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Rien de tel qu'une vérité cachée pour en cacher une autre. Les barrières se multiplient entre le marché du travail et les habitants des quartiers difficiles, qui se heurtent de plus en plus à un mur de silence. Au délit de faciès, il faudrait désormais ajouter le délit d'adresse.
Nul ne saurait nier l'incidence de l'origine sociale et ethnique dans les comportements d'embauche. On ne trouvera pas non plus de patron pour le reconnaître. Hélas ! ni les sanctions ni les incitations ne semblent infléchir de manière significative cette forme de discrimination. Mais on sait désormais que le rejet n'est pas exclusivement lié à la personne.
Le dernier rapport de l'Observatoire des zones urbaines sensibles (ZUS) fait en effet apparaître le facteur important de ségrégation que représente le seul fait d'habiter une ZUS. Ce qui signifie qu'à capital scolaire identique, avec une même origine sociale, une situation familiale équivalente, un même âge, un même pays d'origine et un contexte économique régional identique, le phénomène territorial de la résidence en ZUS entraîne une hausse significative du risque de chômage : plus 5,5 points pour les hommes et 7,3 points pour les femmes.
Cela met en évidence l'effet négatif du territoire lui-même sur les chances de trouver un emploi, effet qui dépasse celui des handicaps individuels de ses habitants. En d'autres termes, un même homme de 25 ans, d'origine marocaine, diplômé d'un bac professionnel aura, s'il habite une ZUS, moins de chances de trouver un emploi que s'il n'y habite pas.
La gauche va pouvoir décréter un nouvel interdit en ajoutant le "délit de mauvaise adresse" à la liste des pratiques discriminatoires prohibées à l'embauche, et dormir tranquille. L'air grave, on menacera de lourdes sanctions les patrons pour un délit que chacun continuera de commettre en toute impunité puisque, pratiqués dans le cadre de son âme et conscience, ces délits sont invisibles. A quand la loi interdisant l'hypocrisie ?
Il faut se rendre à une évidence : ce qu'on appelle élégamment les zones urbaines sensibles sont des cités devenues ghettos. Et on n'intègre pas les ghettos. Pourquoi ? Parce que ces deux notions sont antinomiques. Ce qui définit le ghetto, ce n'est pas son cadre, c'est son statut. Le premier, celui qui lui a donné son nom, a été organisé à Venise en 1516 : une partie de la ville où les juifs circulaient librement, mais soumis à des lois de ségrégation. Ce qui définit le ghetto, c'est une minorité séparée de la société, vivant refermée sur elle-même.
Dans la France contemporaine, les ghettos sont nés d'eux-mêmes, non pas d'une ségrégation par le droit, mais de fait, liée aux origines sociales, ethniques et économiques. L'injustice croissante en marge des métropoles y a vu se développer des vies souterraines, des économies parallèles, et, pour les dissimuler à une société qui préfère les ignorer, des zones de non-droit. Un phénomène qui ne se justifie peut-être pas, mais qui s'explique.
Ce rapport de l'Observatoire nous confirme qu'il est aussi difficile d'entrer que de sortir de ces mondes clos. S'en sortir, pour un jeune des banlieues, c'est franchir une double barrière. Celle qui enferme le jeune diplômé dans sa ZUS d'origine, l'écartant du marché du travail, résonne comme une sanction à l'encontre de son mérite. Je n'ai pas de solution miracle, mais peut-être faudrait-il envisager la question autrement qu'à l'aune de querelles idéologiques.
Faute de mieux, la politique actuelle consiste à détruire les tours et les barres pour y substituer un habitat moins "concentrationnaire". Mais même étendu en zones pavillonnaires, leur horizon restera bouché. La population sera la même, parquée hors du monde, affligée d'un handicap qu'il faut bien qualifier de territorial.
Comme Nicolas Sarkozy, je pense que la ville et les banlieues relèvent de l'aménagement du territoire. 7 % des logements sont vacants en France (environ deux millions), dont une grande partie dans les centres-villes anciens et dans les bourgs ruraux. Or on sait que le seul vrai facteur d'intégration réside dans la mixité sociale. La vraie lutte contre la ségrégation consisterait à favoriser le relogement hors des cités, en visant, à terme, leur disparition pure et simple. On ne peut prétendre à l'égalité républicaine sans souhaiter cette révolution intellectuelle.
La politique de la ville échoue depuis vingt ans parce qu'elle repose sur une logique de ghettoïsation, appelée poliment zonage. En fait, toute réhabilitation et toute construction de logement devraient prévoir un pourcentage de logements sociaux en location, de logements sociaux en accession à la propriété, de logements non aidés et, en fonction des besoins, des logements pour étudiants et adaptés pour les personnes âgées.
La logique d'intervention en faveur des territoires doit faire place à une logique d'intervention en faveur des personnes. Certes inconcevable pour la gauche française, qui n'envisage la population qu'en terme de masses et ne peut formuler d'idées qu'à travers des principes. Mais pour nous qui revendiquons l'individu comme base et le pragmatisme comme philosophie, une autre voie se dessine.
Les politiques de logement ressortent très largement du pouvoir des communes. La loi "libertés et responsabilités locales" de 2004 permet une délégation de compétences de l'Etat aux établissements public de coopération intercommunale en matière d'aide à la pierre. Elle est subordonnée à une convention d'objectifs avec l'Etat. Celui-ci n'est donc pas dépourvu de moyens d'agir.
Les ressources d'incitations financières offertes par les prochains contrats de plan et les programmes européens pourraient favoriser ce changement de cap. Ceci sans nous priver de celles de l'Agence nationale pour la rénovation urbaine, dont nous pourrions diriger les interventions vers les centres-villes et les bourgs ruraux, en complément des financements de l'Agence nationale pour l'amélioration de l'habitat.Les procédures et les moyens sont là. Reste à affirmer une volonté politique. Elle suppose le long terme, mais donnerait le cas échéant un signal très fort de réinvestissement de la politique d'aménagement du territoire dans celle des banlieues. C'est une pierre à porter à l'édifice, celui de la reconstruction d'une France qui, l'actualité le souligne, nous impose d'explorer toutes les pistes envisageables, en pratiquant la seule méthode qui vaille : l'action.