Interview de M. Jean-Louis Debré, président de l'Assemblée nationale, dans "La Lettre du Palais Bourbon" de novembre 2005, sur le rôle des élus locaux notamment des maires, l'importance du cumul des mandats et l'attachement à la figure de républicaine de "Marianne".

Prononcé le 1er novembre 2005

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Média : La Lettre du Palais Bourbon

Texte intégral

QUESTION : M. le Président, vous avez souhaité que l'Assemblée nationale soit présente chaque année au Salon des maires. Pourquoi ?
Jean-Louis Debré : Pour plusieurs raisons. La première, c'est qu'au fil des ans, ce salon est devenu un lieu de rencontre de tous les maires de France, de tous les élus, où ceux-ci peuvent confronter leur expérience, découvrir les solutions innovantes que leurs homologues ont trouvées aux problèmes qui se posent à eux. L'Assemblée nationale est celle qui compte le plus d'élus locaux : plus de 90 % des députés, qu'ils soient de droite ou de gauche, sont maires, président de communauté d'agglomération, conseillers généraux ou municipaux. Il est donc naturel qu'elle soit présente dans un tel événement.
La deuxième raison, c'est que l'Assemblée aborde des textes et des projets de loi qui concernent tous les Français dans leur vie quotidienne et ont des conséquences sur la vie des collectivités locales : décentralisation, fiscalité locale, etc. Nous sommes donc une Assemblée de proximité. Il est de notre devoir de faire remonter et intégrer ces préoccupations locales, telles que les expriment les maires, dans la confection des lois.
QUESTION : C'est le Président de l'Assemblée qui parle par votre bouche, mais aussi le maire d'Évreux...
Jean-Louis Debré : ...et le président de la communauté d'agglomération d'Évreux, et le président du syndicat des ordures ménagères ! Dans mes fonctions de président de l'Assemblée, je m'efforce de tenir compte du fait que la plupart des parlementaires - dont moi-même ! - exercent un mandat local. D'abord en faisant en sorte - ce n'est pas toujours facile - que le travail parlementaire soit regroupé sur trois jours, entre le mardi et le jeudi et déborde le moins possible sur le vendredi, afin de permettre aux élus locaux d'être présents dans leur commune.
Ensuite, il existe dans cette maison beaucoup de missions parlementaires ayant trait aux problématiques locales, telle que l'intercommunalité, la fiscalité locale. Je viens d'en faire créer une sur les questions d'environnement, qui va auditionner certains maires - vous savez d'ailleurs que l'association des éco-maires remet chaque année son prix dans cette maison, en présence des parlementaires.
QUESTION : En fifiligrane, c'est un éloge du cumul des mandats, tant décrié, que vous faites...
Jean-Louis Debré : J'en ai toujours été partisan. S'il n'y avait plus d'ancrage local, si une fois élu le député, pendant cinq ans, n'avait pas d'occasion de revenir sur le terrain pour écouter les problèmes de ses concitoyens, on risquerait de voir se constituer une technocratie parlementaire, composée d'hommes et de femmes certes éminents, mais coupés des réalités. Le contact avec le terrain que donne un mandat local est irremplaçable. Si je n'étais pas maire d'une grande ville, des réalités telles que les plans locaux d'urbanisme, les plans d'occupation des sols ou la loi SRU risqueraient de n'être pour moi que des abstractions. Je constate d'ailleurs tous les jours que les parmi meilleurs parlementaires, les plus actifs, les plus imaginatifs, figurent souvent ceux qui ont une longue expérience municipale. Comment voulez-vous appréhender les problèmes de la fiscalité locale si vous n'avez pas vécu la difficulté d'élaborer un budget municipal, comprendre les politiques de logement si vous n'avez pas suivi ces questions par l'intermédiaire d'un bailleur social, ou traiter les problèmes de l'école sans avoir vécu les questions d'organisation des établissements scolaires ?
QUESTION : On parle d'une crise de vocation chez les maires de France. Que pouvez-vous faire, là où vous êtes, pour leur simplifier la tâche ?
Jean-Louis Debré : Malgré les discours alarmistes, je constate que, fort heureusement, il y a toujours des vocations pour devenir maire. Ce qui ne veut pas dire que la fonction soit simple. Pourquoi ? Parce que nous vivons ce que d'autres pays ont connu : la judiciarisation de notre société. On n'accepte plus le moindre risque et, chaque fois qu'il se produit un incident, la procédure de mise en responsabilité se met en marche. C'est pourquoi on risque d'avoir de plus en plus de mal à trouver des maires, souvent bénévoles ou avec une rémunération très faible, qui, en plus d'une lourde gestion quotidienne, acceptent de voir leur responsabilité civile et même pénale mise en cause. Et dont parfois le nom, au moindre incident, se trouve jeté en pâture aux médias, sans même qu'il y ait eu faute intentionnelle !
