de cet enjeu considérable, je constate qu'il y a des divergences d'intérêt, de conceptions, des oppositions entre les pays, qui sont connues. On pourra y revenir peut-être un peu plus si vous le souhaitez. Elles font que cette négociation est une négociation extrêmement difficile. Elle est difficile et importante, je dirais même qu'elle est difficile parce qu'importante. Nous sommes à une semaine, un peu moins même, de ce sommet, la négociation a plus que commencé, mais elle ne s'est pas dénouée. Faire un pronostic, pour moi, n'a pas de sens. Je dis que c'est une négociation difficile, que le succès est nécessaire - il est, je pense, ce que chacun cherchera - mais en même temps, qu'il faut placer la barre à un certain niveau et je répète devant vous que, pour la France, nous souhaitons un accord, mais que mieux vaut pas d'accord du tout qu'un mauvais accord.
(...)
Q - Avant la pause, vous disiez que vous placiez la barre plutôt haut et qu'il fallait mieux pas d'accord qu'un mauvais accord. Vous l'avez déjà répété un certain nombre de fois. Imaginons qu'il n'y ait pas d'accord. Cela veut dire une crise. Que se passe-t-il en Europe ?
R - Ce n'est pas l'hypothèse que je privilégie. Si nous avons décidé de passer à Nice probablement le Conseil européen le plus long de l'histoire de la construction européenne, c'est pour deux raisons : d'abord, parce que nous avons un agenda énorme - il n'y a pas que la CIG, j'espère que l'on parlera d'autres sujets, des sujets de société qui intéressent les Français, la sécurité maritime, la sécurité des transports etc - et ensuite, parce que nous voulons nous donner des chances pour réussir. Moi, je veux réussir à Nice. Nous avons travaillé six mois comme des fous, quinze heures par jour...
Q - Mais si vous tenez un Conseil aussi long, cela veut dire qu'il y a forcément des compromis.
R - Fatalement. Quand je dis "un bon accord", je ne veux pas dire que nous allons imposer aux autres notre vision. Mais je réponds tout de même à votre question : ce n'est pas l'hypothèse que je privilégie...
Q - Mais vous l'envisagez...
R - Forcément... Mais je ne ferais pas, comme M. Prodi, le pronostic que c'est celle qui a plus de 50 % de chances d'arriver. Mais c'est vrai qu'un non-accord - et il faut que chacun ait cela en tête au moment d'entrer dans les négociations, d'entrer dans le Conseil européen - aurait des conséquences graves pour l'Union européenne, dont les institutions ne seraient pas réformées, et donc qui ne pourrait pas fonctionner comme elle doit. Il aurait aussi des conséquences sérieuses pour l'élargissement. Il y aurait à ce moment-là un débat sur : quand ? Comment fait-on ? Donc, j'insiste, encore une fois, sur l'enjeu essentiel pour l'Union européenne de ce rendez-vous européen de Nice. Essentiel, mais pas vital, car l'Union européenne continuera à fonctionner. Mais Nice est le rendez-vous le plus marquant de la décennie.
Q - Autour de ces questions, on voit bien qu'une nouvelle fois, il y a une sorte de séparation avec ceux qu'on appelle, de manière un peu ironique, les "petits" pays, qui veulent conserver leurs prérogatives, car ils existent à travers l'Europe et qu'ils se méfient de la tutelle que pourraient exercer les pays plus importants, comme la France, l'Allemagne, la Grande-Bretagne ou l'Espagne... Comment régler cette question ?
R - D'abord, je crois que l'opposition entre "petits" et "grands" pays est factice et artificielle. Vous savez, quand on regarde l'histoire, on voit que l'Europe est faite de nations qui ont successivement dominé ce qui était à l'époque le monde : les Portugais, les Vikings, les Néerlandais ont une histoire qui n'a pas grand chose à envier à celle des Espagnols, des Français ou des Britanniques, et je ne parle pas des Allemands. Donc, il n'y a ni petits ni grands pays. Il y a des pays qui sont plus ou moins peuplés, il faut en tenir compte car malgré tout, il serait absurde de mettre, par exemple, l'Italie, la France et l'Allemagne, c'est-à-dire 200 millions d'habitants - sur les 300 millions de l'Union européenne d'aujourd'hui, sur les 400 millions de demain - en minorité. Il est important qu'il y ait des mécanismes de blocage. En même temps, il faut faire leur place aux petits pays. Je signalerai même qu'aujourd'hui ce sont les "petits" pays qui sont surreprésentés par rapport aux "grands", surreprésentés en termes de voix au Conseil, c'est-à-dire la réunion des ministres, et ils ont un commissaire au sein de la Commission. Nous sommes prêts à renoncer d'ailleurs à un de nos commissaires et il faut arriver à un équilibre. Donc, je ne crois pas à cette opposition "petits" - "grands". De plus, nous ne voulons pas d'un directoire, mais nous voulons une Union européenne qui reste européenne, égale en droits et en devoirs.
Q - Pourtant, ils sont révoltés. Ils disent qu'ils ne renonceront jamais à un représentant à la Commission européenne. Pourquoi sont-ils révoltés ? Qu'a fait la France pendant sa Présidence, arrogante dit-on ?
R - Oui, j'ai vu cela. Si vous voulez, là on est vraiment dans le dictionnaire des idées reçues, les stéréotypes. D'ailleurs, j'ai constaté que moi-même, on me traitait d'arrogant et je suis devenu un stéréotype national à moi tout seul.
Q - Oui, parce que vous lisez le journal, parait-il, pendant qu'on vous parle.
R - Non, je lis parfois, quand je suis au Parlement européen et que les Parlementaires m'interrogent, l'annuaire du Parlement européen pour voir à qui j'ai affaire. C'est quand même plus sympathique de pouvoir répondre de façon personnalisée. Mais on sait bien que le Français est arrogant, l'Italien est rusé et un peu paresseux, le Britannique est flegmatique et l'Allemand est rigoureux. Ce sont des stéréotypes et sortons-en, si vous le voulez bien. Qu'est-ce qui caractérise un pays comme la France dans cette situation-là ? La France est un peu sur la ligne de crête. Notre rôle, en tant que Présidence, est double. Nous devons donner des idées, des impulsions, sinon nous ne serions pas à la hauteur de notre rôle. En même temps, nous devons trouver des compromis, c'est-à-dire tenir compte des uns et des autres. Je vais prendre un exemple concret, précis, qui est le point justement sur lequel se cristallise ce débat entre les "petits" et les "grands" pays : la Commission européenne. C'est l'organe d'impulsion, de gestion de l'Union européenne, c'est un organe qui ne représente les nations. Elle compte aujourd'hui vingt membres. Un commissaire pour chacun des pays et deux commissaires pour les cinq pays les plus peuplés, ceux qu'on appelle les grands pays. Nous proposons de faire en sorte que cette Commission soit ramassée, réduite pour être efficace et donc de renoncer à un commissaire, voire à deux commissaires. Ce n'est pas quelque chose qui défavorise les "petits" pays. Cela veut dire que nous serions demain dans cette Commission avec ce qu'on appelle une rotation égalitaire dans une situation exactement identique au Luxembourg. Le Luxembourg égale l'Allemagne, égale la France.
Q - Quand vous leur dites cela, pourquoi ne marchent-ils pas ?
R - Parce qu'ils ont justement une conception, certains d'entre eux en tous cas, de leur représentation à travers la Commission. Là, je crois que c'est une erreur de conception. La Commission, telle qu'elle existe depuis le début, est un organe, comme on dit, supranational. En tous cas, c'est un organe qui ne représente pas les nations, les gouvernements, qui sont représentés dans le Conseil des ministres. La Commission doit être la garante de l'intérêt général européen, la gardienne des traités. Pour être efficace, elle a besoin d'être resserrée. Un gouvernement où il y a trente-cinq membres, et qui en plus représentent trente-cinq nations, ne peut pas marcher. Je crois qu'ils commettent un contresens et nous le leur disons. Si la Commission est très nombreuse, si on élargit à 28 d'abord, puis à 30-35 avec les Balkans, et qu'on conserve un commissaire par Etat membre, à la fin, c'est vrai, ils auront un commissaire pour cette Commission mais il n'y aura plus de Commission du tout car personne ne l'écoutera.
