Interview de M. Dominique de Villepin, Premier ministre, à CNN le 29 novembre 2005, sur les violences dans les banlieues, le programme de lutte contre les discriminations et d'insertion professionnelle pour les jeunes issus de l'immigration, et sur la situation au Proche-Orient.

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Circonstance : Violences urbaines dans les banlieues depuis le 27 octobre 2005

Média : CNN

Texte intégral

Christiane Amanpour, correspondante internationale en chef à CNN :
J'aimerais tout d'abord vous remercier d'être avec nous aujourd'hui,
Monsieur le Premier Ministre ; êtes-vous d'accord pour dire que la
France connaît un malaise (N.D.T. :en francais dans le texte) social
très sérieux qui requiert des solutions, des actions énergiques ?
Dominique de Villepin, Premier Ministre : Oui, tout à fait. Nous avons
connu une agitation sociale importante et grave : il y a eu plus de
9000 voitures brûlées, environ 130 policiers ont été blessés et une
centaine de bâtiments publics ont été endommagés au cours de cette
période, pendant ces deux semaines de troubles.
Christiane Amanpour : Vous savez qu'après l'ouragan Katrina qui a
frappé les Etats-Unis, de nombreuses personnes ont dit que cela avait
dévoilé la pauvreté et le racisme qui existent aux Etats-Unis. Beaucoup
de personnes l'ont dit en France ... et dans le monde entier. Beaucoup
de personnes également ont dit que les émeutes dans les ghettos, ou si
vous préférez... dans les banlieues...
Dominique de Villepin, Premier Ministre : Je ne suis pas certain que
vous puissiez les qualifier d'émeutes. C'est très différent de la
situation que vous avez connue par exemple en 1992 à Los Angeles. A
cette époque, vous avez eu 54 morts et 2000 blessés. En France, pendant
ces deux semaines d'agitation, personne n'a trouvé la mort. Je pense
donc pas que vous ne pouvez pas comparer cette agitation sociale avec
quelque émeute que ce soit.
Christiane Amanpour : Comment les appelleriez-vous alors ?
Dominique de Villepin, Premier Ministre : De l'agitation sociale. Vous
devez aussi savoir qu'il n'y pas eu d'armes dans la rue. Pas d'adultes
: mais pour la plupart, des jeunes entre 12 et 20 ans.. il s'agit donc
d'un mouvement bien spécifique.
Christiane Amanpour : Beaucoup ont prétendu que ce mouvement spécifique
ou cette agitation sociale était dû au chômage de masse qui touche
spécialement les jeunes...
Dominique de Villepin, Premier Ministre : Le taux de chômage pour eux
est à peu près le double de ce qu'il est pour le reste du pays.
Christiane Amanpour : Ce qui est énorme...
Dominique de Villepin, Premier Ministre : Oui, certes...
Christiane Amanpour : ... du fait de la pauvreté et du racisme...
Dominique de Villepin, Premier Ministre : Il y a un sentiment de
discrimination : très souvent, les personnes issues de la seconde
génération de l'immigration ne connaissent pas leur pays d'origine. Ils
n'ont pas les même liens avec la France que leurs parents qui avaient
choisi de venir vivre et travailler ici. Ainsi, comme l'a formulé
Jacques Chirac, le Président de la République , il y a un certain
manque d'identité.
Christiane Amanpour : En ce qui concerne l'identité, de nombreuses
personnes nous ont dit qu'on leur demandait d'être français dans
l'esprit de la république mais que le Gouvernement français ne les
aimait pas, ne s'occupait pas d'eux, ni se préoccupait pas suffisamment
de savoir s'ils avaient les mêmes chances dans un pays où l'on parle
constamment d'égalité (N.D.T. : en français dans le texte).