La situation, heureusement, s'est améliorée ces dernières années, le législateur ayant corrigé certains problèmes. Il reste aujourd'hui - je m'efforce de faire en sorte que ce ne soit pas un voeu pieux - à parvenir à des lois plus lisibles, plus compréhensibles et plus faciles à mettre en oeuvre. La multiplication des commissions, groupes de travail, procédures, signatures, donne le vertige. Là aussi, c'est la conséquence d'une société qui ne fait plus confiance à personne, où il faut que tout soit réglementé. Dans le cas d'un maire de ville importante, entouré de ses services, cela va encore ; mais pour le maire d'une petite commune, qui n'est assisté que par un secrétaire de mairie qui vient trois fois par semaine, la tâche devient très compliquée.
Or, ces maires ont un rôle humain et social de plus en plus important, à mesure que la mondialisation progresse et que l'égoïsme se développe. Il faut impérativement donner à ces édiles de petites communes la possibilité d'agir sans être submergés par une paperasserie désespérante, des procédures suffocantes ! Ne pourrait-on pas, notamment, assouplir la règle de l'annualité budgétaire, avoir comme dans un conseil général, une commission permanente pour expédier ces questions financières et permettre ainsi au conseil municipal de ne se réunir que deux ou trois fois par trimestre ?
QUESTION : L'existence en France de 36 000 communes n'est-elle pas un anachronisme ? Faut-il maintenir à bout de bras ces petites mairies de campagne, souvent fermées, pas chauffées l'hiver ?
Jean-Louis Debré : Plus l'espace politique est vaste, plus il est nécessaire de rappeler la République et on ne la rappelle que dans les petites structures, même s'il s'agit de communes de 200 habitants. La mairie, c'est vraiment la maison commune des citoyens, en même temps que le lieu de l'Etat. Chaque fois que, dans ma circonscription normande, je peux aider une petite commune à moderniser sa mairie, je suis heureux de le faire. Souvent, il n'y a déjà plus d'église, de commerces, de café : que resterait-t-il sans la mairie, sinon un amas de maisons éparses ? Les gens ne sauraient même plus quel village ils habitent, ils seraient perdus !
On ne souligne pas assez quel rôle social essentiel joue le maire, dans une petite bourgade : c'est lui qui remarque que les volets de telle maison ne sont pas ouverts, lui qui rapporte du pain, quand il va travailler à la ville, au monsieur qui a du mal à se déplacer. C'est lui qui, une fois par an, organise au bistrot d'à côté, le repas des anciens... C'est à la mairie qu'on se rend quand on a de la difficulté pour remplir un imprimé, pour obtenir un renseignement, ou, quand il n'y a plus de gendarmerie, pour signaler un cambriolage, la dégradation d'une cabine téléphonique. Penser que tout le monde peut utiliser internet trahit une méconnaissance totale de la population. Dans une ou deux générations, peut-être, mais d'ici là... Le maire, c'est celui en qui on a confiance, parce qu'on a voté pour lui. Et même si on n'a pas voté pour lui, c'est le maire ! Bien évidemment, l'intercommunalité permet à ces communes de remplir leurs obligations économiques vis-à-vis de leurs administrés, mais la mairie, cela reste un bien de plus en plus précieux. Ne cassons pas cette cellule de base !
QUESTION : Pour finir, pouvez-vous nous parler de Marianne, cette figure qui trône dans toutes les mairies de France ? Vous semblez lui vouer une passion toute particulière...
Jean-Louis Debré : C'est un attachement très profond. Je viens d'ouvrir une salle près de l'Hémicycle, la salle des Mariannes, où sont exposées de nombreuses sculptures à son effigie, certaines très belles, que l'Assemblée a rachetées au journaliste Pierre Bonte. La pièce sans doute la plus remarquable est la Marianne qui figurait aux funérailles de Victor Hugo, en 1885. Car ce visage de femme, qu'elle soit coiffée du bonnet phrygien ou d'une couronne de laurier, qu'elle soit sensuelle ou guerrière, c'est la République. Au même titre que le drapeau tricolore et la Marseillaise, Marianne est le symbole de l'unité nationale, dans lequel nous nous retrouvons tous, par-delà nos différences. (Source http://www.assemblee-nationale.fr, le 7 décembre 2005)