Q - Cela veut dire que le commissaire de tel pays est le représentant de ce pays...
R - Ce n'est pas le cas. Je peux vous le garantir. Je peux vous assurer que les commissaires français, Michel Barnier et Pascal Lamy, ne viennent pas tous les matins dans mon bureau pour me demander des conseils et encore moins des ordres. Ce n'est pas comme ça que cela marche.
Q - En ce qui concerne le poids des différents membres de l'Union au sein des organes collectifs, c'est-à-dire du Conseil, vous avez évoqué tout à l'heure la nécessité de tenir compte de la démographie, opposant d'un côté France, Italie, Angleterre, Allemagne - 200 millions à eux quatre - et les autres. Mais lorsqu'il s'agit de la France et de l'Allemagne et que l'Allemagne fait la même demande, c'est-à-dire qu'on tient compte du fait qu'elle a plus d'habitants, la France ne veut alors plus entendre parler de démographie. Pourquoi ?
R - Je peux faire un peu d'histoire ? Car là, nous sommes dans l'histoire. Je comprends tout à fait les arguments de certains diplomates allemands qui disent que l'Allemagne a une population plus importante que la nôtre - 80 millions par rapport à 60 millions - et donc, que l'Allemagne doit avoir plus de voix que nous. Mais il faut revenir aux fondements, en 1950. J'ai trouvé dans les Mémoires de Jean Monnet des choses très intéressantes, une rencontre entre Jean Monnet qui était le père fondateur l'Europe et le Chancelier Adenauer. Jean Monnet lui disait : nous devons faire l'Europe pour faire la réconciliation et que la France inclue, ou non, ce qu'on appelait à l'époque l'Union française, que l'Allemagne soit, ou non, réunifiée, nous devons faire en sorte que l'Allemagne égale la France. Le Chancelier Adenauer lui répondait qu'il était pour une égalité totale et perpétuelle entre la France et l'Allemagne. Autrement dit, pour moi, c'est un élément philosophique, un élément du pacte fondateur de l'Union européenne. Donc, rien ne justifie ce qu'on appelle ce décrochage, c'est-à-dire que tout à coup l'Allemagne se mette à avoir plus de voix que la France et je vous rappellerai d'ailleurs que la différence démographique existe depuis l'origine. Je cite des chiffres. En 1951, quand on a créé la première communauté, celle du charbon et de l'acier, la France avait 40,5 millions d'habitants et l'Allemagne avait 50 millions. Même chose en 1957.
Q - Pourquoi alors M. Schröder a-t-il envie de décrocher ?
R - Parce qu'il faut comprendre que l'Europe a en effet changé, que l'Allemagne a changé. Nous ne sommes plus exactement dans la même phase de notre histoire et, entre le transfert de la capitale à Berlin - alors que jusqu'à présent nous avions affaire à une Allemagne qui était une Allemagne de l'Ouest dont la capitale était à Bonn - la réunification qui est pour les Allemands, et pour nous tous d'ailleurs, un phénomène très important et qui déplace le centre de gravité de l'Europe, le changement de générations - nous avons des dirigeants tant en France qu'en Allemagne qui n'ont pas vécu la période de la guerre, je crois que le Chancelier Schröder est né en 1944, donc il n'est pas imprégné de cette mystique-là -, il y a cette tentation, cette volonté d'affirmation nationale que je ne critique pas et que je comprends. Mais notre rôle est de rappeler les fondements politiques, philosophiques, historiques de l'Union européenne qui est plus, encore une fois, qu'une collection de démographies.
Q - Justement, vous rappelez des propos qui ont été tenus en 1951, c'est-à-dire voilà près de 50 ans, sur les décombres de la Seconde guerre mondiale. Depuis, François Mitterrand et Helmut Kohl se sont tenus par la main à Verdun, on nous vante, à tout bout de champ, l'amitié franco-allemande...
R - Qui est très forte.
Q - On en est encore là, à autant de méfiance et de prudence entre les deux pays ?
R - Je crois qu'il n'y a ni méfiance, ni prudence. La relation franco-allemande, et je l'ai dit, est différente de celle du début car la situation n'est pas la même. C'est vrai que nous n'avons pas besoin de nous réconcilier. Cela fait 50 ans que l'on vit ensemble. Nous ne sommes pas un jeune couple, nous sommes un vieux couple avec des phénomènes d'accoutumance que cela peut parfois amener...
Q - Mais le couple a besoin de se dire régulièrement qu'il s'aime...
R - Oui, on a besoin de se dire régulièrement qu'on s'aime... absolument. Et puis, on fait tellement de choses ensemble : la défense, la justice...
Q - Les relations franco-allemandes sont si sensibles pour qu'on puisse dire : nous sommes 80 millions, ils sont 60 millions, donc ils ont le droit à un pourcentage moindre... ?
R - Ce n'est pas sensible. C'est vital ! Encore une fois, il faut se rappeler pourquoi nous avons fait l'Europe. Nous n'avons pas fait l'Europe pour considérer que les uns avaient 80 millions, les autres 60 millions, ou pour l'économie. Nous l'avons faite pour la paix. C'est quelque chose que l'on doit rappeler sans arrêt, à savoir que l'Union européenne est un espace de valeurs. Sous notre Présidence, il y a une chose dont je suis extrêmement fier, c'est que nous soyons à même d'adopter ce qu'on a appelé la Charte des droits fondamentaux des Européens, c'est-à-dire une sorte de référentiel de valeurs, d'acquis moral de l'Union européenne. Au moment où on fait cela, c'est aussi pour rappeler pourquoi nous vivons ensemble. Nous vivons ensemble pour la paix, pour faire respecter nos valeurs, contre la xénophobie, contre le racisme, contre l'antisémitisme, pour l'égalité entre les hommes et les femmes...
Q - Pour cela, il faut l'égalité totale entre la France et l'Allemagne ?
R - Je crois que c'est un des fondements de cela, oui.
Q - Le fait que les Allemands demandent au contraire un déclassement vers le haut, est-ce un signe, et à votre avis de quelle gravité, du fait que l'Europe ne serait plus aussi centrale qu'elle a pu l'être dans la vision politique et stratégique de l'Allemagne ?
R - Encore une fois, je comprends tout à fait cette demande, qui d'ailleurs est plutôt exprimée par des fonctionnaires du ministère des Affaires étrangères allemand que par le Chancelier lui-même. Il s'est exprimé il y a moins d'une semaine et il a expliqué qu'il fallait "tenir compte de", mais je ne l'ai jamais entendu, que ce soit dans une réunion publique ou même privée - on était huit à Rambouillet, on a discuté de façon très ramassée...
Q - A ce moment-là, tout était résolu, nous disait-on à l'époque...
R - Non, pas exactement. Je n'ai jamais entendu le Chancelier dire "je veux avoir plus de voix que la France au Conseil". Je comprends la revendication mais je vous répète que je suis persuadé qu'il n'y aura pas de problème franco-allemand lors du Conseil européen de Nice. Je vous le dis, le Conseil européen peut échouer - c'est vrai que nous sommes dans une situation très délicate - mais il n'échouera pas sur un différend franco-allemand.
Q - Il échouera à cause du Luxembourg ?
R - Non plus. Les principales questions, d'ailleurs, ne sont pas celles-là. Je veux bien y répondre : c'est un sujet qui frappe l'imagination car il s'agit sans doute des fondements de l'Union européenne. Mais le vrai problème est le suivant : quelle est l'extension du champ du vote à la majorité qualifiée dans l'Union européenne ? Je veux bien que l'on parle des rapports de pouvoir, trois voix de plus, trois voix de moins.
Q - Chacun veut garder son veto... On n'est pas sorti de l'auberge...
R - Absolument. C'est là que chacun va devoir faire des efforts.
Q - Alors nous, sur quoi ?
R - Nous, nous avons un point et un point seulement, que nous garderons. C'est l'article 133-5 du Traité de l'Union européenne qui est l'article sur les négociations commerciales multilatérales dans le cadre de l'OMC, en matière de services. Aujourd'hui, la plupart des matières, en matière commerciale multilatérale, sont réglées à la majorité qualifiée. C'est la Commission qui négocie au nom de l'Union européenne, mais l'Union européenne fixe à la Commission un mandat de négociation. Nous souhaitons que, sur certains sujets, ce mandat reste à l'unanimité.
