Texte intégral
Deux sujets sont étroitement liés : la santé économique de la société, de l'emploi (nous y reviendrons dans notre colloque des 8-9 novembre), et l'exclusion que subissent un grand nombre de nos compatriotes.
J'ai écouté les débats au long de la journée avec beaucoup de passion ; de découragement par moment, en entendant s'exprimer le sentiment d'un désarmement de la société par rapport à ce qui est en train de se produire.
Le sujet de l'exclusion n'est pas annexe, compassionnel, il est le visage même, l'ombre sur le visage de la société que nous formons ensemble. Oui, la réalité de notre société se lit dans ceux qui subissent l'exclusion.
À l'Université d'Été, j'avais énuméré les chapitres principaux d'un programme : l'exclusion était le deuxième - l'éducation le premier. L'exclusion sera l'un des chapitres principaux de ce que nous allons dire aux Français pour l'élection présidentielle.
Ce n'est pas l'affaire des associations, sinon par délégation, et selon leur volonté de servir ; ce doit être l'affaire du pays tout entier, l'affaire du Président de la République, porteur et peut-être même inspirateur de la volonté nationale.
La présence parmi nous de ceux que l'on nomme "exclus" (un nom que nous leur attribuons, et non qu'ils s'attribuent eux-mêmes), qu'ils soient très visibles, ou qu'ils soient dissimulés, c'est la réalité de la société que nous avons formée.
Très visibles : les 100 000 qui dorment dans la rue. Les tentes suscitent une polémique ? On bouge les tentes, et on ne parle plus de SDF ! Ce qui veut dire, d'une certaine manière, que ceux qui ont fourni les tentes ne se sont pas trompés : ils ont rendu visible l'invisible. Les tentes une fois déplacées vers les berges de la Seine, plus personne ne s'en occupe. Les touristes japonais les photographient abondamment, les pouvoirs publics les ignorent ... jusqu'à la fin novembre, jusqu'au premier coup de froid.
Un SDF a vécu huit mois sur le rebord du muret du Conservatoire de Musique, à côté du portail de l'UDF, rue de l'Université. Il était jeune, sans doute malade, intoxiqué profondément (j'ai cru m'en rendre compte moi-même). Questions, appels répétés n'y ont rien fait.
Ces 100 000 SDF sont visibles. Et puis il y a le continent immergé de l'exclusion dans notre propre pays : 4 ou 5 millions de nos compatriotes, dont un million d'enfants. Certains ont perdu tout lien avec leurs voisins, avec l'estime publique, avec le travail ; certains sont atteints par l'exclusion depuis des décennies. On a parfois plusieurs générations en train de reproduire l'absence de normes - ou des normes à part : c'est l'exclusion grave, qui apparaît dans bien des cas comme irrémédiable.
On devrait avoir constamment devant nous une pancarte qui nous rappelle cela : "Pensons aux 5 millions".
Peut-on avoir une stratégie globale à leur endroit ? Je crois que oui. La gravité de la menace, que la persistance de l'exclusion fait peser sur notre pays, exige une volonté politique. La solidité d'une chaîne se mesure à la solidité de son maillon le plus faible : c'est la même chose pour la solidité d'une société.
Et pour l'image de la France. Et pour notre compétitivité, pour la capacité de la France à tenir sa place dans la grande compétition du monde. Et pour les raisons qui nous font vivre ensemble.
La France est un pays dont l'idéal national ne ressemble pas aux autres. C'est comme cela. Mon « camarade » Henri IV y est pour quelque chose...
La République est indivisible. La France est indivisible. Quand nous disons, dans notre devise, "égalité" et "fraternité", de quoi parlons-nous ? Des valeurs qui nous font vivre ensemble. La blessure de l'exclusion est plus grave pour nous, pays d'unité, que pour tout autre pays.
Cette stratégie globale doit comporter sa part de prévention, j'y reviendrai tout à l'heure, mais elle doit commencer par l'urgence.
