Déclaration de M. Christian Poncelet, Président du Sénat, sur l'état de santé de la démocratie française, Paris le 1er décembre 2005.

Prononcé le 1er décembre 2005

Intervenant(s) : 

Circonstance : Rencontre avec les membres du Club Geostratégie 2000 au Sénat le 1er décembre 2005

Texte intégral

Monsieur le Président,
Mesdames, Messieurs,
Chers amis,
Permettez-moi tout d'abord de vous dire, avant d'engager nos débats, tout le plaisir qui est le mien d'être parmi vous ce matin.
Je tiens à adresser mes remerciements les plus chaleureux à votre président, M. Serge RECHTER, pour sa très aimable invitation à venir « plancher » devant les membres éminents du Club GÉOSTRATÉGIE 2000.
J'ai bien conscience qu'il s'agit-là d'un redoutable honneur qui m'a été fait. Parce que la liste de vos précédents invités est impressionnante et que la qualité de vos membres ne l'est pas moins !
Je souhaite saluer la grande ouverture d'esprit de votre club de réflexion qui me semble constituer un espace de débat un peu à part, une instance oecuménique qui se méfie des analyses faciles, et met en perspective les enjeux nationaux dans le contexte international, désormais surdéterminant.
Du fond, de la profondeur et du recul, je ne pouvais rêver cénacle plus accueillant pour débattre de l'état de santé de notre démocratie.
Monsieur le Président, le sujet de mon grand oral comporte trois questions :
- Sommes-nous devant une crise de la démocratie représentative ?
- Une rupture profonde et durable entre le peuple et la classe politique ?
- Avec quelles conséquences géopolitiques ?
Les deux premières questions sous-tendent, à l'évidence, la réponse que chacun, ici, sait positive. Disons-le sans fard :
- OUI, nous sommes devant, ou plus exactement, dans, une crise de notre démocratie représentative ;
- OUI, la rupture entre le peuple et la classe politique est profonde et, je le crains, durable.
Ces réponses sont devenues d'une criante évidence singulièrement depuis 2002, année qui a vu entrer notre démocratie dans un cycle de doute, une période d'incertitude démocratique.
Permettez-moi, dans un premier temps, de développer quelques réflexions sur le constat, ses causes et ses manifestations. J'évoquerai, dans un second temps, les prolongements géopolitiques de cette crise nationale.
I/ Une crise de la représentation, pas de la politique
Je souhaite vous faire partager ma conviction profonde sur ce point : s'il y a bien une crise de représentation, qui ne touche d'ailleurs pas uniquement le monde politique, je ne reçois pas complètement, pour ma part, le constat d'une crise de « la politique ».
La crise de notre représentation démocratique s'explique par de nombreux facteurs. Permettez-moi de mettre en évidence les plus marquants.
Le premier tient, il faut le dire sans détour, au manque de courage de la classe politique depuis trente ans. Les yeux rivés sur les sondages, les politiques ont, à tort, intériorisé l'idée selon laquelle les Françaises et les Français sont, par principe ou par nature, rétifs au langage de vérité.
La France serait la quintessence d'une société bloquée, paralysée par les corporatismes et les conservatismes, dont le seul mode d'évolution passerait par la révolution. La voie de la réforme nous serait interdite.
En réalité, l'incapacité des élus à proposer et à assumer des choix difficiles constitue trop souvent pour eux une sorte « d'assurance vie politique ».
Nos compatriotes jugent aujourd'hui sévèrement ce type de comportement, même s'ils ne sont pas eux-mêmes exempts de contradiction.
Là encore, il faut parler franchement : par manque de courage, les élus n'ont pas osé, lorsque cela s'avérait nécessaire, placer les Français devant leurs propres responsabilités.
Ils n'ont pas su, par exemple, leur expliquer le danger mortel des 35 Heures pour notre modèle social et notre pacte républicain : qui peut croire que l'on peut travailler toujours moins et exiger en retour des services publics, une assurance chômage et une protection sociale toujours plus performants ? Et ce dans un contexte international de concurrence croissante.
Il y a donc, de mon point de vue, de sérieux efforts à produire de la part des élus pour qu'ils reviennent à l'essence même de leur fonction : « Gouverner, c'est choisir », selon le mot du Duc de Lévis.