Q - Par exemple ?
R - Par exemple, la diversité culturelle, les services publics. On comprend pourquoi. Car autant nous sommes d'accord sur le fait que le monde doit être ouvert, qu'on doit pouvoir choisir le libre-échange, autant nous tenons à garder une identité culturelle, pas seulement française mais européenne. Je me souviens très bien d'avoir été le représentant français lors du Conseil Affaires générales, le Conseil des ministres, où on a donné son mandat à la Commission pour Seattle. J'étais un peu seul. Heureusement qu'il y avait l'unanimité. Je crois que si nous n'avions pas eu l'unanimité à l'époque, ou plutôt si nous n'avions pas eu cette capacité à dire qu'il fallait l'unanimité, il aurait pu y avoir un démantèlement de nos services publics ou un démantèlement de notre culture.
Q - Tous les pays ont un certain nombre de demandes. Cela fait un joli total de divergences...
R - Oui, mais il faut que chacun fasse un pas et que chacun sache ce qui est de l'intérêt non pas national mais de l'intérêt de l'Europe. On peut garder des points à l'unanimité dès lors que c'est l'intérêt de l'Europe et je suis persuadé que sur celui que je viens d'évoquer, c'est l'intérêt de l'Europe. En revanche, sur d'autres sujets, cela ne paraît pas le cas.
Q - Lesquels par exemple ?
R - Je pense, par exemple, à la fiscalité. En matière de fiscalité, il faut aller vers des formes d'harmonisation. Un des succès de cette Présidence française est d'avoir réussi ce qu'on appelle le " paquet fiscal ", c'est-à-dire qu'après 11 ans d'efforts, on a réussi une harmonisation de la fiscalité de l'épargne. C'est vrai qu'il y a encore des conditions qui devront être remplies, même si c'est un très bon accord. Je crois qu'il faut se féliciter du travail qui a été rempli par Laurent Fabius et aussi des efforts qu'ont fait nos amis luxembourgeois, que vous citiez tout à l'heure, en terme de compromis. C'est quand même extrêmement difficile. Donc, je crois que pour pouvoir avancer davantage dans ce type de matière, il faudrait mieux le vote à la majorité qualifiée. C'est là-dessus que l'on va beaucoup parler à Nice car c'est l'essentiel. Pourquoi ? Parce que je renvoie toujours à l'enjeu de départ : l'élargissement de l'Union européenne. A quinze, on a déjà beaucoup de mal à décider. Mais si on décide sur de nombreuses matières à l'unanimité à quinze, vous imaginez ce qui se passera quand on décidera à trente. N'importe qui, un Slovène - je n'ai rien contre les Slovènes -, un Slovaque, un Monténégrin peut-être un jour, pourra bloquer une décision de ce type-là. Il faut quand même avoir des mécanismes démocratiques. Le vote à la majorité qualifiée, c'est la démocratie européenne. Et je suis, moi, pour la démocratie européenne. J'ajoute que lorsqu'on parle de vote à la majorité qualifiée, il y a un corollaire qui est que le Parlement européen est saisi pour ce qu'on appelle la co-décision, c'est-à-dire qu'il joue son rôle de législateur, et j'y tiens aussi.
Q - Dernièrement, dans une interview au Monde, vous avez dit : "j'aimerais que l'on passe à des formes de fédéralisme budgétaire pour l'Europe". Vous pouvez nous expliquer de quoi il s'agit ?
R - Oui, tout à fait. Là, j'étais un peu sur le long terme. Le fédéralisme c'est le transfert d'un certain nombre de moyens, de ressources, de pouvoirs, à un échelon qui n'est pas l'échelon français, national, mais l'échelon européen. Le fédéralisme signifie qu'un jour, à mon sens - je ne sais pas quand -, on devra changer le budget européen d'échelle. Aujourd'hui, il est bloqué à un certain montant très faible, de 1,27 % de recettes de TVA. Je crois qu'un budget devient fédéral, c'est-à-dire qu'il commence à y avoir une impulsion centrale dès lors que l'on atteint un niveau de 3 %. Le jour où l'Union européenne aura fait sa réforme, où elle aura fait sa mutation, où elle aura acquis sa légitimité, y compris celle de la dépense européenne, il ne sera pas illogique de transférer davantage de ressources, à travers un impôt et donc davantage de dépenses publiques au niveau de l'Européen. C'est cela le fédéralisme budgétaire. C'est pour expliquer une chose : moi, je suis un fédéraliste, je suis membre du Parti socialiste, on en a parlé tout à l'heure, surtout pour les convictions. Les Socialistes sont depuis longtemps fédéralistes, d'un fédéralisme que j'appellerais le fédéralisme d'Etats-Nations, comme Jacques Delors, car il ne peut pas ignorer les réalités nationales, des Etats. A un moment donné, nous devrons envisager une sorte de structure européenne, cette fédération d'Etats-Nations qui soit plus forte qu'elle ne l'est aujourd'hui, qui ait aussi des ressources pour son action.
Q - L'Europe c'est aussi la vie quotidienne. Sur la vache folle, pendant plusieurs mois, il a été difficile d'obtenir un accord au niveau européen pour s'entendre sur la manière de régler cette crise. Et aujourd'hui, on voit cette même Commission qui fait volte-face, qui donne raison à Jacques Chirac finalement...
R - Ou à Jean Glavany peut-être
Q - ... en interdisant l'usage des farines animales. L'Europe a-t-elle vraiment les moyens de contrôler que ces décisions seront appliquées ?
R - Cela me donne l'occasion de dire deux choses. La première, c'est qu'on parle, c'est vrai, beaucoup de la Conférence intergouvernementale, en tous cas vous, les médias et nous, les politiques, car c'est un sujet très important.
Q - Vous nous avez expliqué qu'il est crucial.
R - Il l'est ! C'est un sujet majeur. Mais en même temps, il est un peu ésotérique et du coup, on a oublié à quel point cette Présidence française avait travaillé sur le "paquet fiscal", j'en ai parlé, sur la sécurité maritime, sur le sport, sur les services publics... etc. Et en matière de sécurité alimentaire, j'espère qu'à Nice, nous aurons deux résultats. Premier résultat, il est à peu près obtenu depuis jeudi dernier, où je présidais un Conseil Marché intérieur : c'est la création d'une Agence européenne de sécurité alimentaire qui doit permettre de coordonner, de mettre en réseau les différentes instances nationales, et on voit bien que l'on a besoin de cette coordination. La deuxième, c'est ce qui sera, je l'espère, décidé demain à Bruxelles, dans un Conseil présidé par Jean Glavany, le ministre de l'Agriculture, c'est-à-dire l'interdiction des farines animales. C'est vrai qu'il y a une petite ironie, je glissais doucement là-dessus, sur le fait de constater qu'il y a quelques semaines la Commission disait que cela n'était pas fondé, que certains pays voulaient mettre un embargo sur le buf français, et au final, on dit maintenant que cet embargo est moins justifié.
Q - Jacques Chirac a réussi à convaincre d'abord Lionel Jospin puis la Commission européenne ?
R - Je crois très honnêtement, sans revenir sur ce qu'on disait tout à l'heure, que Lionel Jospin avait déjà son idée sur les farines animales avant que Jacques Chirac n'en parle.
Q - Vous n'êtes pas inquiet de voir que l'Europe agit aussi lentement sur ces questions, qui concernent encore la vie quotidienne, comme la sécurité alimentaire ?
R - Ce ne sont pas des questions simples, sur lesquelles la connaissance scientifique joue quand même un très grand rôle et c'est pour cela que j'insiste sur la création de cette agence de sécurité alimentaire qui doit nous donner certains outils qui peut-être manquent encore, en terme de coordination, d'articulation entre les différentes politiques nationales. C'est fondamental que l'on décide maintenant de la créer.
Q - Vous vous rendez compte que l'on importe encore en France des viandes venues de pays voisins, comme l'Allemagne, l'Italie, avec des animaux qui ont été nourris avec des farines animales. Il y a une disproportion...
