Interview de M. François Bayrou, président de l'UDF, à LCI le 30 mars 2006, sur l'ampleur de la mobilisation contre le contrat première embauche (CPE) et la situation politique dans "l'impasse".

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Média : La Chaîne Info

Texte intégral

Q- La bataille autour du CPE devient de plus en plus compliquée, au point qu'E. Balladur disait l'autre jour qu'il faudrait que les journalistes nous aident à comprendre. On va essayer de voir les choses, les unes après les autres. D'abord, le côté des manifestations. Le Gouvernement - G. de Robien, notamment - estime que ces manifestations ne sont pas vraiment représentatives, puisque ce sont des enseignants, des fonctionnaires, des lycéens qui défilent, alors que les gens qui sont concernés par le CPE, eux, ne sont pas dans la rue. Votre sentiment ?
R- Le ministre de l'éducation a dit qu'elles n'étaient pas impressionnantes ; elles sont impressionnantes ! Le nombre de manifestants a doublé en une semaine. C'est donc la preuve d'une dynamique très forte qui dépasse de beaucoup les frontières habituelles. Pour moi, je les trouve impressionnantes et je pense qu'elles envoient un message qui ne doit pas être ignoré par le président de la République et le Gouvernement.
Q- Les organisations syndicales projettent une nouvelle manifestation mardi prochain, si d'aventure la loi est promulguée. A votre avis, va-t-on vers l'essoufflement de ce mouvement, comme semble le calculer le Gouvernement, ou au contraire vers un renforcement ?
R- Je ne le crois pas. Je pense que les gestes que le Gouvernement fait vont davantage vers l'escalade, vers le bras de fer, que vers, au contraire, un apaisement. Je ne partage absolument pas l'optimisme du Gouvernement sur ce sujet. Et d'ailleurs optimisme sur quoi ? Au mieux, qu'est-ce que le Gouvernement peut obtenir ? Un essoufflement avec des frustrations énormes ? Une partie du pays qui considérera qu'on lui a forcé la main, qu'on a refusé de l'entendre, que décidément le pouvoir est sourd ? Est-ce une victoire ? Est-ce un succès ? Je trouve que, de ce point de vue, on ne pèse pas bien les choses.
Q- Question à l'ancien ministre de l'Education nationale : G. de Robien demande aux proviseurs de faire évacuer aujourd'hui les lycées, quitte le cas échéant, à faire appel aux forces de l'ordre ; votre sentiment ?
R- Je pense que si l'on additionne des déclarations provocantes et des décisions vraiment très autoritaires, de ce point de vue là, on prend des risques.
Q- Avez-vous le sentiment que D. de Villepin manoeuvre ou manipule le président de la République ?
R- Je pense que D. de Villepin cherche à obtenir du président de la République une promulgation immédiate de la loi. Et c'est très important, parce que jusqu'à maintenant, dans sa vie, le président de la République a toujours choisi la paix civile, et c'est sa mission, c'est sa responsabilité. Ce n'est pas un signe de faiblesse quand un président de la République choisit l'apaisement, parce qu'il a la responsabilité de la cohésion de la société. Le président de la République doit songer au peuple qui l'a choisi, et donc je pense que le pousser ou le forcer vers l'approbation de la politique qui serait jusqu'au-boutiste du Gouvernement, ce n'est pas dans la logique de la fonction ni dans la logique de J. Chirac.
Q- Précisément, si ce soir le Conseil constitutionnel donne son aval, ce qui est probable, ou donne son aval avec quelques réserves, est-ce que la bonne solution, de votre point de vue, c'est - comme vous l'avez dit à plusieurs reprises, et vous le maintenez - la deuxième lecture ?
R- Oui. La solution républicaine, constitutionnelle, c'est que le président de la République fasse usage du pouvoir que lui donne l'article 10, en disant : "il y a des incompréhensions sur ce texte, je demande qu'on en rediscute, je demande qu'on le reprenne, que le Parlement fasse le travail pour lequel il est fait et qu'on l'a empêché de faire en le forçant à examiner un texte, abruptement et en passant le 49-3".
Q- Si on est plus précis, s'il y a effectivement cette deuxième lecture, cela signifie-t-il qu'on évacue le fameux article 8 qui concerne le CPE et qu'on discute sur le reste de la loi de l'égalité des chances ? On discute sur quoi ?