Il n'y avait qu'un point du programme de Lionel Jospin en 2002 avec lequel j'étais en accord profond - c'est d'ailleurs celui qui a été le plus moqué : "zéro SDF". Un pays comme le nôtre doit se fixer comme impératif, comme objectif vérifiable, d'offrir une solution à chaque SDF en cinq ans - le temps d'une législature. C'est un objectif ambitieux mais possible.
Je le sais car j'ai eu l'occasion de le faire. Dans les Pyrénées-Atlantiques, alors que j'en assumais la Présidence, le Conseil général a initié un programme de logements ultra-sociaux pour personnes en situation d'urgence. Nous avons récupéré 1000 logements en cinq ans. La plus petite surface, la plus petite maison de garde-barrière abandonnée par la SNCF, le recoin de ferme dont on n'a pas l'usage, nous l'avons réhabilité, et nous en avons garanti le loyer. Comme on avait en même temps réglé les questions de droits sociaux, il n'y a eu aucun impayé. La garantie n'a pas eu à jouer. Elle était là pour rassurer le propriétaire. Tout cela a été l'oeuvre d'une équipe de deux personnes.
Offrir de vraies solutions au lieu des mots, il faut commencer par là. Passer de la solidarité verbale à la solidarité en actes, c'est un grand pas dans le sens de la dignité nationale !
Nous avons eu une réflexion à notre Colloque sur le Logement, sur l'édification de logements très sociaux dans les programmes de construction : nous proposons - même si c'est discuté - que tout programme immobilier comprenne au moins 25 % de sa surface en logements sociaux.
Je crois à la mixité. Je ne crois même qu'à cela : toute politique qui accepte les ghettos nous conduit au type d'impasse dans laquelle nous sommes.
Des logements sociaux et des logements très sociaux dans tous les programmes, et aussi des logements de standing dans les programmes sociaux, car la mixité devrait marcher dans les deux sens. Il faut aussi qu'il y ait des riches chez les pauvres ! Cela a été une partie de la stratégie suivie à New York...
Cette idée de passer de la solidarité verbale à la solidarité en actes, elle vaut aussi pour le travail.
Tout au long de la journée, on a parlé de réhabiliter le travail. On sait bien, en effet, quel mécanisme exclut - et cela va très vite - ceux qui perdent le contact avec le travail, et perdent en même temps la reconnaissance de ce qu'ils sont.
On n'est pas quitte avec quelqu'un quand on lui a donné un chèque, dont le montant d'ailleurs est extrêmement faible. Depuis longtemps, il m'apparaît que l'une des clés est de rendre l'estime de soi, la reconnaissance dans le regard de l'autre, la certitude d'une utilité, à ceux qui sont dans l'exclusion. Je sais bien que c'est extrêmement ambitieux, mais je pense que c'est à la dimension d'un pays comme le nôtre, et de l'époque que nous vivons.
L'activité universelle, c'est offrir à chacun de ceux qui sont bannis sa place dans la société que nous formons ensemble, par la reconnaissance des richesses qu'il porte en lui. Même dans cette pauvreté, nous trouverons autant de richesses que chez ceux qui "réussissent". C'est la grande idée de l'Abbé Pierre : les pauvres sont riches, mais vous ne le savez pas. Idée évangélique, pour l'Abbé Pierre ; considérons, pour nous, que c'est une idée civique.
Combien parmi vous connaissent des RMIstes ? Dans le village où je suis né, et où j'habite toujours, les familles de RMIstes, je les connais depuis l'enfance. Je sais qu'ils savent faire plein de choses, ils ont des compétences, des capacités, de la générosité, qui se sont peu à peu effacées, recouvertes d'un voile, qui se sont oubliées, mais qui sont intactes au dessous de cet oubli.
Donc je dis : tu sais faire de l'informatique ? (beaucoup de RMIstes ont fait des études, en particulier des études d'informatique, ils sont au chômage depuis 4 ans ...) Il y a des gens à qui tu peux l'apprendre.
Tu sais t'occuper des enfants ? il y a des enfants qui ont besoin de toi.
Tu as ton permis de conduire ? tu peux accompagner des personnes âgées, faire les courses avec elles. (Avez-vous essayé de prendre le train dans la treizième voiture, en étant handicapé, sur un quai de nos gares ?)