Dominique de Villepin, Premier Ministre : Je pense que nous devrions
reconnaître que nous n'en avons pas fait assez pendant toutes ces
dernières années et ces décennies. Nous devons être conscients de la
situation. Nous devons reconnaître - et il est très important de
comprendre aussi la nature réelle de ces mouvements - qu'il n'y pas de
fondement religieux ou ethnique à ce mouvement, comme cela est le cas
dans d'autres parties du monde. Mais il est certain que le sentiment de
discrimination, l'impression de n'avoir peut-être pas les mêmes
chances... mais ce qui est intéressant, c'est que la plupart de ces
jeunes veulent être Français à 100 %. Ils veulent avoir les mêmes
chances. C'est donc notre objectif de répondre à leurs demandes et de
faire en sorte de satisfaire, dans une bien plus grande mesure et de
façon prioritaire, aux besoins en terme de logement, d'éducation,
d'emploi ; et cela va être à l'ordre du jour de notre gouvernement pour
les semaines et les mois à venir.
Christiane Amanpour : La majorité de ces personnes qui vivent dans les
banlieues sont des Noirs ou des Nord-africains. Et ils estiment que non
seulement ils n'ont aucune chance de s'en sortir, mais qu'il n'existe
pas non plus de modèles pour eux. Les minorités ne sont pas
représentées dans votre parlement, ni dans vos organes de presse...
Dominique de Villepin, Premier Ministre : Mais ils ne veulent pas être
identifiés comme tels... Ils ne veulent pas être identifiés comme
musulmans, ou comme Noirs ou comme personnes originaires d'Afrique du
Nord. Ils veulent être identifiés comme français et ils veulent avoir
les mêmes chances au cours de leur vie.
Christiane Amanpour : Alors, qu'est-ce que vous dites à quelqu'un qui
s'appelle Mohammed et qui sait que même s'il a les meilleurs diplômes
de la Sorbonne, son C. V. sera rejeté 5 fois plus souvent que celui de
quelqu'un qui s'appelle François, c'est un état de fait.
Dominique de Villepin, Premier Ministre : Eh bien, la première question
s'adresse à tout un chacun dans ce pays . Nous devons répondre à cette
question et essayer de la résoudre. Personne ne peut accepter cet état
de choses. Cela ne doit pas être une fatalité. Nous voulons faire
changer cette mentalité. Et il y a déjà eu de très nombreuses
initiatives. Regardez par exemple du côté des entreprises : de très
nombreuses entreprises françaises ont décidé d'avoir un recrutement
plus diversifié. Ainsi les choses devraient changer : nous avons pris
de nombreuses décisions au cours des années passées. Par exemple un
Curriculum Vitae anonyme qui permet à l'entreprise de sélectionner des
personnes sans référence à leur race ou à leur religion. Je pense donc
que c'est une question de mobilisation dans le pays si l'on veut
garantir que les discriminations ne seront pas tolérées. Le Président
Chirac a décidé de créer une haute autorité contre la discrimination et
pour l'égalité des chances. Et cette autorité pourra infliger des
sanctions à ceux qui n'auront pas respecté notre code républicain.
Christiane Amanpour : Est-ce une sorte de discrimination positive ?
Dominique de Villepin, Premier Ministre : Non, il y a une grande
différence entre...ce que nous défendons dans notre république, à
savoir l'égalité des chances, et la discrimination positive. Les
mesures de discrimination positive visent souvent à prendre en compte
la race et la religion. Dans notre pays, tous les citoyens sont égaux
et nous ne voulons pas prendre en compte la couleur de la peau ou la
religion. Mais nous voulons prendre en compte les difficultés que
chacun peut rencontrer. Nous voulons donc aider chacun sur la base de
ses propres difficultés. C'est pourquoi nous allons lancer un important
programme pour venir davantage en aide à ces quartiers qui sont
confrontés à des difficultés, en matière d'enseignement par exemple.
Cela veut dire que nous allons aider spécifiquement chaque école de ces
quartiers pour aider les jeunes qui peut-être ne maîtrisent pas aussi
bien la langue française ou ont de réels problèmes de scolarité. Il
s'agit d'un programme très important qui vise à leur donner les mêmes
chances.
Christiane Amanpour : Comment allez-vous pouvoir aider ces gens si vous
ne considérez pas qu'ils sont victimes de discrimination du fait de la
couleur de leur peau ?
Dominique de Villepin, Premier Ministre : Nous allons tripler les
bourses allouées à ces enfants. Nous allons tripler les internats afin
de répondre aux besoins des meilleurs élèves de ces différents
quartiers, afin de les aider à aller à l'université et faire de belles
carrières. Mais la différence entre le système que vous avez et le
nôtre est que nous allons aider de la même façon tout enfant vivant en
France, quel qu'il soit, s'il est confronté à des difficultés, mais
sans tenir compte du fait qu'il soit noir, maghrébin ou musulman.
