Déclaration de M. Dominique de Villepin, Premier ministre, sur le rôle des Justes qui se sont opposés au génocide des Juifs par le régime de Vichy et l'occupation nazie durant la deuxième guerre mondiale 1939-1945, Paris le 14 juin 2006.

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Circonstance : Inauguration du "Mur des Justes" au musée de la Shoah, à Paris le 14 juin 2006

Texte intégral

Monsieur le Premier ministre,
Mesdames, Messieurs,
Le mur que nous inaugurons ensemble, Monsieur le Premier ministre, élève et grandit le coeur. Car il porte le souvenir d'hommes et de femmes qui ont sauvé, au péril de leur vie, d'autres hommes et d'autres femmes, des enfants, leurs voisins, des amis d'amis, la plupart du temps des inconnus, et qui l'ont fait au nom d'un seul et unique devoir qui nous est rappelé aujourd'hui à tous : le devoir d'humanité.
Aujourd'hui, en ce lieu chargé d'émotion, inauguré il y a plus d'un an par le Président de la République, en ce lieu qui porte les noms des victimes de la haine et de la barbarie, je veux dire que rien n'écartera notre pays de son devoir de mémoire et de vérité.
La vérité, c'est que la France n'a pas su protéger ses enfants face à la haine et à la barbarie. La vérité, c'est que la République a abandonné à la persécution et à la violence des citoyens qui avaient toujours défendu ses valeurs avec conviction et ferveur. La vérité, c'est que l'Etat français a secondé la folie nazie, en organisant les rafles et la déportation de 76 000 personnes.
Cette vérité, il a fallu beaucoup de persévérance et de courage pour que notre pays la regarde en face. Le courage d'un Addy FUCHS, déporté à Auschwitz à 16 ans et qui se souvient du retour des déportés : « Quand on est revenus, on a raconté. Mais on ne nous a pas cru. Certains même nous en ont voulu d'être revenus vivants de l'enfer ! Alors on s'est tu. » La persévérance d'un Isaac SCHNEERSOHN qui, avec d'autres responsables de la communauté juive, a voulu, avant même la Libération, rassembler les preuves de la persécution des juifs afin de garder vivant le souvenir des victimes. C'est grâce à eux et au Centre de documentation Juive contemporaine fondé à Grenoble en 1943 que fut inauguré le 30 Octobre 1956, le mémorial du martyr juif inconnu, le premier mémorial de ce genre créé dans le monde, avant même celui de Yad Vashem.
La vérité, il nous faut l'enseigner et la faire vivre pour qu'elle ne soit jamais oubliée. Et je veux saluer le travail de la Fondation pour la mémoire de la Shoah qui s'engage, sous l'impulsion de sa présidente Simone VEIL, pour que le fil de la mémoire ne soit jamais rompu.
Aujourd'hui, alors que nous venons de parcourir à nouveau l'allée du mémorial et que nous hantent les noms des victimes, nous voulons nous souvenir des Justes.
Les Justes, ce sont d'abord ceux qui ont brisé le silence qui s'était abattu sur toute l'Europe dès les premiers mois de l'occupation nazie. La France n'a pas échappé à ce silence : silence face à l'adoption du statut des Juifs le 3 octobre 1940, silence face à la spoliation de leurs biens, silence aussi face au recensement de juin 1941 ou à la terrible loi de juillet 41. Silence encore lorsque à partir d'octobre 1940 les Juifs étrangers qui étaient venus chercher refuge en France, puis les Juifs français sont internés : Rieucros, Pithiviers, les Mille, Beaune-la-Rolande, Drancy. Rares furent les voix qui s'élevèrent alors contre des camps qui déshonoraient la France.
Rares furent aussi ceux qui s'insurgèrent contre la révocation des fonctionnaires et notamment des enseignants juifs. Certains pourtant donnèrent l'alarme, comme les lycéens et les professeurs du lycée Henri IV, comme le doyen de la Sorbonne Joseph Vendryès, ou Gustave Monod, inspecteur général de philosophie qui quitta son poste en signe de protestation. Mais ces actes individuels n'ont pas suffi à briser l'indifférence avec laquelle l'opinion publique assistait à ce lent égarement : il n'y eut pas, comme le déplora André Neher, professeur dans un collège de Brive-la-Gaillarde, de « raz-de-marée d'immédiate résistance, un unanime cri de protestation ». Rien ne pourra jamais excuser cet affaissement moral qui avait muselé les esprits et les coeurs.