Il y a mille aides, activités, secours, qu'une société comme la nôtre ne « remplit » pas. C'est pitié de le voir. Que la société française se fixe comme devoir de donner une utilité sociale à tous ceux qui peuvent assurer cette activité, est une idée de révolution civique.
Cette activité permettra aussi aux titulaires de minima sociaux d'arrondir leurs fins de mois : les collectivités locales et associations auront les moyens de leur apporter une contrepartie, cumulable un certain temps avec le RMI.
L'activité universelle s'exercera en dehors du secteur concurrentiel. Mais il faut aussi favoriser la reprise d'emploi des chômeurs de longue durée. C'est pourquoi nous proposons que chaque entreprise puisse créer deux emplois sans charges, pour que se dégèle le continent des emplois gelés.
Il faut s'attaquer à la jungle, au maquis des aides et contrats de toute nature, comme au labyrinthe des autorités qui gèrent ces contrats. Je suis pour un contrat d'insertion unique. La jungle des dispositifs de retour à l'emploi est incompréhensible par qui que ce soit, y compris les spécialistes qui sont à cette tribune ... L'autre jour, le Ministère de l'Emploi nous a adressé un classeur contenant le rappel de tous les dispositifs : 300 pages !
Une idée émise au cours de cette journée m'a paru très intéressante, et je veux la reprendre devant vous : l'initiation à la professionnalisation au sortir des études. C'est aussi un moyen de prévenir de l'exclusion. Diplômé ou non, on ne devrait pas pouvoir quitter un cycle d'études sans avoir été formé à ce que sont l'emploi, l'entreprise, le parcours à suivre jusqu'à l'embauche. On n'imagine pas à quel point ce parcours, c'est du chinois pour les jeunes !
Ministre de l'Education Nationale, j'avais proposé, pour les jeunes qui entrent à l'Université, que soient distinguées études académiques et professionnalisation. Et que l'on explique que le diplôme ne vaut pas qualification professionnelle.
Beaucoup de jeunes, de familles, ont en tête l'ancien modèle méritocratique français : "tu as un diplôme ? tu as un emploi !". La frustration immense des familles à l'égard de la situation de leurs enfants, vient en grande partie de ce qu'ils ont des diplômes, mais pas d'emploi.
Le jour où j'ai eu une licence, ma mère m'a dit "tu as une licence ? tu pourras enseigner !". Elle était dans l'ancienne définition de la licencia docendi : l'autorisation d'enseigner.
Pour prévenir l'exclusion, je souhaite qu'il y ait, à la sortie des études, une telle formation, d'un mois peut-être, pour donner des armes au jeune. Il est aujourd'hui abandonné, sauf à "faire le point" avec l'ANPE ! ... pour reprendre le mot de Frédéric Tual, tout à l'heure à propos de ces nombreux "points" que se voit proposer un demandeur d'emploi handicapé...
S'il y a un lieu où déjà l'exclusion se manifeste, c'est évidemment l'école.
J'ai été très déçu des affirmations politiques de ceux qui, à droite et à gauche, considèrent que la solution est l'abandon de la carte scolaire. La carte scolaire a ses faiblesses ; mais derrière l'idée de l'abandonner, on peut comprendre que ceux qui le voudront pourront aller ailleurs, tandis que ceux qui ne sauront pas qu'il faut aller ailleurs resteront dans les établissements déclassés. Un certain nombre d'établissements se retrouveraient en situation de ghettos, ce n'est pas acceptable. C'est ici qu'il faut défendre l'idée républicaine de l'école : qui que vous soyez, vous aurez les mêmes acquis dans le primaire et les mêmes chances de réussite dans le secondaire.
Cette idée républicaine est aussi valable au XXIème siècle qu'elle l'a été dans les six ou sept premières décennies du XXème. Et un certain nombre d'entre nous ne serions pas ici si cette idée républicaine de l'école n'avait pas été appliquée réellement au siècle dernier.