Quiconque se trouve en difficulté doit être pris en compte et aidé
individuellement.
Christiane Amanpour : L'explosion des violences coïncide avec la
réduction par votre gouvernement d'une grande partie des budgets et la
suppression d'un grand nombre de programmes dans ces zones...
Dominique de Villepin, Premier Ministre : Cela n'est pas totalement
exact.
Christiane Amanpour : Les suppressions ont pourtant été nombreuses...
Dominique de Villepin, Premier Ministre : Nous avons dépensé
différemment dans des programmes différents et nous avons mis l'accent
essentiellement sur le logement. Nous avons décidé de consacrer 30
milliards d'euros à la rénovation de l'habitat. Dans ces quartiers, une
quantité d'immeubles de grande hauteur abritant de nombreuses personnes
vivant dans des conditions difficiles ont été construits dans les
années 60 et 70 en réponse à la crise du logement, ce qui constitue un
problème majeur. Nous avons donc décidé de construire des logements de
taille réduite et ce dans un délai très court : 18 mois sont prévus
entre la démolition de ces tours et la reconstruction des nouvelles
résidences. Bien entendu, il s'agit de projets très coûteux. Ce qui est
exact, en revanche, c'est que nous avons décidé de réaffecter un
certain nombre de crédits aux organismes sociaux présents dans ces
villes.
Christiane Amanpour : Cependant, certaines personnes ont également dit
que les lois sur l'emploi devaient être changées dans votre pays. Et
cela parce qu'il est très difficile d'embaucher des jeunes...sans être
en mesure de les renvoyer à cause d'un droit du travail et d'un droit
social très stricts. Cela est doublement négatif pour ces personnes.
Dominique de Villepin, Premier Ministre : D'abord, nous voulons faire
un effort particulier en faveur des jeunes de ces quartiers. C'est
pourquoi nous avons décidé que l'Agence Nationale Pour l'Emploi
recevrait tous ces jeunes gens dans un délai d'un mois, afin de leur
proposer un emploi, une formation ou un stage. Afin de répondre
véritablement à leurs demandes. Nous voulons réellement prendre en
compte les difficultés très particulières qu'ils rencontrent et trouver
une solution individuelle à ces difficultés.
Christiane Amanpour : De combien de temps disposez-vous pour y parvenir
?
Dominique de Villepin, Premier Ministre : Il s'agit d'une question
urgente. Nous voulons traiter ces questions le plus rapidement
possible. Jeudi, je présenterai un programme complet visant à améliorer
la justice et l'éducation dans ces quartiers. Nous prenons tout cela
très au sérieux. Nous voulons des réponses très rapides, des réponses
globales. Afin de véritablement remplir nos obligations. La difficulté
est que nous nous trouvons face à des problèmes de natures très
différentes. Par exemple des problèmes liés à l'emploi. Nous voulons
attirer plus d'entreprises dans ces quartiers. Nous avons créé pour
cela des zones franches, afin que les entreprises créent plus
d'emplois, mais nous voulons également que les personnes qui vivent
dans ces quartiers soient en mesure d'accepter des emplois hors de leur
quartier, pour mettre en place une mixité sociale qui garantira un réel
équilibre dans notre société. Il s'agit donc d'un défi, pour ces
quartiers et pour la société française tout entière. Et je pense qu'il
est important que nous menions à bien cette action, parce que les
événements qui se sont produits en France, quelle que soit leur nature,
peuvent également avoir lieu dans d'autres pays, en Europe ou ailleurs.
C'est une des nouvelles manifestations de la mondialisation. Nous
devons donc mener à bien ce projet et je pense que la France doit
montrer que sa société a le dynamisme, la capacité et la volonté de
relever ce défi.
Christiane Amanpour : La France, et vous même lorsque vous étiez
ministre des Affaires étrangères, avez fait entendre votre voix sur la
guerre en Irak à de nombreuses reprises. Vous étiez manifestement
opposé à cette guerre et vous aviez évoqué nombre de problèmes qui
apparaissent bien en ce moment même en Irak. Qu'en pensez-vous
aujourd'hui ? Ce qui se passe actuellement en Irak vous donne en
quelque sorte raison ?