R - Quand je faisais part d'une petite ironie sur ce qui s'était passé dans les dernières semaines, c'est que pourquoi a-t-on, à un moment donné, dit haro sur les Français, sur la viande française ? C'est pour une raison très simple : parce que nous avons eu la politique la plus avancée de l'Union européenne, en multipliant les tests. Et avec une maladie aussi grave, malheureusement, quand on cherche, on trouve. D'autres disaient : nous, nous ne trouvons pas. Tout à coup, on s'est aperçu qu'en Allemagne, en Espagne, il y avait des phénomènes identiques...
Q - Le gouvernement est bien calme devant cette situation. Les éleveurs français, eux, constatent qu'on trouve sur les étals des boucheries des viandes venues d'autres pays européens.
R - Bien calme, je ne dirais pas cela. D'une part, nous avons interdit, pour ce qui nous concerne, les farines animales et maintenant, nous avons entraîné l'Europe vers l'interdiction des farines animales. C'est considérable. Et cela a été assez vite. Vous parliez de lenteur. En l'occurrence, le processus a été rapide puisqu'on a assisté à un véritable renversement en moins d'un mois.
Q - Va-t-on assister au même renversement en ce qui concerne la sécurité maritime ? Il y a presqu'un an, c'était le naufrage de l'Erika et le gouvernement français, d'une seule voix, avait alors dit que la réponse était européenne et que la Présidence française allait faire en sorte que l'Europe prenne les mesures nécessaires. Et il y a eu le Ievoli Sun. On a vu que l'on n'avait pas progressé.
R - Non. Vous posez, de toutes façons, une vaste question sur l'Europe qui est celle de ses méthodes de décision, son rythme de décision. C'est vrai qu'elle est trop lourde, trop lente. Mais je pense que là-dessus, la Présidence française aura aussi rempli son contrat à travers ce qu'on appelle un "paquet" de mesures sur la sécurité maritime.
Q - Qui ne sera pas conclu à Nice, donc...
R - Qui sera conclu à Nice. J'espère même qu'il y en aura un deuxième qui sera conclu juste après Nice, dans un Conseil Transports, le 20 décembre, présidé par Jean-Claude Gayssot. J'espère en plus que ces deux paquets seront d'application immédiate, c'est-à-dire que l'on attendra pas les mécaniques parlementaires, législatives pour faire en sorte que cela s'applique immédiatement.
Q - Qu'est-ce qui pourrait être décidé à Nice ?
R - Trois choses. D'abord, faire en sorte que l'on renforce les contrôles sur les navires, qu'on les multiplie. Deuxièmement, que l'on contrôle les contrôleurs, c'est-à-dire ce qu'on appelle les sociétés de classification, de vérification, si vous voulez. Troisièmement, que l'on décide d'interdire, à un horizon à définir que l'on souhaite le plus proche possible, les navires à simple coque, puisque l'Erika en était un, sachant que de toutes façons, nous sommes tout de même confrontés à des phénomènes qui sont naturels et qui peuvent être extrêmement graves puisque le Ievoli Sun était un navire à double coque et qu'il y avait d'autres problèmes. Si on arrive à articuler les trois - contrôle sur navires, contrôle sur les sociétés de classification et interdiction des navires à simple coque - je pense que nous aurons là aussi fait notre travail. J'espère que nous aurons contribué au plan européen à améliorer la sécurité maritime.
Q - Les autorités maritimes auront-elles le droit d'interdire à un navire qui leur paraîtra dangereux de prendre la mer ?
R - Je souhaite que cela soit possible. Vous savez, nous prenons tous, moi en ce moment beaucoup, l'avion. Un avion ne décolle pas sans avoir reçu l'autorisation. Un bateau, si. C'est pour cela que nous voulons prendre ces mesures-là. C'est l'objectif.
Q - Question naïve : si on réussit la réforme des institutions, les décisions seront plus rapides ?
R - Je l'espère et je le crois.
Q - Vous l'espérez mais vous ne pouvez pas en donner l'assurance...
R - Je répète mon message principal : nous voulons un accord et nous voulons un bon accord. Nous le voulons pour deux raisons. La première, c'est cette perspective très importante, historique, de l'élargissement. La deuxième, c'est cette perspective fonctionnelle. Effectivement, dès aujourd'hui, on vient d'en parler, cela fonctionne mais cela pourrait mieux fonctionner. Donc, je souhaite que l'on améliore considérablement le fonctionnement de l'Union européenne. Donc, l'exigence qui est la nôtre, quand je parle d'un bon accord est la suivante : une Europe qui fonctionne mieux telle qu'elle est, et donc, qui décide plus à la majorité, qui soit plus démocratique, qui aille plus vite ; ensuite, une Europe qui soit capable de résister au choc que sera l'élargissement.
Q - Il y aura également à Nice 40 000, 50 000 manifestants...
R - Peut-être plus.
Q - ... qui viendront dire que l'Europe est trop libérale, qu'elle est faite par des technocrates qui ne s'intéressent pas à la vie quotidienne. Tout cela dans la foulée du mouvement de Seattle. Jacques Chirac a dit : ce n'est pas mon problème, c'est celui du gouvernement.
R - Je ne savais pas qu'il avait dit cela. Mais de toutes façons, ces manifestations accompagnent chaque sommet international, quel qu'il soit. Ce sont des manifestations très plurielles : il y a des gens qui sont contre, des gens qui sont pour. Il y aura aussi des Socialistes qui vont militer pour l'intégration de la Charte des droits fondamentaux dans le Traité de l'Union européenne. Je crois qu'il faut être capable de dialoguer avec eux.
Q - Comment ?
R - Il faut organiser des rencontres.
Q - Vous allez en recevoir ?
R - Je pense oui.
Q - C'est un sommet de huit jours qu'il faudra organiser !
R - Non, je ne dis pas que l'on va les inviter au sommet officiel mais je crois qu'il est normal d'avoir un dialogue avec cette partie de la société civile, car cela fait partie des phénomènes d'aujourd'hui. Il faut en tenir compte. Il y a des aspects qui ne sont pas bons, il y en a d'autres qui sont intéressants.
Q - Vous, personnellement, vous aurez le temps de les voir ?
R - Sûrement pas.
Q - Alors qui les verra ?
R - On se débrouillera. Pour le coup, vous parliez de l'Europe des technocrates et des politiques. Moi, je ne parlerai pas des technocrates. L'Europe est faite par les politiques au Conseil européen, le Premier ministre, le président. Elle est faite par les ministres aux Conseils. Mais n'oublions jamais tous ces fonctionnaires de Bruxelles, de Paris et d'ailleurs qui font un travail formidable au sein de cette construction terriblement complexe.
Q - Et qui reçoivent les délégations ?
R - Peut-être.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 5 décembre 2000)
R - Vous ne trouvez pas bien qu'ils se parlent d'homme à homme ? C'est entre quatre yeux, face à face.
Q - Cela a toujours été le cas ?
R - Oui, cela a toujours été d'homme à homme, je ne sais pas pourquoi vous insistez sur cette phrase. Je pense que leurs conversations sont des conversations franches dans lesquelles tout est dit.
Q - Le climat n'a pas changé depuis quelques semaines ?
R - Ecoutez, si c'est uniquement le climat qui vous intéresse, ce climat est viril, mais sérieux.
Q - Chacun ne cherche pas la faute de l'autre ?
R - Je ne crois pas, parce qu'en même temps, je reviens encore une fois à mes responsabilités de ministre des Affaires européennes, dans le domaine que je connais le mieux, c'est à dire celui où je suis amené à travailler avec l'un et avec l'autre. Tout le monde fait preuve d'esprit de responsabilité de telle façon que, par exemple, dans une affaire qui, comme celle la, est déterminante pour l'avenir, la France parle d'une seule voix, la voix à la fois du président de la République, du Premier ministre et du gouvernement.
Q - La politique européenne n'est pas virile ?
R - C'est à dire ?
Q - Vous dites que le climat est viril ?
R - Ce n'est pas un défaut pour moi qu'un climat soit viril. Jacques Chirac est un président de la République qui a été élu en 1995, sur la base d'une majorité de droite. Lionel Jospin est un Premier ministre qui a été élu au nom de la gauche plurielle. A partir de ce moment là, la cohabitation consiste effectivement à les faire exister ensemble, chacun restant sur ses convictions, le tout pour trouver une voix pour la France. Donc il est logique que l'on s'explique. Où est le problème ?