Il aura fallu attendre l'obligation du port de l'étoile jaune puis les grandes rafles de l'été 1942 pour que naisse le sursaut. C'est alors que les Cahiers du témoignage chrétien publient une brochure clandestine qui porte ce titre : « France, prends garde de perdre ton âme. » A l'instar du message adressé le 26 mars 1941 par le pasteur Boegner au grand rabbin Isaïe Schwartz, ou de l'appel des cardinaux et des évêques de la zone occupée au maréchal Pétain le 22 juillet 1942, de plus en plus de voix s'élèvent pour appeler la France à retrouver sa dignité et la fidélité à ses valeurs.
Un quart des juifs de France ont péri dans les trains et dans les camps. Ce déshonneur est gravé à jamais dans notre mémoire. Les autres doivent leur survie à leur courage et à leur lucidité mais aussi à la solidarité active qui s'est déployée dans notre pays à partir de l'été 1942.
Depuis plus de 40 ans le Musée Mémorial de Yad Vashem à Jérusalem honore la mémoire des hommes et des femmes qui, n'étant pas juifs, se sont engagés pour sauver la vie des juifs persécutés. 21 310 Justes parmi les nations ont été reconnus à ce jour à travers le monde, dont 2693 en France. Leurs noms sont inscrits sur le mur que nous inaugurons aujourd'hui.
Derrière ces noms il y a des hommes et des femmes issus de toutes les régions de France, de tous les milieux. Il y a des médecins, des infirmières, des enseignants, des fonctionnaires, des policiers, des prêtres et des pasteurs, des commerçants, des fermiers, des ouvriers. Derrière ces noms il y a des histoires multiples, des opinions politiques diverses, des convictions différentes.
Les Justes ne sont pas des hommes et des femmes du hasard, même s'il suffit parfois d'une rencontre, d'une circonstance pour précipiter le destin. Ce qu'ils ont en commun, c'est cette part d'humanité, cette part de folie même face au danger, qui fait que rien ne résiste à l'appel de l'autre, ni l'intérêt, ni la peur, ni l'égoïsme En hébergeant des enfants dans leurs maisons ou dans leurs fermes, en ouvrant leurs églises ou leurs couvents à des familles entières, en organisant des évasions à partir des camps d'internement, en aidant au passage de la frontière suisse ou espagnole, en fabricant de faux papiers civils ou religieux, ces citoyens ont permis de sauver des milliers de citoyens juifs, Français mais aussi étrangers. Ils ont la gratitude des Juifs, d'Israël et de la France.
En passant devant ce mur, en lisant les noms des individus, les noms des villages et des régions, on voudrait pouvoir raconter chacune des ces histoires. Quelle que soit leur ampleur, quelles que soient les circonstances, quel que soit le nombre de personnes sauvées, il y a toujours à l'origine une même évidence : l'évidence de l'autre qui souffre et à qui on veut tendre la main. Il y a aussi toujours le même courage : le courage de ceux qui, en l'espace de quelques secondes ont choisi leur camp.
On voudrait raconter l'histoire d'Irène et de Renée Paillassou, institutrices à Saint-Pierre-de-Fursac dans la Creuse, qui cachèrent le docteur Meiseles et sa femme d'abord chez elles puis dans une cabane perdue dans la montagne du Vaucluse ;
Ou encore l'histoire d'Hélène Dupuy, qui sauva à Périgueux les trois fils de la famille Gurska, alors que leurs parents avaient été déportés à Auschwitz.
Il y a aussi Marcelle Guillemot, cette jeune assistante sociale qui permit, avec l'aide des paroissiens du temple de l'Oratoire du Louvre, le sauvetage de 63 enfants parisiens.
