Entretien de M. Philippe Douste-Blazy, ministre des affaires étrangères, avec France inter le 11 juillet à Toulouse, sur la concertation euro-africaine pour lutter contre l'immigration illégale et favoriser le co-développement, l'affaire des enfants sans papiers scolarisés en France, et la reprise de l'escalade de la violence dans le conflit israélo-palestinien.

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Média : France Inter

Texte intégral

Q - Les représentants de 57 pays d'Europe et d'Afrique sont réunis depuis hier, et encore aujourd'hui, à Rabat pour une conférence sans précédent sur la migration et le développement. Objectif : comment endiguer cet afflux de milliers d'immigrants, qui tentent par tous les moyens et au risque de leur vie, d'entrer en Europe ? [...] Coopération Europe-Afrique, et répression, c'est, semble-t-il, la double tonalité de cette conférence à Rabat. Ceux qui partent au péril de leur vie, disent : "chez moi, dans mon pays, en Afrique, il n'y a rien à faire, pas de travail pas d'espoir, pas d'avenir". Est-ce qu'une conférence à Rabat peut changer cela ?
R - Absolument. D'abord parce que pour la première fois, les pays d'origine, les pays de transit et les pays d'accueil étaient présents. Pour la première fois, on a parlé du sujet dans sa globalité, à la fois le co-développement mais aussi, en même temps, les problèmes de sécurité migratoire. L'esprit de Rabat, oui, est historique. C'est la première fois que l'on parle d'un partenariat et non d'un assistanat, pas pour dire "on va vous donner de l'argent pour que vous restiez là-bas". Non, nous parlons en partenaires ! Je voudrais vraiment souligner cela parce que cela m'a paru le plus important, le plus intéressant : une sorte de coresponsabilité entre les pays africains d'origine, ceux de transit - parce que, aujourd'hui, l'Algérie, le Maroc, dont on a beaucoup parlé il y a vingt ans ou vingt-cinq ans, ne sont plus uniquement des pays d'origine - et ensuite, bien sûr, les pays d'arrivée comme les pays européens.
Q - Vous parlez de co-développement. Donnez-moi des exemples concrets de ce que peut être le co-développement pour stopper ces flux migratoires vers l'Europe.
R - Le co-développement, c'est très simple : c'est mobiliser les diasporas qui sont installées en Europe. Il y a des millions d'immigrés qui travaillent de manière tout à fait légale dans des pays comme la France, le Portugal ou comme l'Espagne. On sait qu'ils envoient tous les mois de l'argent à leur famille. La proposition est de dire : trouvons toutes les incitations possibles pour que cet argent puisse servir au développement. Nous savons aujourd'hui qu'il y a des dizaines et des centaines de milliards d'euros issus des différentes diasporas qui travaillent. C'est bien plus important que n'importe quelle aide publique au développement. Faisons des projets ; cela peut être un projet d'irrigation, de commerce, un projet foncier, peu importe...
Q - Mais l'incurie de certains gouvernements africains qui n'arrivent pas à offrir un avenir à leurs ressortissants, est-ce que l'on peut résoudre ce problème comme ça, assez rapidement ?
R - Vous avez, je crois, un cercle vicieux. Il y a une chose qui me paraît très intéressante pour l'avenir, c'est le micro-crédit. Mon homologue Miguel Angel Moratinos et moi-même avons parlé hier de ce micro-crédit. Il y a cinq ans, six millions de personnes, en Afrique, avaient droit à un micro-crédit. Aujourd'hui, cinq ans après, c'est plus de 110 millions de personnes. Qu'est-ce qu'un micro-crédit ? Ce sont quelques centaines de dollars ou d'euros que l'on donne à quelqu'un qui gagne moins de deux dollars par jour, pour conduire son projet, le projet de sa vie. Vous lui redonnez une utilité sociale. Autrement dit, vous lui redonnez une dignité. Et, à partir de là, il est moins impliqué dans les milices, dans la guerre civile. C'est la seule solution. Il y a d'un côté la sécurité et de l'autre côté, le développement. Ce sont deux sujets majeurs, qui sont indissociables en Afrique. Je crois que la France se doit d'augmenter son aide pour les micro-crédits ; c'est ce que nous faisons avec Brigitte Girardin.
Q - Justement, lors de cette conférence, il y a un aspect sécuritaire. Allons-nous, nous, les Européens, participer à la surveillance des frontières, des pays africains ? Allons-nous gérer les frontières de l'Afrique, frontières aériennes, maritimes, terrestres, pour empêcher ces flux migratoires ?
R - En réalité, il ne s'agit pas de cela parce que ce n'est pas par des mitraillettes et par des armes que vous arriverez à endiguer cela. C'est la mauvaise approche, me semble-t-il. La seule solution, c'est de parler en termes de co-responsabilité, de parler entre nous de migration en disant qu'elle peut être de toute façon très bénéfique pour l'Europe, évidemment. Et l'Europe en sait quelque chose : elle est formée d'enfants qui viennent de l'immigration. Et en même temps, elle peut être la pire des choses si on veut se donner bonne conscience, si l'on dit qu'il n'y a pas de problème.
Q - ...Mais il y a un aspect sécuritaire. Quel est l'aspect sécuritaire qui va sortir de cette conférence de Rabat ?
R - Sur l'aspect sécuritaire, il s'agit de demander aux pays, y compris aux pays d'origine, et en tout cas aux pays de transit, de lutter contre l'immigration irrégulière. Et cela, en effet, c'est une affaire très importante. Il faut des perspectives claires à l'organisation de la migration légale, à la mobilité légale des migrants.
Q - Mais comment fait-on ?
