Déclaration de M. Jean-Marc Ayrault, président du groupe PS à l'Assemblée nationale, sur les difficultés de la presse, sur la politique gouvernementale, sur les valeurs à défendre par les candidats à l'investiture de la gauche pour l'élection présidentielle 2007, sur l'abrogation de la loi réhabilitant la colonisation, sur le débat sur la régulation d'internet, Paris le 3 janvier 2006.

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Circonstance : Voeux à la presse à Paris le 3 janvier 2006

Texte intégral

Mesdames, Messieurs,
C'est toujours un grand plaisir de vous présenter mes voeux et ceux des députés socialistes pour la nouvelle année. Je souhaite à chacun d'entre vous et à vos proches de vous réaliser pleinement dans votre vie familiale et professionnelle.
Je sais les grandes difficultés que votre secteur traverse. Le succès des journaux gratuits, la presse électronique, l'assèchement du marché publicitaire menacent l'existence même de titres qui ont fait la réputation de votre profession comme France-soir, l'Humanité ou Libération... Il appartient au gouvernement et aux éditeurs de se mettre autour d'une table pour redéfinir les mécanismes d'une concurrence viable et durable. Une grande démocratie a besoin de journaux libres, nombreux et pluralistes, mais aussi d'un secteur audiovisuel indépendant des pressions du pouvoir et des grands groupes industriels.
En cette nouvelle année, je veux également espérer la libération de Bernard Planche en Irak, d'Ingrid Betancourt en Colombie. Ils doivent savoir que la communauté nationale est solidaire avec eux et fait tout pour mettre fin à leur épreuve.
Mesdames et messieurs
Convenons ensemble que 2005 fut une année difficile mais aussi une année charnière pour notre pays. Le Non au référendum, les violences dans les banlieues d'une ampleur et d'une durée sans précédent, les conflits de mémoire ont renvoyé l'image d'une France éclatée, fragmentée. Une France qui doute d'elle-même, de son identité, de son rang jusqu'à ne plus croire en l'idée même de progrès.
La droite porte une immense responsabilité dans ce désarroi national. La paupérisation de l'Etat, l'endettement, l'asphyxie des collectivités locales, la précarisation des salariés, le blocage du pouvoir d'achat, la fragilisation des protections sociales, la culpabilisation des chômeurs sont la rançon d'une politique à la godille qui n'a cessé d'osciller entre l'opportunisme et le clientélisme. En cette année préélectorale, le pouvoir nous gratifie d'une sarabande de promesses républicaines.
Il s'en va gaillardement piller quelques idées sur sa gauche comme la sécurité sociale professionnelle ou la relance d'une Europe sociale et politique qui sont censées faire oublier ses penchants libéraux. Le problème est que ses réformes progressistes ne verront jamais le jour avant la présidentielle. Qui est encore dupe de telles inconséquences ? " L'année utile " que nous promet Monsieur de Villepin est le chant du cygne d'un régime finissant. Le chiraquisme est une pratique politique condamnée, discréditée par ses mensonges et son impuissance.
Mais il serait fallacieux de faire croire qu'une simple alternance peut suffire à guérir le pays de ses maux. La France est à un carrefour de son histoire. Sa situation actuelle rappelle la fin de la IVè République où le pouvoir, ses institutions, son administration étaient impuissants à répondre aux fractures intérieures et aux mutations extérieures.
Si nous ne voulons pas que se répète le même désastre, alors il faut traiter la crise globale par un projet global. La " gestion de bon père de famille " n'est plus de saison. C'est tout notre logiciel économique, social, politique, moral qu'il nous faut revisiter. C'est tout un peuple qui a profondément changé depuis vingt ans qu'il nous faut ré-unir.
L'élection présidentielle est à cet égard décisive. Soit elle se joue à cette hauteur là et une dynamique vertueuse pourra s'enclencher. Soit elle se livre dans une bataille de faux-semblants et nous revivrons l'épisode tronqué du 21 avril.
Deux voies opposées s'offrent aujourd'hui aux Français. La première est celle de la droite de " rupture ". Son ambition ne se limite pas à faire oublier la faillite retentissante de la décennie Chirac à laquelle tous ses dirigeants ont participé. C'est tout notre modèle social et républicain qu'elle entend passer au Kärcher. C'est toute sa hiérarchie de valeurs qu'elle veut transformer. Les déclarations de plus en plus outrancières du président de l'UMP et de ses amis, leurs propositions thatchériennes en matière économique, sociale, éducative, sécuritaire forment le bréviaire d'un conservatisme décomplexé, assumé.