Q - Est-ce que vous pouvez assurer que pour les partenaires européens de la France, cette situation un peu particulière du pouvoir en France, la tension qui est apparue dans la cohabitation, ne sont pas, au fond, perçues comme de nature à fragiliser la France au moment où elle exerce la Présidence européenne ?
R - Sincèrement je ne le crois pas. Vous savez, je suis ministre des Affaires européennes, et donc très en pointe sur cette question pendant notre Présidence. On nous reproche parfois d'être plus vigoureux que faibles.
Q - M. Prodi, le président de la Commission européenne, dit qu'à Nice il y a plus de 50 % de risques d'échec.
R - Son pronostic l'engage, lui. Ce n'est pas le mien, d'ailleurs je ne fais pas de pronostic. J'ai une approche peut-être un peu plus analytique, si vous le permettez. Je crois que nous sommes confrontés, à Nice, à un choix qui est essentiel : quelles institutions pour l'Europe élargie ? C'est cela l'enjeu. C'est un enjeu considérable, parce que l'Union européenne de demain ne sera pas uniquement les quinze économies occidentales que nous connaissons, mais ce sera trente voire trente-cinq pays avec les pays d'Europe centrale et orientale, les fameux PECO, et puis aussi avec les Balkans et peut-être même, un jour, avec la Turquie. La question c'est quel traité politique à Nice pour cette Europe élargie, pour les quinze ou vingt années qui viennent ? Il y a donc un enjeu considérable. A partir de cet enjeu considérable, je constate qu'il y a des divergences d'intérêt, de conceptions, des oppositions entre les pays, qui sont connues. On pourra y revenir peut-être un peu plus si vous le souhaitez. Elles font que cette négociation est une négociation extrêmement difficile. Elle est difficile et importante, je dirais même qu'elle est difficile parce qu'importante. Nous sommes à une semaine, un peu moins même, de ce sommet, la négociation a plus que commencé, mais elle ne s'est pas dénouée. Faire un pronostic, pour moi, n'a pas de sens. Je dis que c'est une négociation difficile, que le succès est nécessaire - il est, je pense, ce que chacun cherchera - mais en même temps, qu'il faut placer la barre à un certain niveau et je répète devant vous que, pour la France, nous souhaitons un accord, mais que mieux vaut pas d'accord du tout qu'un mauvais accord.
(...)
Q - Avant la pause, vous disiez que vous placiez la barre plutôt haut et qu'il fallait mieux pas d'accord qu'un mauvais accord. Vous l'avez déjà répété un certain nombre de fois. Imaginons qu'il n'y ait pas d'accord. Cela veut dire une crise. Que se passe-t-il en Europe ?
R - Ce n'est pas l'hypothèse que je privilégie. Si nous avons décidé de passer à Nice probablement le Conseil européen le plus long de l'histoire de la construction européenne, c'est pour deux raisons : d'abord, parce que nous avons un agenda énorme - il n'y a pas que la CIG, j'espère que l'on parlera d'autres sujets, des sujets de société qui intéressent les Français, la sécurité maritime, la sécurité des transports etc - et ensuite, parce que nous voulons nous donner des chances pour réussir. Moi, je veux réussir à Nice. Nous avons travaillé six mois comme des fous, quinze heures par jour...
Q - Mais si vous tenez un Conseil aussi long, cela veut dire qu'il y a forcément des compromis.
R - Fatalement. Quand je dis "un bon accord", je ne veux pas dire que nous allons imposer aux autres notre vision. Mais je réponds tout de même à votre question : ce n'est pas l'hypothèse que je privilégie...
Q - Mais vous l'envisagez...
R - Forcément... Mais je ne ferais pas, comme M. Prodi, le pronostic que c'est celle qui a plus de 50 % de chances d'arriver. Mais c'est vrai qu'un non-accord - et il faut que chacun ait cela en tête au moment d'entrer dans les négociations, d'entrer dans le Conseil européen - aurait des conséquences graves pour l'Union européenne, dont les institutions ne seraient pas réformées, et donc qui ne pourrait pas fonctionner comme elle doit. Il aurait aussi des conséquences sérieuses pour l'élargissement. Il y aurait à ce moment-là un débat sur : quand ? Comment fait-on ? Donc, j'insiste, encore une fois, sur l'enjeu essentiel pour l'Union européenne de ce rendez-vous européen de Nice. Essentiel, mais pas vital, car l'Union européenne continuera à fonctionner. Mais Nice est le rendez-vous le plus marquant de la décennie.
Q - Autour de ces questions, on voit bien qu'une nouvelle fois, il y a une sorte de séparation avec ceux qu'on appelle, de manière un peu ironique, les "petits" pays, qui veulent conserver leurs prérogatives, car ils existent à travers l'Europe et qu'ils se méfient de la tutelle que pourraient exercer les pays plus importants, comme la France, l'Allemagne, la Grande-Bretagne ou l'Espagne... Comment régler cette question ?
R - D'abord, je crois que l'opposition entre "petits" et "grands" pays est factice et artificielle. Vous savez, quand on regarde l'histoire, on voit que l'Europe est faite de nations qui ont successivement dominé ce qui était à l'époque le monde : les Portugais, les Vikings, les Néerlandais ont une histoire qui n'a pas grand chose à envier à celle des Espagnols, des Français ou des Britanniques, et je ne parle pas des Allemands. Donc, il n'y a ni petits ni grands pays. Il y a des pays qui sont plus ou moins peuplés, il faut en tenir compte car malgré tout, il serait absurde de mettre, par exemple, l'Italie, la France et l'Allemagne, c'est-à-dire 200 millions d'habitants - sur les 300 millions de l'Union européenne d'aujourd'hui, sur les 400 millions de demain - en minorité. Il est important qu'il y ait des mécanismes de blocage. En même temps, il faut faire leur place aux petits pays. Je signalerai même qu'aujourd'hui ce sont les "petits" pays qui sont surreprésentés par rapport aux "grands", surreprésentés en termes de voix au Conseil, c'est-à-dire la réunion des ministres, et ils ont un commissaire au sein de la Commission. Nous sommes prêts à renoncer d'ailleurs à un de nos commissaires et il faut arriver à un équilibre. Donc, je ne crois pas à cette opposition "petits" - "grands". De plus, nous ne voulons pas d'un directoire, mais nous voulons une Union européenne qui reste européenne, égale en droits et en devoirs.
Q - Pourtant, ils sont révoltés. Ils disent qu'ils ne renonceront jamais à un représentant à la Commission européenne. Pourquoi sont-ils révoltés ? Qu'a fait la France pendant sa Présidence, arrogante dit-on ?
R - Oui, j'ai vu cela. Si vous voulez, là on est vraiment dans le dictionnaire des idées reçues, les stéréotypes. D'ailleurs, j'ai constaté que moi-même, on me traitait d'arrogant et je suis devenu un stéréotype national à moi tout seul.
Q - Oui, parce que vous lisez le journal, parait-il, pendant qu'on vous parle.
R - Non, je lis parfois, quand je suis au Parlement européen et que les Parlementaires m'interrogent, l'annuaire du Parlement européen pour voir à qui j'ai affaire. C'est quand même plus sympathique de pouvoir répondre de façon personnalisée. Mais on sait bien que le Français est arrogant, l'Italien est rusé et un peu paresseux, le Britannique est flegmatique et l'Allemand est rigoureux. Ce sont des stéréotypes et sortons-en, si vous le voulez bien. Qu'est-ce qui caractérise un pays comme la France dans cette situation-là ? La France est un peu sur la ligne de crête. Notre rôle, en tant que Présidence, est double. Nous devons donner des idées, des impulsions, sinon nous ne serions pas à la hauteur de notre rôle. En même temps, nous devons trouver des compromis, c'est-à-dire tenir compte des uns et des autres. Je vais prendre un exemple concret, précis, qui est le point justement sur lequel se cristallise ce débat entre les "petits" et les "grands" pays : la Commission européenne. C'est l'organe d'impulsion, de gestion de l'Union européenne, c'est un organe qui ne représente les nations. Elle compte aujourd'hui vingt membres. Un commissaire pour chacun des pays et deux commissaires pour les cinq pays les plus peuplés, ceux qu'on appelle les grands pays. Nous proposons de faire en sorte que cette Commission soit ramassée, réduite pour être efficace et donc de renoncer à un commissaire, voire à deux commissaires. Ce n'est pas quelque chose qui défavorise les "petits" pays. Cela veut dire que nous serions demain dans cette Commission avec ce qu'on appelle une rotation égalitaire dans une situation exactement identique au Luxembourg. Le Luxembourg égale l'Allemagne, égale la France.