R - Je crois que d'abord, il faut dire aux pays, par exemple le Mali ou le Maroc, ou d'autres pays qu'ils soient d'origine ou de transit, qu'ils doivent voter des lois eux-mêmes et qu'ils doivent faire passer le message eux-mêmes selon lequel l'on ne part pas, comme ça, de manière irrégulière. D'abord parce que ces immigrants seront malheureux au bout du compte. Il faut donc combler ce manque de pédagogie qui est extrême. Vous avez aujourd'hui des marchands de rêves qui sont dans les pays d'origine, qui ne sont absolument pas combattus par des gouvernements qui laissent faire. Aujourd'hui, on voit que cela entraîne des catastrophes, des drames humains, avec une sorte de nouvelle traite qui est absolument scandaleuse.
Q - Comment lutte-t-on contre ces filières d'immigration clandestine, des filières mafieuses ?
R - Oui, ce sont des filières mafieuses. Il y a un travail à faire de leur part, comme je viens de le dire, c'est-à-dire adopter des lois et actionner les forces de répression et de police tout à fait normales qui existent dans ces pays. Elles doivent dire de ne pas partir sans papier parce que se profile quelque chose qui est très mauvais pour tout le monde, et pour nous et eux.
Et puis, pour nous, les pays d'arrivée, nous avons intérêt, je crois, à faire un effort pour essayer de savoir quelles sont les filières qui sont demandées, ici. Si on les cherche un peu mieux, on saura quelles sont les filières qui organisent ces trafics. Il faut être très dur, il faut punir très durement, pénalement ces personnes qui se servent des autres.
Q - Puisque l'on parle de l'immigration clandestine, estimez-vous que Nicolas Sarkozy est actuellement embourbé dans l'affaire des enfants scolarisés en France sans papiers ? L'école, c'est quand même le symbole de l'intégration qui marche.
R - Oui, nous sommes vraiment au coeur du sujet, justement, parce que quand Nicolas Sarkozy a pris la parole hier, devant tous les pays africains de l'Afrique occidentale et devant les pays européens, on aurait pu penser que le thème de l'immigration choisie était mal accepté. Or c'est exactement le contraire ; c'est ce que disait d'ailleurs votre collègue qui est à Rabat encore actuellement ce matin, à votre antenne. Parce que, en définitive, dire que l'on veut choisir une immigration ensemble, ce n'est pas dire "nous, Français ". Ce n'est pas la France qui va choisir...
Q - Je vous parle de l'affaire des enfants sans papiers.
R - C'est la même chose parce qu'il ne faut pas créer des filières, il ne faut pas créer des filières d'immigration irrégulière. Evidemment, toute personne qui voit un enfant dans une école primaire - et je le vois ici à Toulouse comme président du Grand Toulouse -, n'a absolument aucune envie - et personne n'a aucune envie - de voir que cet enfant va partir à la fin de l'année. Simplement...
Q - ... Il n'y aura pas d'enfants expulsés de France ? C'est certain ? Vous le dites ce matin ?
R - Non, je dis au contraire que ceux qui font croire, pour des raisons émotionnelles, que tous les enfants qui sont sur le sol français vont rester dans les écoles, vont créer par leurs bons sentiments - et je n'ai rien contre leurs bons sentiments - de vraies filières d'immigration clandestine. Je crois qu'il serait absolument effrayant de dire que, d'un côté, il y a ceux qui ont du coeur et qui sont, évidemment, pour que les enfants restent tous là, et les autres qui sont ceux qui ne comprennent rien à rien et qui veulent les faire partir de manière inhumaine. C'est un cliché qui est très grave pour une démocratie comme la nôtre.
Il y a simplement une nécessité : oui, faire venir des migrants de manière légale en France, c'est très bien, c'est la richesse de ce pays, et c'est l'honneur de ce pays depuis toujours. Et puis la responsabilité que nous avons, Nicolas Sarkozy, comme nous tous, comme Dominique de Villepin, comme le chef de l'Etat, c'est de dire qu'il y a quelque chose que l'on n'a pas le droit de faire, soit par les mariages, soit par l'école, soit par autre chose : se servir de la République pour constituer des filières d'immigration clandestine. Ce n'est pas digne de la République.
Q - Israël doit-il accepter de libérer des prisonniers palestiniens en échange de la libération de son soldat ?
R - Je pense qu'il faut surtout que l'on arrête avec cette horreur qui existe aujourd'hui, dans le conflit israélo-palestinien, qui n'est rien d'autre qu'une reprise de la violence de plus en plus importante. Au contraire il faut revenir à un processus politique, à un dialogue politique.
Q - Mais pour sortir de la crise actuelle, faut-il un échange de prisonniers ?
R - Je ne sais pas si aujourd'hui il est crédible de parler de cela. En tout cas, la diplomatie française ne peut parler que de processus politique. Si pour échanger des prisonniers, il faut se parler, s'il faut se parler et négocier, s'il faut commencer à se respecter et à reconnaître l'autre et ne pas rester à un processus unilatéral, alors, oui, évidemment, il faut se parler. La seule solution aujourd'hui, c'est de combattre toute politique unilatérale. Et je l'ai dit parce qu'une fois de plus, la violence est en train de prendre le dessus, et cela est regrettable.
La riposte israélienne aux évènements d'il y a une semaine, à l'enlèvement du soldat dont vous parlez, par son caractère disproportionné, fait courir précisément ce risque. Israël a droit à la sécurité, cela n'est pas contestable. Et nous avons souvent indiqué aux autorités palestiniennes qu'elles devaient faire preuve d'autorité au sein de leurs propres rangs pour éviter des attaques contre Israël, et nous avons souligné le risque de l'engrenage de la violence, qui ne mènera à rien. Je le dis ici ce matin aux deux parties.Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 12 juillet 2006