Mais aussi, et c'est sans doute un peu moins « politiquement correct », il me semble que les citoyens eux-mêmes doivent être rappelés à leurs devoirs civiques, rappelés à « jouer collectif ».
De part et d'autre, le principe de responsabilité doit désormais gagner du terrain si nous voulons sortir de cette crise.
Le manque de courage engendre, c'est une seconde raison du divorce démocratique, un déficit d'action et de résultats.
Des pans entiers de nos politiques publiques laissent penser, que les femmes et les hommes politiques n'ont plus de prise sur la réalité, que les choses leur échappent largement et que les décisions se prennent ailleurs, sans eux.
L'impuissance collective à résorber, de manière structurelle et durable, le chômage de masse constitue à cet égard le symbole de l'échec patent du politique.
Ce constat d'impuissance dressé par nos compatriotes s'est conjugué avec un profond déficit de représentativité des élus, dernier facteur d'explication que je souhaite mettre en avant : la société peine à se reconnaître dans ses édiles.
Pardonnez-moi de poser ces questions de manière aussi directe, mais : combien de femmes sont-elles parlementaires ? Combien de parlementaires sont-ils issus de l'immigration ? Combien de parlementaires sont-ils issus du milieu ouvrier ?
Sans tomber dans les travers d'une discrimination positive à l'américaine dont je récuse fermement le modèle de désintégration ou de fragmentation sociale, je fais mien l'appel aux partis politiques lancé il y a quelques jours par le Président de la République afin qu'ils prennent leurs responsabilités dans l'émergence d'un personnel politique plus proche des attentes de nos concitoyens.
Conscient de l'importance de ces enjeux, le Sénat a choisi de réformer son mode de scrutin en juillet 2003 pour mieux coller à la réalité politique du pays : grâce à la mixité de notre mode de scrutin, (1 sénateur sur 2 est élu à la proportionnelle) les femmes y sont désormais 17 %, contre seulement 12 % à l'Assemblée nationale. En outre, le Sénat exprime désormais mieux les différentes sensibilités qui caractérisent notre société : je pense au courant écologiste, mais aussi aux différentes nuances à l'extrême gauche de l'échiquier politique.
Enfin, et je le dis avec beaucoup de fierté, le Sénat compte deux sénatrices issues de l'immigration. Ces femmes constituent le symbole éclatant et encourageant de notre méritocratie républicaine.
Ces efforts doivent évidemment être poursuivis et amplifiés afin que les Français reconnaissent à nouveau la légitimité de représentants qui leur ressemblent.
Pour clore sur ce registre, je veux insister sur ce qui me semble être la source profonde, structurelle, intime de notre malaise démocratique : je nourris en effet de grandes inquiétudes sur la dilution de notre pacte républicain.
Elle est largement amorcée, dans les quartiers dits pudiquement « difficiles », le triste mois de novembre en a témoigné comme jamais. Mais elle ne l'est pas moins, à des degrés divers, dans toutes les couches de la population, où les valeurs fondatrices de la République sont battues en brèche.
Liberté, égalité, fraternité, -j'ajouterai laïcité-, voilà bien des mots dont il m'apparaît urgent de redécouvrir, d'approfondir et de traduire, au quotidien, le sens.
Notre démocratie se déchire, s'érode, se délite, par le bas comme par le haut.
Par le bas : notre démocratie oscille désormais entre des abstentions record, et de brusques accès de participations, préludes à la sanction : les scrutins de 2002 puis de 2004, d'une part, de 2005 d'autre part, procèdent de ce modèle destructeur qui pourrait finir par accoucher d'une démocratie sans électeur.
Notre démocratie se délite aussi par le haut car on s'achemine également vers une démocratie sans élu.
Les représentants du peuple sont dévalorisés, dévalués, dénigrés aux yeux de leurs compatriotes. Par manque de courage, là encore, nous n'avons pas voulu assumer le fait que démocratie a un coût.
La question du financement public des partis politiques, pourtant reconnus par la Constitution, n'a été posée que trop tardivement et de manière partielle à partir des années 90.
Jusqu'à cette époque tardive, les partis politiques, toutes tendances confondues, ont eu recours à des expédients qui n'honorent pas notre pays. Ils ont puissamment contribué à forger une mauvaise image collective des élus et fait la courte échelle aux extrémismes et à l'antiparlementarisme.
Pour autant, si la démocratie représentative est en crise, la politique elle-même ne l'est peut-être pas autant qu'on le croit.