L'égalité des chances dans le secondaire, cela veut dire, en premier lieu, garantir le calme, le respect réciproque, dans tous les établissements, spécialement les plus exposés à des situations difficiles. C'est un devoir - car, si les parents pensent à s'en aller, c'est qu'il y a un tel climat dans ces établissement qu'on n'a qu'une envie, les quitter d'urgence.
Les élèves fauteurs de troubles - qui sont bien souvent eux-mêmes des victimes d'autre chose, car c'est par perte d'estime de soi qu'ils deviennent des caïds de cours de récréation - on doit les extraire de l'établissement qu'ils déstabilisent, et leur offrir une scolarité adaptée. Une scolarité adaptée, c'est-à-dire avec des enseignants et aussi des éducateurs. Car ce n'est pas une solution de faire tourner ces élèves d'un collège A à un collège B pour revenir après au collège A, en attendant l'âge où l'on pourrait "s'en débarrasser sans regrets et sans remords" ...
Deuxième chose, toujours pour prévenir l'exclusion : que, dans ces établissements fragiles, on réintroduise de l'excellence. Que dans ces établissements, on ait des classes de niveau supérieur, des classes qui permettent d'atteindre des résultats enviés.
Le calme républicain, l'excellence républicaine, voilà ce qui fera de ces écoles, non plus des ghettos, mais des lieux où l'exclusion sera efficacement combattue.
Je voudrais aborder une idée que Valérie Létard a défendue, et que je trouve extrêmement juste : réformer en profondeur notre système de minima sociaux.
Pour une première raison : parce qu'il est incompréhensible. Même les assistantes sociales, quelquefois, doivent se poser bien des questions !
Et pour une autre raison. Dans un grand nombre de cas, il est décourageant de sortir du minimum social pour entrer au travail, vous y perdez beaucoup, singulièrement si vous êtes une jeune femme seule qui élève un ou plusieurs enfants. Vous y perdez un certain nombre d'aides complémentaires qui sont attachées à ces minima sociaux. Et vous devez faire face à la garde des enfants, au transport... C'est une "trappe" dont il faut sortir.
Je propose l'unification des minima sociaux en une allocation unique, par points (par exemple, être en situation de femme seule avec enfants donnerait tant de points), conciliable un certain temps avec un salaire, de manière dégressive.
L'activité universelle et l'allocation unique par points, voilà une stratégie non plus de découragement à l'emploi, mais d'encouragement, d'incitation forte à l'emploi. Le contrat que nous passons, c'est "si vous travaillez, vous y gagnez de toute façon". Nous en faisons une règle d'or : si on passe de l'inactivité à l'activité, on doit y gagner.
Je voudrais d'un mot conclure sur une autre idée.
Ce matin, les sociologues présents nous ont répété que l'exclusion n'est pas une catégorie à part. Elle est la partie émergée de la paupérisation chronique de la société française, en particulier des classes moyennes. C'est une question terrible pour notre pays. Il y a quelques années, avec un salaire moyen, on faisait des économies. Aujourd'hui, on n'y arrive plus.
Le journal Sud-Ouest avait fait une étude sur le budget d'une jeune femme de 31 ans, dont les revenus mensuels étaient de 1 600 euros, un peu plus que le salaire moyen, et qui avait un petit garçon de quatre ans. Le journaliste a eu la curiosité d'examiner poste par poste son budget : logement, 550 euros - puis la voiture, l'assurance, l'essence, parce qu'elle habite loin de son travail, un peu d'électroménager, un peu de nourriture et un peu de vêtements, la mutuelle ... Cette jeune femme était dans l'incapacité de faire une seule sortie par mois, elle était même en déficit mensuel de 200 euros que ses parents devaient lui apporter.
Et au-dessous du salaire moyen, il y a 12 millions de personnes !
C'est une question que nous aborderons lors de notre colloque sur l'économie le 8 et le 9 novembre. Il nous faut une stratégie globale de lutte contre la paupérisation. C'est une question d'équilibre pour la société française.