R- Selon moi, non. Le texte de l'article 10 de la Constitution, autant que je me souvienne, dit que le président de la République peut demander un nouvel examen de tout un texte ou d'une partie du texte. C'est évidemment sur le CPE qu'il doit - ou qu'il devrait, selon moi - demander un nouvel examen. C'est le CPE qui pose problème.
Q- Mais qui se traduirait, de fait, par le retrait du contrat "première embauche" ?
R- Qui se traduirait par une réflexion nouvelle et une rédaction nouvelle de ce texte, notamment du sujet principal : est-il normal de donner pendant deux ans la faculté à un employeur de licencier sans dire pourquoi ? On vous emploie pendant 22mois, et le 23ème mois, on vous dit "excusez-moi, mais j'interromps le contrat de travail, c'est fini, vous ne viendrez plus travailler", sans vous dire pourquoi.
Q- Si les élus reviennent sur cette durée et reviennent aussi sur le problème de la motivation, est-ce qu'il y a encore un contrat "première embauche" ?
R- Est-il juste que l'on mette un pays dans cet état pour un texte que personne ne demandait ? Il y a quelquefois des réformes, des décisions qui sont très lourdes de conséquences ; par exemple, j'ai soutenu la réforme des retraites, parce qu'elle n'était pas complète, elle n'était pas tout à fait comme j'aurais voulu mais c'était quelque chose de très important pour l'avenir du pays que de faire un pas dans le sens du rééquilibrage des régimes de retraite, même si ce pas était insuffisant. Je l'ai soutenue et j'ai trouvé normal, qu'à cette époque, le Gouvernement tienne bon. D'ailleurs, il a tenu bon, au fond, avec l'assentiment du pays, qui a protesté mais qui savait bien qu'il fallait faire quelque chose.
Q- Ce n'est pas le climat aujourd'hui ?
R- Ce n'est pas du tout le climat aujourd'hui. Aujourd'hui, c'est un climat d'escalade, une espèce de rejet sourd, nourri par beaucoup de frustrations. Et la frustration principale, c'est que le pouvoir ne veut rien entendre de ce que lui dit le pays.
Q- Si le président de la République choisit ce compromis, cette deuxième lecture, ne va-t-on pas, en fait, parce qu'il ne peut pas faire autrement, vers une démission de D. de Villepin, le Premier ministre ?
R- Je pense que J. Chirac essayera de l'éviter.
Q- Je ne fais pas allusion à ce qui s'est passé hier à l'Assemblée
nationale...
R- Quand les mots franchissent les lèvres, c'est souvent qu'ils tournent beaucoup dans les têtes. Je pense donc que cette idée peut traverser l'esprit du Premier ministre. Je pense que J. Chirac fera tout pour essayer de l'éviter. Mais vous voyez bien qu'à force de s'enfermer ainsi dans des impasses, on arrive à des situations qui ne peuvent être que des situations de rupture. C'est vrai pour D. de Villepin et le Gouvernement, c'est vrai pour les centrales syndicales, c'est vrai pour les deux à trois millions de Français qui étaient dans la rue la semaine dernière. Lorsqu'on refuse de vous entendre, lorsque l'on ne s'entend pas, lorsqu'il y a dialogue de sourds, forcément, un jour ou l'autre,on arrive à des ruptures.
Q- Si d'aventure on arrivait à cet affrontement, voire à la démission de D. de Villepin, est-ce qu'il ne faudrait pas, de la part du président de la République, étant donné ce qui reste d'ici à l'élection présidentielle, précipiter les échéances ?
R- Je trouve, en effet, qu'il y a de lourds nuages noirs. Ce n'est pas d'aujourd'hui qu'il y a de lourds nuages noirs, ils s'accumulent depuis longtemps. Selon moi, ce qui s'est passé dans les banlieues en novembre est tout à fait lié aux mêmes types de sentiments que nous avons aujourd'hui dans le pays, et ce qui s'est passé au référendum européen aussi, et ce qui s'est passé le 21 avril aussi. Voilà un grand orage au fond, qui habite la société française, avec, de temps en temps, des coups de tonnerre et des éclairs...
Q- ...Et cela veut-il dire que l'on peut attendre encore quinze mois ?
R- C'est de la responsabilité du président de la République. En tout cas, je trouve que le climat est terriblement malsain. C'est une banalité de dire cela, mais il se passe des choses dans la société française qui ne ressemblent pas à ce dont la France a besoin.Source: premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 31 mars 2006