Q - Quand vous leur dites cela, pourquoi ne marchent-ils pas ?
R - Parce qu'ils ont justement une conception, certains d'entre eux en tous cas, de leur représentation à travers la Commission. Là, je crois que c'est une erreur de conception. La Commission, telle qu'elle existe depuis le début, est un organe, comme on dit, supranational. En tous cas, c'est un organe qui ne représente pas les nations, les gouvernements, qui sont représentés dans le Conseil des ministres. La Commission doit être la garante de l'intérêt général européen, la gardienne des traités. Pour être efficace, elle a besoin d'être resserrée. Un gouvernement où il y a trente-cinq membres, et qui en plus représentent trente-cinq nations, ne peut pas marcher. Je crois qu'ils commettent un contresens et nous le leur disons. Si la Commission est très nombreuse, si on élargit à 28 d'abord, puis à 30-35 avec les Balkans, et qu'on conserve un commissaire par Etat membre, à la fin, c'est vrai, ils auront un commissaire pour cette Commission mais il n'y aura plus de Commission du tout car personne ne l'écoutera.
Q - Cela veut dire que le commissaire de tel pays est le représentant de ce pays...
R - Ce n'est pas le cas. Je peux vous le garantir. Je peux vous assurer que les commissaires français, Michel Barnier et Pascal Lamy, ne viennent pas tous les matins dans mon bureau pour me demander des conseils et encore moins des ordres. Ce n'est pas comme ça que cela marche.
Q - En ce qui concerne le poids des différents membres de l'Union au sein des organes collectifs, c'est-à-dire du Conseil, vous avez évoqué tout à l'heure la nécessité de tenir compte de la démographie, opposant d'un côté France, Italie, Angleterre, Allemagne - 200 millions à eux quatre - et les autres. Mais lorsqu'il s'agit de la France et de l'Allemagne et que l'Allemagne fait la même demande, c'est-à-dire qu'on tient compte du fait qu'elle a plus d'habitants, la France ne veut alors plus entendre parler de démographie. Pourquoi ?
R - Je peux faire un peu d'histoire ? Car là, nous sommes dans l'histoire. Je comprends tout à fait les arguments de certains diplomates allemands qui disent que l'Allemagne a une population plus importante que la nôtre - 80 millions par rapport à 60 millions - et donc, que l'Allemagne doit avoir plus de voix que nous. Mais il faut revenir aux fondements, en 1950. J'ai trouvé dans les Mémoires de Jean Monnet des choses très intéressantes, une rencontre entre Jean Monnet qui était le père fondateur l'Europe et le Chancelier Adenauer. Jean Monnet lui disait : nous devons faire l'Europe pour faire la réconciliation et que la France inclue, ou non, ce qu'on appelait à l'époque l'Union française, que l'Allemagne soit, ou non, réunifiée, nous devons faire en sorte que l'Allemagne égale la France. Le Chancelier Adenauer lui répondait qu'il était pour une égalité totale et perpétuelle entre la France et l'Allemagne. Autrement dit, pour moi, c'est un élément philosophique, un élément du pacte fondateur de l'Union européenne. Donc, rien ne justifie ce qu'on appelle ce décrochage, c'est-à-dire que tout à coup l'Allemagne se mette à avoir plus de voix que la France et je vous rappellerai d'ailleurs que la différence démographique existe depuis l'origine. Je cite des chiffres. En 1951, quand on a créé la première communauté, celle du charbon et de l'acier, la France avait 40,5 millions d'habitants et l'Allemagne avait 50 millions. Même chose en 1957.
Q - Pourquoi alors M. Schröder a-t-il envie de décrocher ?
R - Parce qu'il faut comprendre que l'Europe a en effet changé, que l'Allemagne a changé. Nous ne sommes plus exactement dans la même phase de notre histoire et, entre le transfert de la capitale à Berlin - alors que jusqu'à présent nous avions affaire à une Allemagne qui était une Allemagne de l'Ouest dont la capitale était à Bonn - la réunification qui est pour les Allemands, et pour nous tous d'ailleurs, un phénomène très important et qui déplace le centre de gravité de l'Europe, le changement de générations - nous avons des dirigeants tant en France qu'en Allemagne qui n'ont pas vécu la période de la guerre, je crois que le Chancelier Schröder est né en 1944, donc il n'est pas imprégné de cette mystique-là -, il y a cette tentation, cette volonté d'affirmation nationale que je ne critique pas et que je comprends. Mais notre rôle est de rappeler les fondements politiques, philosophiques, historiques de l'Union européenne qui est plus, encore une fois, qu'une collection de démographies.
Q - Justement, vous rappelez des propos qui ont été tenus en 1951, c'est-à-dire voilà près de 50 ans, sur les décombres de la Seconde guerre mondiale. Depuis, François Mitterrand et Helmut Kohl se sont tenus par la main à Verdun, on nous vante, à tout bout de champ, l'amitié franco-allemande...
R - Qui est très forte.
Q - On en est encore là, à autant de méfiance et de prudence entre les deux pays ?
R - Je crois qu'il n'y a ni méfiance, ni prudence. La relation franco-allemande, et je l'ai dit, est différente de celle du début car la situation n'est pas la même. C'est vrai que nous n'avons pas besoin de nous réconcilier. Cela fait 50 ans que l'on vit ensemble. Nous ne sommes pas un jeune couple, nous sommes un vieux couple avec des phénomènes d'accoutumance que cela peut parfois amener...
Q - Mais le couple a besoin de se dire régulièrement qu'il s'aime...
R - Oui, on a besoin de se dire régulièrement qu'on s'aime... absolument. Et puis, on fait tellement de choses ensemble : la défense, la justice...
Q - Les relations franco-allemandes sont si sensibles pour qu'on puisse dire : nous sommes 80 millions, ils sont 60 millions, donc ils ont le droit à un pourcentage moindre... ?
R - Ce n'est pas sensible. C'est vital ! Encore une fois, il faut se rappeler pourquoi nous avons fait l'Europe. Nous n'avons pas fait l'Europe pour considérer que les uns avaient 80 millions, les autres 60 millions, ou pour l'économie. Nous l'avons faite pour la paix. C'est quelque chose que l'on doit rappeler sans arrêt, à savoir que l'Union européenne est un espace de valeurs. Sous notre Présidence, il y a une chose dont je suis extrêmement fier, c'est que nous soyons à même d'adopter ce qu'on a appelé la Charte des droits fondamentaux des Européens, c'est-à-dire une sorte de référentiel de valeurs, d'acquis moral de l'Union européenne. Au moment où on fait cela, c'est aussi pour rappeler pourquoi nous vivons ensemble. Nous vivons ensemble pour la paix, pour faire respecter nos valeurs, contre la xénophobie, contre le racisme, contre l'antisémitisme, pour l'égalité entre les hommes et les femmes...
Q - Pour cela, il faut l'égalité totale entre la France et l'Allemagne ?
R - Je crois que c'est un des fondements de cela, oui.
Q - Le fait que les Allemands demandent au contraire un déclassement vers le haut, est-ce un signe, et à votre avis de quelle gravité, du fait que l'Europe ne serait plus aussi centrale qu'elle a pu l'être dans la vision politique et stratégique de l'Allemagne ?
R - Encore une fois, je comprends tout à fait cette demande, qui d'ailleurs est plutôt exprimée par des fonctionnaires du ministère des Affaires étrangères allemand que par le Chancelier lui-même. Il s'est exprimé il y a moins d'une semaine et il a expliqué qu'il fallait "tenir compte de", mais je ne l'ai jamais entendu, que ce soit dans une réunion publique ou même privée - on était huit à Rambouillet, on a discuté de façon très ramassée...