J'en veux pour preuve, tout d'abord, le rôle très important de « médiateur » que jouent les parlementaires et les élus locaux dans leurs circonscriptions.
Pour un logement, un emploi, ou une démarche administrative, leurs permanences sont prises d'assaut par leurs électeurs. Les Français reconnaissent à leurs élus de proximité, à ceux qu'ils côtoient au quotidien, des qualités de disponibilité, d'écoute et de dévouement.
Les élus restent le dernier recours face à la machine administrative de l'Etat, une présence humaine dans une société qui devient de plus en plus impersonnelle, un exutoire aux mécontentements.
Cette facette de l'action politique m'apparaît essentielle car elle est source de lien et de liant social. Le rôle déterminant joué par les maires dans la grave crise que nous connaissons dans certains quartiers est salué unanimement.
On ne saurait donc prétendre réduire la fracture citoyenne et, dans le même temps, méconnaître la dimension de proximité assumée par les élus locaux.
D'autre part, ce qui me frappe dans la période récente, c'est la force de la demande sociale de politique. Pressé par l'actualité, le citoyen se tourne vers les responsables publics et appelle des réponses politiques rapides.
La politique est appelée à la rescousse face aux différentes insécurités : face aux délocalisations, les Français demandent aux pouvoirs publics des filets de sécurité en matière de formation et d'emploi ; dans le domaine de l'environnement, l'adoption du principe de précaution dans la Charte de l'environnement, adossée à la Constitution, répond à l'angoisse de l'incertitude scientifique ; face à la montée des intégrismes, le principe de laïcité est réaffirmé dans le cadre de la fameuse loi « sur le voile ».
Autant d'exemples qui témoignent d'une forte demande de politique, par le truchement de la loi, qui, malgré tous les griefs dont ses représentants sont coupables, reste à mon sens un passage obligé si l'on veut réinventer notre « vouloir vivre ensemble ».
J'ai la conviction que la politique « n'est pas morte », et qu'elle seule permet de renouer les fils du dialogue, de restaurer la confiance, d'éclairer l'avenir et de reprendre le chemin de la cohésion nationale.
Nos concitoyens attendent de leurs responsables politiques de la proximité, de l'écoute et des perspectives réalistes.
Nos concitoyens attendent de leurs responsables politiques des mesures concrètes, applicables et compréhensibles.
Nos concitoyens attendent de leurs responsables politiques de la dignité, de la responsabilité, du courage, de l'efficacité, bref de l'autorité.
Répondre à ces attentes légitimes permettrait, j'en suis convaincu, de casser le cercle de défiance entre les Français et leurs élus.
C'est sur ce message positif, porteur d'optimisme, que je souhaite à présent aborder le dernier aspect de votre questionnement, sur les conséquences géopolitiques de la crise de confiance entre les Français et leurs élus.
II/ Prolongements géopolitiques d'une crise nationale
Dans un monde ouvert et décloisonné, il apparaît évident que le monde a sur la France des effets permanents, de même que la situation de la France rétroagit sur le monde.
Ce changement de paradigme me paraît donc particulièrement judicieux pour sortir de nos considérations strictement nationales qui confinent, trop souvent, au nombrilisme arrogant.
Les conséquences internationales de nos malaises démocratiques sont loin d'être nulles.
La première des conséquences géopolitiques que j'entrevois, la plus lourde et la plus immédiate pour la France, nous a explosé au visage le 29 mai 2005 : l'Europe est en panne.
Les causes du NON français au référendum sur la constitution de l'Europe sont multiples, complexes et imbriquées. Elles ont été largement commentées, sans que nous ayons encore, à mon sens, tiré tous les enseignements de ce scrutin hors norme.
Toutefois, chacun a pu le vérifier dans son environnement immédiat, dans sa famille, le climat national a joué, à l'évidence, un rôle déterminant dans les motivations de vote de nos compatriotes, même s'il ne saurait être le seul facteur d'explication.
La spirale du NON s'est nourrie du discours contre les élites et du ressentiment à l'encontre des élus très largement partisans du OUI.
En plus, nous avions esquivé un débat, celui sur l'élargissement. Les Françaises et les Français nous ont fait savoir, sans détour, qu'ils avaient davantage peur du plombier polonais que de l'ouvrier chinois ou de l'informaticien indien.