Dominique de Villepin, Premier Ministre : Non, je pense qu'il s'agit
bien entendu d'une situation difficile. La route a été longue pour
établir la démocratie en Irak, mais il reste encore beaucoup de chemin
à parcourir. Et je pense que l'effort doit être important en termes
d'implication de toutes les forces politiques. Après le référendum sur
la constitution, des élections générales vont avoir lieu le 15 décembre
et je crois qu'il s'agit d'un moment très important pour tenter de
rassembler toutes les forces politiques et sociales du pays. Nous
savons que deux risques existent encore aujourd'hui en Irak. Le premier
est la division de l'Irak, qui constituerait un véritable cauchemar
pour la région. Le second est le rôle croissant du terrorisme. Je pense
donc qu'il est essentiel pour la communauté internationale d'essayer de
rassembler toutes ces forces pour résoudre cette question et je crois
que nous devons à cet égard soutenir l'initiative de la Ligue arabe qui
tente d'appuyer un meilleur regroupement, une coalition des différentes
forces politiques et de s'assurer que tous les pays de la région
travaillent ensemble pour aller de l'avant.
Christiane Amanpour : Mais vous pouvez constater que cette entreprise
se révèle des plus difficiles...
Dominique de Villepin, Premier Ministre : Nous savions dès le début
qu'il était très facile de s'engager dans une guerre, mais qu'il était
encore plus difficile de quitter l'Irak, en raison de la fragilité du
pays et du caractère sensible de la situation dans la région. Par
conséquent, nous nous trouvons aujourd'hui dans une situation telle
qu'il en va de la responsabilité de toute la communauté internationale
de participer au processus, pour faire en sorte de progresser tous
ensemble.
Christiane Amanpour : Pensez-vous que les États Unis doivent fixer un
calendrier pour le retrait de leurs troupes ?
Dominique de Villepin, Premier ministre : Je crois que tout doit être
fait en fonction de la situation locale en Irak mais aussi de la
situation régionale. Je pense que le calendrier doit être un calendrier
global. Le vrai calendrier concerne la situation irakienne. Nous devons
éviter à tout prix le chaos en Irak, qui serait à l'évidence désastreux
pour la région tout entière.
Christiane Amanpour : En ce qui concerne l'Iran, la France, la Grande-
Bretagne et l'Allemagne ont été les premiers à tenter de s'assurer que
l'Iran ne détienne pas des armes nucléaires. Ces trois pays ont
également été très clairs sur leur volonté d'empêcher l'Iran de
s'engager dans un processus d'enrichissement d'uranium. Les pourparlers
ont cessé, il y a aujourd'hui un nouveau Président iranien, et on dit
que les trois pays européens sont prêts à reprendre les négociations.
Cela est-il exact ?
Dominique de Villepin, Premier Ministre : Non. Nous avons fait une
offre. Mais l'Iran a décidé de poursuivre la conversion de l'uranium,
et je crois qu'il est très important aujourd'hui d'exercer une pression
sur les Iraniens, pour s'assurer qu'ils accepteront effectivement cette
offre. Car dans le cas contraire, nous devrons faire appel au Conseil
de sécurité.
Christiane Amanpour : Pensez-vous que la nouvelle présidence voit les
choses de cette façon, étant donné que la conversion a repris et que
les Iraniens ont dit qu'ils n'y mettrait pas un terme ?
Dominique de Villepin, Premier Ministre : Comme toujours, dans toutes
les négociations, il est très difficile de faire des prévisions, mais
je crois qu'il est encore possible de négocier. Les Européens ont fait
une offre et je pense qu'il est dans l'intérêt de la communauté
internationale et dans l'intérêt de l'Iran d'accepter ces propositions.
Christiane Amanpour : Quelles sanctions envisagez-vous ?
Dominique de Villepin, Premier Ministre : Voyez-vous, il existe une
règle importante en diplomatie : ne jamais dire avant ce que vous
allez faire.(Source http://www.premier-ministre.gouv.fr, le 5 décembre 2005)