Je ne suis pas de ceux qui succombent à la facilité de confondre cette " radicalité " de M. Sarkozy avec l'extrémisme de M. Le Pen.
Je combats M. Sarkozy pour ce qu'il est. Un ministre instable à qui manque le sang-froid propre aux hommes d'Etat. Je le combats pour ce qu'il fait ou ce qu'il a fait. Une politique d'esbroufe à l'Intérieur qui n'a pas fait reculer la violence. Une gestion de rentier aux finances qui a creusé la dépression économique. Je le combats pour ce qu'il propose : la précarisation du contrat de travail , l'abandon de l'impôt progressif, le dépôt de bilan des ZEP, l'accès payant aux universités, la gestion communautariste des quartiers populaires, les coups de rabots aux lois laïques. M. Sarkozy n'est pas dangereux parce qu'il fait du Le Pen, mais parce qu'il est le candidat de toutes les insécurités.
La deuxième voie qui s'offre aux Français est la nôtre. Remettre la société en mouvement autour d'un nouveau contrat social qui modernise les structures de notre modèle républicain, sans jeter par-dessus bord ses valeurs d'égalité, de solidarité ou de laïcité. Vaste programme me direz-vous. Mais nous avons un atout. Les Français recèlent de trésors d'énergie, d'initiative, de créativité. Ils ont pris conscience des retards qui ont été pris. Ils sont prêts à des changements en profondeur dès lors qu'ils ont la conviction que les progrès et les efforts sont équitablement partagés. C'est tout le défi qu'ont à relever le parti socialiste et son futur candidat.
Leur exigence première doit être un langage de vérité et de clarté. L'époque des promesses tous azimuts et des politiques catégorielles est révolue. Tout ne sera pas possible. Des demandes ou des revendications parfois légitimes ne pourront pas être satisfaites. Si elle veut restaurer la confiance des Français, l'action des socialistes doit impérativement se recentrer autour des enjeux clés auxquels la France est confrontée.
Comment restaurer l'unité nationale dans une République qui ne parvient plus à donner corps à ses valeurs ? Comment cimenter une cohésion sociale que le chômage de masse et les politiques libérales de ces dernières années ont désagrégée ? Comment rétablir une économie compétitive en assurant une plus juste répartition des gains et des efforts ? Comment réhabiliter l'Etat, le rendre plus efficace dans une société ouverte qui aspire à toujours plus de responsabilités ? Comment faire face à la vague migratoire sans succomber aux tentations protectionnistes ou xénophobes ? Comment promouvoir le développement durable et préparer l'après pétrole sans céder au catastrophisme et stériliser la recherche ? Comment redonner à la France son influence pour débloquer l'Europe et peser dans les nouveaux équilibres du monde ?
Il faut sortir du " court-termisme " qui caractérise trop la politique française pour lui redonner une vision en profondeur à laquelle le pays peut s'arrimer. Il faut stopper l'inflation de textes inutiles et verbeux qui dévaluent la puissance de la loi. Redonner partout du sens, de la visibilité à l'action publique est notre obligation.
C'est à ces questions fondamentales que les candidats qui briguent l'investiture du Parti socialiste doivent répondre. Ils n'ont pas le droit de se cantonner dans l'actuelle bataille d'images qui nous conduirait à notre perte. Ils doivent défendre et concrétiser toutes les valeurs de la gauche: l'égalité, la solidarité, la laïcité, l'esprit collectif, les libertés publiques. Ils ne doivent rien abandonner à la droite. Ni le patriotisme, ni la sécurité, ni la famille, ni le civisme. Ce sont des valeurs unificatrices qui font partie de notre patrimoine républicain. Emergera celui ou celle de nos candidats qui saura unifier ces valeurs, les adapter aux mutations de la société et les porter dans une dynamique de renaissance nationale.
C'est à ce niveau que le mode de désignation de notre candidat prend toute son importance. Le changement doit commencer par le renouvellement de nos pratiques démocratiques. Vous le savez, je milite pour que le Parti socialiste organise des primaires ouvertes à ses sympathisants. La participation de plusieurs millions de citoyens aurait un effet de souffle considérable. Elle placerait nos propositions au c?ur du débat national, engendrerait une dynamique populaire autour de notre candidat et subsidiairement ringardiserait les procédures plébiscitaires de la droite. Ce que la gauche italienne a fait, le PS peut le faire. Il dispose du meilleur réseau d'élus et de militants pour organiser un scrutin qui soit clair, transparent et incontestable.