L'impact du NON des Français a très largement dépassé nos frontières, et influencé, -pour l'arrêter-, la marche de l'Europe, que l'on présentait alors comme « notre avenir ». Ce qui revient, d'ailleurs, à reconnaître implicitement aujourd'hui que nous n'avons plus d'avenir...
Derrière le constat, nous devons nous interroger sur cette Europe dont nos compatriotes n'ont pas voulu, mais aussi sur notre destin en Europe, sur notre relation désormais interdépendante avec nos voisins européens.
La politique nationale française, le moral, les inquiétudes et les espoirs des Français ont des répercussions sur nos voisins, et ces répercussions ne sont pas sans conséquences internationales.
Qui peut nier que l'échec du référendum européen n'a pas affaibli l'Europe, dans sa marche en avant d'abord, dans ses relations avec les autres grands ensembles du monde, ensuite ?
Le vote français n'a-t-il pas affecté, par ricochet, la position des commissaires européens qui négocieront, dans quelques jours à Hong-Kong, dans le cadre du cycle de l'OMC ?
Au-delà de l'Europe, il est bien évident que la crise de notre démocratie représentative modifie notre manière de voir le monde et de penser l'action de la France sur la scène internationale.
Comment un peuple qui doute de lui-même, qui n'a plus confiance dans ses élites, qui a peur de l'avenir, peut-il être un acteur offensif, dynamique et confiant de la mondialisation qui s'impose à lui ?
Dans la rupture avec leurs élites, les Français manifestent, à l'évidence, une peur, et parfois un rejet, de la mondialisation, perçue comme une contrainte incontrôlable, injuste et dangereuse, car elle ferait fi du facteur humain.
Cette diabolisation de la mondialisation nous place, au plan économique, en retrait par rapport à des pays plus dynamiques qui profitent des réticences internes de pays comme la France pour tirer le meilleur parti de la compétition internationale.
Une France qui doute d'elle-même, -ce qu'elle manifeste notamment à travers la crise de ses élites-, se fragilise sur la scène internationale et ne peut, à ce titre, prétendre incarner un modèle politique à vocation universelle.
La France est regardée, et écoutée, dans le monde, aujourd'hui encore. Il me paraît fondamental de ne pas altérer ce capital de sympathie qui prend sa source dans la synthèse politique originale que le génie français a su produire dans les tumultes de son histoire.
La bonne santé politique de notre pays participe de notre rayonnement international. A nous de préserver, et de faire fructifier, ce capital inestimable, vecteur d'influence, si ce n'est de puissance.
Si l'on poursuit ce raisonnement, il faut se demander -et ce sera ma dernière réflexion-, si l'incapacité des dirigeants à expliquer les grandes évolutions du monde n'est pas de nature à favoriser un regain d'isolationnisme, de repli sur soi, de renationalisation de la politique, non seulement en France, mais plus largement dans les grands pays occidentaux.
Face aux menaces internationales, -terrorisme, immigration incontrôlée, prolifération nucléaire-, face aux angoisses économiques et sociales, -délocalisations, chômage, précarité-, les peuples peuvent être tentés par une sorte de « cocooning national » faussement protecteur et assurément délétère.
Il convient dès lors de s'interroger pour savoir si, après un vaste mouvement de décloisonnement des peuples et des Nations ouvert par la décolonisation, ne s'ouvre pas à présent une période de retour à une Humanité cloisonnée, compartimentée, segmentée, émiettée.
C'est sur cette dernière réflexion que je veux clore mon propos introductif, souhaitant laisser à présent toute leur place aux échanges qui ne manqueront pas, j'en suis convaincu, d'être passionnants.
Au-delà du rapide constat que j'ai dressé de cette crise de confiance entre le peuple et ses élus, au-delà de certaines craintes dont je viens de me faire l'écho sur ses conséquences de la place de la France dans le monde, je souhaite, pour conclure sur une note résolument optimiste, vous redire :
- ma foi en la politique ;
- ma conviction qu'elle constitue la seule voie d'avenir possible pour vivre ensemble ;
- et mon espoir, enfin, que notre la démocratie française trouve en elle-même, en celles et ceux qui y consacrent leur existence, les moyens d'une régénérescence salvatrice, d'une refondation de notre pacte républicain et, -peut-être faudra-t-il aller jusque-là-, d'une réinvention de notre République.
Je vous remercie de votre attention.(Source http://www.senat.fr, le 5 décembre 2005)