Q - A ce moment-là, tout était résolu, nous disait-on à l'époque...
R - Non, pas exactement. Je n'ai jamais entendu le Chancelier dire "je veux avoir plus de voix que la France au Conseil". Je comprends la revendication mais je vous répète que je suis persuadé qu'il n'y aura pas de problème franco-allemand lors du Conseil européen de Nice. Je vous le dis, le Conseil européen peut échouer - c'est vrai que nous sommes dans une situation très délicate - mais il n'échouera pas sur un différend franco-allemand.
Q - Il échouera à cause du Luxembourg ?
R - Non plus. Les principales questions, d'ailleurs, ne sont pas celles-là. Je veux bien y répondre : c'est un sujet qui frappe l'imagination car il s'agit sans doute des fondements de l'Union européenne. Mais le vrai problème est le suivant : quelle est l'extension du champ du vote à la majorité qualifiée dans l'Union européenne ? Je veux bien que l'on parle des rapports de pouvoir, trois voix de plus, trois voix de moins.
Q - Chacun veut garder son veto... On n'est pas sorti de l'auberge...
R - Absolument. C'est là que chacun va devoir faire des efforts.
Q - Alors nous, sur quoi ?
R - Nous, nous avons un point et un point seulement, que nous garderons. C'est l'article 133-5 du Traité de l'Union européenne qui est l'article sur les négociations commerciales multilatérales dans le cadre de l'OMC, en matière de services. Aujourd'hui, la plupart des matières, en matière commerciale multilatérale, sont réglées à la majorité qualifiée. C'est la Commission qui négocie au nom de l'Union européenne, mais l'Union européenne fixe à la Commission un mandat de négociation. Nous souhaitons que, sur certains sujets, ce mandat reste à l'unanimité.
Q - Par exemple ?
R - Par exemple, la diversité culturelle, les services publics. On comprend pourquoi. Car autant nous sommes d'accord sur le fait que le monde doit être ouvert, qu'on doit pouvoir choisir le libre-échange, autant nous tenons à garder une identité culturelle, pas seulement française mais européenne. Je me souviens très bien d'avoir été le représentant français lors du Conseil Affaires générales, le Conseil des ministres, où on a donné son mandat à la Commission pour Seattle. J'étais un peu seul. Heureusement qu'il y avait l'unanimité. Je crois que si nous n'avions pas eu l'unanimité à l'époque, ou plutôt si nous n'avions pas eu cette capacité à dire qu'il fallait l'unanimité, il aurait pu y avoir un démantèlement de nos services publics ou un démantèlement de notre culture.
Q - Tous les pays ont un certain nombre de demandes. Cela fait un joli total de divergences...
R - Oui, mais il faut que chacun fasse un pas et que chacun sache ce qui est de l'intérêt non pas national mais de l'intérêt de l'Europe. On peut garder des points à l'unanimité dès lors que c'est l'intérêt de l'Europe et je suis persuadé que sur celui que je viens d'évoquer, c'est l'intérêt de l'Europe. En revanche, sur d'autres sujets, cela ne paraît pas le cas.
Q - Lesquels par exemple ?
R - Je pense, par exemple, à la fiscalité. En matière de fiscalité, il faut aller vers des formes d'harmonisation. Un des succès de cette Présidence française est d'avoir réussi ce qu'on appelle le " paquet fiscal ", c'est-à-dire qu'après 11 ans d'efforts, on a réussi une harmonisation de la fiscalité de l'épargne. C'est vrai qu'il y a encore des conditions qui devront être remplies, même si c'est un très bon accord. Je crois qu'il faut se féliciter du travail qui a été rempli par Laurent Fabius et aussi des efforts qu'ont fait nos amis luxembourgeois, que vous citiez tout à l'heure, en terme de compromis. C'est quand même extrêmement difficile. Donc, je crois que pour pouvoir avancer davantage dans ce type de matière, il faudrait mieux le vote à la majorité qualifiée. C'est là-dessus que l'on va beaucoup parler à Nice car c'est l'essentiel. Pourquoi ? Parce que je renvoie toujours à l'enjeu de départ : l'élargissement de l'Union européenne. A quinze, on a déjà beaucoup de mal à décider. Mais si on décide sur de nombreuses matières à l'unanimité à quinze, vous imaginez ce qui se passera quand on décidera à trente. N'importe qui, un Slovène - je n'ai rien contre les Slovènes -, un Slovaque, un Monténégrin peut-être un jour, pourra bloquer une décision de ce type-là. Il faut quand même avoir des mécanismes démocratiques. Le vote à la majorité qualifiée, c'est la démocratie européenne. Et je suis, moi, pour la démocratie européenne. J'ajoute que lorsqu'on parle de vote à la majorité qualifiée, il y a un corollaire qui est que le Parlement européen est saisi pour ce qu'on appelle la co-décision, c'est-à-dire qu'il joue son rôle de législateur, et j'y tiens aussi.
Q - Dernièrement, dans une interview au Monde, vous avez dit : "j'aimerais que l'on passe à des formes de fédéralisme budgétaire pour l'Europe". Vous pouvez nous expliquer de quoi il s'agit ?
R - Oui, tout à fait. Là, j'étais un peu sur le long terme. Le fédéralisme c'est le transfert d'un certain nombre de moyens, de ressources, de pouvoirs, à un échelon qui n'est pas l'échelon français, national, mais l'échelon européen. Le fédéralisme signifie qu'un jour, à mon sens - je ne sais pas quand -, on devra changer le budget européen d'échelle. Aujourd'hui, il est bloqué à un certain montant très faible, de 1,27 % de recettes de TVA. Je crois qu'un budget devient fédéral, c'est-à-dire qu'il commence à y avoir une impulsion centrale dès lors que l'on atteint un niveau de 3 %. Le jour où l'Union européenne aura fait sa réforme, où elle aura fait sa mutation, où elle aura acquis sa légitimité, y compris celle de la dépense européenne, il ne sera pas illogique de transférer davantage de ressources, à travers un impôt et donc davantage de dépenses publiques au niveau de l'Européen. C'est cela le fédéralisme budgétaire. C'est pour expliquer une chose : moi, je suis un fédéraliste, je suis membre du Parti socialiste, on en a parlé tout à l'heure, surtout pour les convictions. Les Socialistes sont depuis longtemps fédéralistes, d'un fédéralisme que j'appellerais le fédéralisme d'Etats-Nations, comme Jacques Delors, car il ne peut pas ignorer les réalités nationales, des Etats. A un moment donné, nous devrons envisager une sorte de structure européenne, cette fédération d'Etats-Nations qui soit plus forte qu'elle ne l'est aujourd'hui, qui ait aussi des ressources pour son action.
Q - L'Europe c'est aussi la vie quotidienne. Sur la vache folle, pendant plusieurs mois, il a été difficile d'obtenir un accord au niveau européen pour s'entendre sur la manière de régler cette crise. Et aujourd'hui, on voit cette même Commission qui fait volte-face, qui donne raison à Jacques Chirac finalement...
R - Ou à Jean Glavany peut-être
Q - ... en interdisant l'usage des farines animales. L'Europe a-t-elle vraiment les moyens de contrôler que ces décisions seront appliquées ?
R - Cela me donne l'occasion de dire deux choses. La première, c'est qu'on parle, c'est vrai, beaucoup de la Conférence intergouvernementale, en tous cas vous, les médias et nous, les politiques, car c'est un sujet très important.
Q - Vous nous avez expliqué qu'il est crucial.
R - Il l'est ! C'est un sujet majeur. Mais en même temps, il est un peu ésotérique et du coup, on a oublié à quel point cette Présidence française avait travaillé sur le "paquet fiscal", j'en ai parlé, sur la sécurité maritime, sur le sport, sur les services publics... etc. Et en matière de sécurité alimentaire, j'espère qu'à Nice, nous aurons deux résultats. Premier résultat, il est à peu près obtenu depuis jeudi dernier, où je présidais un Conseil Marché intérieur : c'est la création d'une Agence européenne de sécurité alimentaire qui doit permettre de coordonner, de mettre en réseau les différentes instances nationales, et on voit bien que l'on a besoin de cette coordination. La deuxième, c'est ce qui sera, je l'espère, décidé demain à Bruxelles, dans un Conseil présidé par Jean Glavany, le ministre de l'Agriculture, c'est-à-dire l'interdiction des farines animales. C'est vrai qu'il y a une petite ironie, je glissais doucement là-dessus, sur le fait de constater qu'il y a quelques semaines la Commission disait que cela n'était pas fondé, que certains pays voulaient mettre un embargo sur le buf français, et au final, on dit maintenant que cet embargo est moins justifié.