Quelle que soit l'issue de cette idée, j'entends que mon groupe parlementaire soit l'un des acteurs de cette bataille des projets. Comme l'a souligné ici même François Hollande, toutes les propositions que nous initions depuis quatre ans à l'Assemblée sont autant d'actes de gouvernement qui figureront dans notre programme électoral. J'ai la fierté de penser que nous avons largement contribué à défricher le terrain. Je n'en citerai que quelques exemples : le projet d'une société de la connaissance tout au long de la vie, l'égalité des chances à l'entrée des grandes écoles, le service civique obligatoire, la reconstruction d'un grand impôt sur le revenu plus juste et plus efficace, la charte de l'Etat qui doit définir ce que sont ses missions et ce qu'il délègue, la réforme de notre système de soins. Chacune de ces novations a été forgée au sein du groupe socialiste.
Nous allons poursuivre ce travail de contre-propositions lors de l'examen du texte Borloo sur le logement. A sa logique d'accompagnement des inégalités du marché immobilier, j'opposerai une approche nouvelle de la mixité urbaine à travers plusieurs mesures phares : le doublement annuel de constructions sociales ; l'obligation d'introduire 40% de logements sociaux et intermédiaires dans chaque programme immobilier. Ou encore la limitation du coût du logement au ¼ du revenu des ménages.
Enfin à l'initiative des députés socialistes de la commission des affaires sociales, nous allons déposer une proposition de loi rénovant la politique de santé dans le travail.
Il m'arrive de regretter que beaucoup de ces propositions ne reçoivent pas la médiatisation qu'elles méritent. Cela nous épargnerait l'accusation fausse d'une gauche sans idées. Mais peut-être avons-nous pêché par défaut de communication.
Il en est pourtant deux qui ont provoqué un débat de société et sur lesquelles je voudrais un instant revenir.
La première concerne l'abrogation de l'article 4 de la loi du 23 février réhabilitant la colonisation. Je le répète, notre initiative n'avait qu'un but : unir la nation dans une mémoire partagée de son histoire. D'éminents historiens considèrent que l'abrogation de l'article 4 est l'occasion de toiletter les autres lois mémorielles de dispositions à leurs yeux anachroniques ou stérilisantes pour la recherche historique. L'interpellation est légitime dès lors qu'elle ne touche pas aux fondements de ces lois : la lutte contre le négationnisme, la reconnaissance du génocide arménien ou la définition de l'esclavage comme crime contre l'humanité. Mais je ne suis pas sûr que l'UMP soit disposée à cette démarche réconciliatrice. Sa défense aveugle de l'article 4 ressemble à un combat d'arrière-garde qui ravive inutilement des souffrances de notre histoire là où il faut tourner les énergies de la Nation vers la construction de l'avenir.
Le deuxième sujet concerne notre attitude dans le débat sur les droits d'auteurs et le téléchargement. Nous avons défendu le principe d'une licence globale pour lancer le débat sur la régulation de l'Internet. Des artistes se sont élevés contre l'adoption de cet amendement qui à leurs yeux met à bas tout le système des droits d'auteurs.
C'est tout le contraire. Nous voulons sortir de la logique du perdant - perdant qu'institue le projet du ministre de la culture. Perdants les internautes réduits à des délinquants potentiels qu'il faut sanctionner. Perdants les artistes qui ne touchent aucune retombée du téléchargement de leurs ?uvres. C'est la raison pour laquelle nous demandons le retrait de ce texte bâclé et la constitution d'une mission visant à concilier les droits d'auteurs et le droit à la copie privée des internautes. La licence globale a sans doute besoin d'être travaillée, améliorée. Mais le refus d'en débattre traduirait les difficultés de notre pays à intégrer les évolutions technologiques dans son espace intellectuel. Or c'est justement la volonté de marier la République avec son époque qui est la matrice du projet socialiste.
Voilà pourquoi Mesdames et messieurs, vous me permettrez de conclure ces v?ux par un hommage à celui qui fut l'un des grands personnages de notre temps, François Mitterrand.
La commémoration de sa disparition il y a dix ans n'est pas une nostalgie. Elle est au contraire un miroir pour notre avenir. Tout au long de sa vie, François Mitterrand a incarné l'identité française dans sa grandeur et ses contradictions. Imprégné d'histoire, il n'a eu de cesse de vouloir confronter son pays aux défis de son temps. Son ?uvre comporte évidemment des aspects contestables et encore aujourd'hui contestés. Mais nul ne peut contester l'amour profond qu'il portait à la France, nul ne peut nier l'empreinte qu'il a laissée sur notre pays.
Au moment où une nouvelle génération va prendre les commandes, il n'est pas inutile de méditer l'une de ses maximes favorites.
" Tout homme d'Etat a le devoir de graver son époque ".
source http://www.deputessocialistes.fr, le 9 janvier 2006