Il y a le père Francis Coeuret, membre actif de la résistance, qui prit tous les risques pour sauver la famille Goldenstein à Villars-sur-Var.
A cet instant précis, ces hommes et ces femmes nous rappellent qu'il est un devoir qui dépasse tous les autres, un devoir de protection, un devoir d'assistance, et peut-être plus simplement encore un devoir d'humanité. Oui, à cet instant précis, pour se sauver soi, il fallait prendre le risque de porter secours à l'autre. Oui, à cet instant il s'agissait bien de sauver l'homme dans son évidence première.
Aujourd'hui nous pensons aussi à tous ces villages, le Chambon-sur-Lignon bien sûr auquel le président Jacques Chirac a rendu hommage, mais aussi Dieulefit, Alès, Florac, Saint-Léger, Vabre, Lacaune, tous ces villages où s'organisa une véritable solidarité collective et qui offrirent refuge à tant de familles et d'enfants persécutés.
Nous pensons également aux organisations religieuses ou laïques, la Cimade, l'Amitié chrétienne, l'Entraide temporaire, le Mouvement national contre le racisme et toutes les autres dont le rôle fut essentiel dans le soutien à ces actions individuelles. Nous pensons aux organisations juives de la résistance qui ont organisé et permis le sauvetage de milliers de Juifs de France, en particulier les Eclaireurs israélites et l'OSE.
Enfin, nous pensons aujourd'hui aux milliers de Français dont le nom ne figurera jamais sur ce mur, parce qu'ils ont agi dans l'anonymat, et dont un simple geste, un regard, un mot a permis de protéger une famille en fuite.
Le Talmud nous rappelle que « celui qui sauve un être humain sauve l'univers tout entier ». Par leur révolte, leur bravoure et leur humanité, les Justes de France ont sauvé l'âme de notre nation. Dans un pays accablé par la guerre, l'occupation et la barbarie, ils ont ouvert une brèche d'humanité et de liberté. Dans une République fondée sur l'égale reconnaissance de tous les citoyens, ils ont agi en défenseurs de nos principes et de nos valeurs. Gardiens de notre identité et de notre histoire, ils ont prouvé que ni l'occupation ni le Régime de Vichy n'avaient pu venir à bout de l'esprit de notre nation, une nation qui avait fait de l'émancipation des juifs l'application concrète des ses principes nés de 1789.
Leur souvenir constitue pour nous une consolation mais aussi une exigence. Leur histoire nous dit que le courage est toujours possible et l'humanité une nécessité. Il n'y a jamais d'excuse valable pour la lâcheté, le renoncement ou l'indifférence, quand la vie d'un homme est en jeu, quand nos principes les plus fondamentaux sont menacés. Ce que j'ai fait, nous disent les Justes, c'est aider quelqu'un qui avait besoin de moi. Ce que j'ai fait, c'est tout simplement me comporter en être humain. Ce que j'ai fait, n'importe qui aurait pu le faire. N'importe qui aurait dû le faire.
Cette exigence, nous devons la garder au fond de nous-mêmes. Elle doit nous guider dans toutes les circonstances de notre vie d'hommes, de femmes, de citoyens. Elle doit animer dans notre pays le combat contre toutes les formes d'intolérance, de racisme et de discrimination. Elle doit nous pousser à rester attentifs à la souffrance d'autrui et aux injustices qui nourrissent la haine et l'incompréhension.
Mesdames, messieurs
Les Justes ont sauvé l'esprit de l'Europe et de la France. Leur histoire doit être racontée, transmise, rappelée, car elle est la preuve que l'homme survit malgré la peur et l'oppression. Les Justes nous montrent le chemin. Ils nous disent que seule la fraternité peut sauver une société en déroute. Ils nous disent qu'il faut toujours croire en l'homme et le servir.
Oui, il suffit d'une étincelle, d'une flamme, pour maintenir l'espoir vivant. Pour affirmer, face à l'irréparable, que jamais le coeur de l'homme ne pourra être effacé, que jamais la bête immonde n'aura raison d'une main tendue, d'une main amie.
Je vous remercie.
Source http://www.premier-ministre.gouv.fr, le 15 juin 2006