Q - Jacques Chirac a réussi à convaincre d'abord Lionel Jospin puis la Commission européenne ?
R - Je crois très honnêtement, sans revenir sur ce qu'on disait tout à l'heure, que Lionel Jospin avait déjà son idée sur les farines animales avant que Jacques Chirac n'en parle.
Q - Vous n'êtes pas inquiet de voir que l'Europe agit aussi lentement sur ces questions, qui concernent encore la vie quotidienne, comme la sécurité alimentaire ?
R - Ce ne sont pas des questions simples, sur lesquelles la connaissance scientifique joue quand même un très grand rôle et c'est pour cela que j'insiste sur la création de cette agence de sécurité alimentaire qui doit nous donner certains outils qui peut-être manquent encore, en terme de coordination, d'articulation entre les différentes politiques nationales. C'est fondamental que l'on décide maintenant de la créer.
Q - Vous vous rendez compte que l'on importe encore en France des viandes venues de pays voisins, comme l'Allemagne, l'Italie, avec des animaux qui ont été nourris avec des farines animales. Il y a une disproportion...
R - Quand je faisais part d'une petite ironie sur ce qui s'était passé dans les dernières semaines, c'est que pourquoi a-t-on, à un moment donné, dit haro sur les Français, sur la viande française ? C'est pour une raison très simple : parce que nous avons eu la politique la plus avancée de l'Union européenne, en multipliant les tests. Et avec une maladie aussi grave, malheureusement, quand on cherche, on trouve. D'autres disaient : nous, nous ne trouvons pas. Tout à coup, on s'est aperçu qu'en Allemagne, en Espagne, il y avait des phénomènes identiques...
Q - Le gouvernement est bien calme devant cette situation. Les éleveurs français, eux, constatent qu'on trouve sur les étals des boucheries des viandes venues d'autres pays européens.
R - Bien calme, je ne dirais pas cela. D'une part, nous avons interdit, pour ce qui nous concerne, les farines animales et maintenant, nous avons entraîné l'Europe vers l'interdiction des farines animales. C'est considérable. Et cela a été assez vite. Vous parliez de lenteur. En l'occurrence, le processus a été rapide puisqu'on a assisté à un véritable renversement en moins d'un mois.
Q - Va-t-on assister au même renversement en ce qui concerne la sécurité maritime ? Il y a presqu'un an, c'était le naufrage de l'Erika et le gouvernement français, d'une seule voix, avait alors dit que la réponse était européenne et que la Présidence française allait faire en sorte que l'Europe prenne les mesures nécessaires. Et il y a eu le Ievoli Sun. On a vu que l'on n'avait pas progressé.
R - Non. Vous posez, de toutes façons, une vaste question sur l'Europe qui est celle de ses méthodes de décision, son rythme de décision. C'est vrai qu'elle est trop lourde, trop lente. Mais je pense que là-dessus, la Présidence française aura aussi rempli son contrat à travers ce qu'on appelle un "paquet" de mesures sur la sécurité maritime.
Q - Qui ne sera pas conclu à Nice, donc...
R - Qui sera conclu à Nice. J'espère même qu'il y en aura un deuxième qui sera conclu juste après Nice, dans un Conseil Transports, le 20 décembre, présidé par Jean-Claude Gayssot. J'espère en plus que ces deux paquets seront d'application immédiate, c'est-à-dire que l'on attendra pas les mécaniques parlementaires, législatives pour faire en sorte que cela s'applique immédiatement.
Q - Qu'est-ce qui pourrait être décidé à Nice ?
R - Trois choses. D'abord, faire en sorte que l'on renforce les contrôles sur les navires, qu'on les multiplie. Deuxièmement, que l'on contrôle les contrôleurs, c'est-à-dire ce qu'on appelle les sociétés de classification, de vérification, si vous voulez. Troisièmement, que l'on décide d'interdire, à un horizon à définir que l'on souhaite le plus proche possible, les navires à simple coque, puisque l'Erika en était un, sachant que de toutes façons, nous sommes tout de même confrontés à des phénomènes qui sont naturels et qui peuvent être extrêmement graves puisque le Ievoli Sun était un navire à double coque et qu'il y avait d'autres problèmes. Si on arrive à articuler les trois - contrôle sur navires, contrôle sur les sociétés de classification et interdiction des navires à simple coque - je pense que nous aurons là aussi fait notre travail. J'espère que nous aurons contribué au plan européen à améliorer la sécurité maritime.
Q - Les autorités maritimes auront-elles le droit d'interdire à un navire qui leur paraîtra dangereux de prendre la mer ?
R - Je souhaite que cela soit possible. Vous savez, nous prenons tous, moi en ce moment beaucoup, l'avion. Un avion ne décolle pas sans avoir reçu l'autorisation. Un bateau, si. C'est pour cela que nous voulons prendre ces mesures-là. C'est l'objectif.
Q - Question naïve : si on réussit la réforme des institutions, les décisions seront plus rapides ?
R - Je l'espère et je le crois.
Q - Vous l'espérez mais vous ne pouvez pas en donner l'assurance...
R - Je répète mon message principal : nous voulons un accord et nous voulons un bon accord. Nous le voulons pour deux raisons. La première, c'est cette perspective très importante, historique, de l'élargissement. La deuxième, c'est cette perspective fonctionnelle. Effectivement, dès aujourd'hui, on vient d'en parler, cela fonctionne mais cela pourrait mieux fonctionner. Donc, je souhaite que l'on améliore considérablement le fonctionnement de l'Union européenne. Donc, l'exigence qui est la nôtre, quand je parle d'un bon accord est la suivante : une Europe qui fonctionne mieux telle qu'elle est, et donc, qui décide plus à la majorité, qui soit plus démocratique, qui aille plus vite ; ensuite, une Europe qui soit capable de résister au choc que sera l'élargissement.
Q - Il y aura également à Nice 40 000, 50 000 manifestants...
R - Peut-être plus.
Q - ... qui viendront dire que l'Europe est trop libérale, qu'elle est faite par des technocrates qui ne s'intéressent pas à la vie quotidienne. Tout cela dans la foulée du mouvement de Seattle. Jacques Chirac a dit : ce n'est pas mon problème, c'est celui du gouvernement.
R - Je ne savais pas qu'il avait dit cela. Mais de toutes façons, ces manifestations accompagnent chaque sommet international, quel qu'il soit. Ce sont des manifestations très plurielles : il y a des gens qui sont contre, des gens qui sont pour. Il y aura aussi des Socialistes qui vont militer pour l'intégration de la Charte des droits fondamentaux dans le Traité de l'Union européenne. Je crois qu'il faut être capable de dialoguer avec eux.
Q - Comment ?
R - Il faut organiser des rencontres.
Q - Vous allez en recevoir ?
R - Je pense oui.
Q - C'est un sommet de huit jours qu'il faudra organiser !
R - Non, je ne dis pas que l'on va les inviter au sommet officiel mais je crois qu'il est normal d'avoir un dialogue avec cette partie de la société civile, car cela fait partie des phénomènes d'aujourd'hui. Il faut en tenir compte. Il y a des aspects qui ne sont pas bons, il y en a d'autres qui sont intéressants.
Q - Vous, personnellement, vous aurez le temps de les voir ?
R - Sûrement pas.
Q - Alors qui les verra ?
R - On se débrouillera. Pour le coup, vous parliez de l'Europe des technocrates et des politiques. Moi, je ne parlerai pas des technocrates. L'Europe est faite par les politiques au Conseil européen, le Premier ministre, le président. Elle est faite par les ministres aux Conseils. Mais n'oublions jamais tous ces fonctionnaires de Bruxelles, de Paris et d'ailleurs qui font un travail formidable au sein de cette construction terriblement complexe.
Q - Et qui reçoivent les délégations ?
R - Peut-être.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 5 décembre 2000)