Robert Rochefort nous l'a dit ce matin : les statistiques posent problème. Le logement n'est compté, dans le calcul du pouvoir d'achat, que pour 11% du budget d'un ménage. C'est une moyenne entre ceux, propriétaires de leur logement, pour qui c'est 0%, et ceux pour qui c'est 40 ou 50%. Ceux-ci sont en droit de considérer que les statistiques sont la forme la plus parfaite du mensonge, comme disait George Bernard Shaw !
Un des raisons de la rupture entre pouvoir et citoyens - que je décris dans mon livre "Au nom du Tiers Etat" - est que les citoyens ne reconnaissent pas leur pays dans celui qui leur est montré à la télévision par leurs gouvernants.
Notre société doit avoir la capacité de regarder les choses en face, de ne plus accepter le mensonge officiel.
La vérité est la seule fondation sur laquelle on puisse rebâtir la maison.
Je vous remercie.Source http://www.udf.org, le 9 octobre 2006
J'ai écouté les débats au long de la journée avec beaucoup de passion ; de découragement par moment, en entendant s'exprimer le sentiment d'un désarmement de la société par rapport à ce qui est en train de se produire.
Le sujet de l'exclusion n'est pas annexe, compassionnel, il est le visage même, l'ombre sur le visage de la société que nous formons ensemble. Oui, la réalité de notre société se lit dans ceux qui subissent l'exclusion.
À l'Université d'Été, j'avais énuméré les chapitres principaux d'un programme : l'exclusion était le deuxième - l'éducation le premier. L'exclusion sera l'un des chapitres principaux de ce que nous allons dire aux Français pour l'élection présidentielle.
Ce n'est pas l'affaire des associations, sinon par délégation, et selon leur volonté de servir ; ce doit être l'affaire du pays tout entier, l'affaire du Président de la République, porteur et peut-être même inspirateur de la volonté nationale.
La présence parmi nous de ceux que l'on nomme "exclus" (un nom que nous leur attribuons, et non qu'ils s'attribuent eux-mêmes), qu'ils soient très visibles, ou qu'ils soient dissimulés, c'est la réalité de la société que nous avons formée.
Très visibles : les 100 000 qui dorment dans la rue. Les tentes suscitent une polémique ? On bouge les tentes, et on ne parle plus de SDF ! Ce qui veut dire, d'une certaine manière, que ceux qui ont fourni les tentes ne se sont pas trompés : ils ont rendu visible l'invisible. Les tentes une fois déplacées vers les berges de la Seine, plus personne ne s'en occupe. Les touristes japonais les photographient abondamment, les pouvoirs publics les ignorent ... jusqu'à la fin novembre, jusqu'au premier coup de froid.
Un SDF a vécu huit mois sur le rebord du muret du Conservatoire de Musique, à côté du portail de l'UDF, rue de l'Université. Il était jeune, sans doute malade, intoxiqué profondément (j'ai cru m'en rendre compte moi-même). Questions, appels répétés n'y ont rien fait.
Ces 100 000 SDF sont visibles. Et puis il y a le continent immergé de l'exclusion dans notre propre pays : 4 ou 5 millions de nos compatriotes, dont un million d'enfants. Certains ont perdu tout lien avec leurs voisins, avec l'estime publique, avec le travail ; certains sont atteints par l'exclusion depuis des décennies. On a parfois plusieurs générations en train de reproduire l'absence de normes - ou des normes à part : c'est l'exclusion grave, qui apparaît dans bien des cas comme irrémédiable.
On devrait avoir constamment devant nous une pancarte qui nous rappelle cela : "Pensons aux 5 millions".
Peut-on avoir une stratégie globale à leur endroit ? Je crois que oui. La gravité de la menace, que la persistance de l'exclusion fait peser sur notre pays, exige une volonté politique. La solidité d'une chaîne se mesure à la solidité de son maillon le plus faible : c'est la même chose pour la solidité d'une société.
Et pour l'image de la France. Et pour notre compétitivité, pour la capacité de la France à tenir sa place dans la grande compétition du monde. Et pour les raisons qui nous font vivre ensemble.
La France est un pays dont l'idéal national ne ressemble pas aux autres. C'est comme cela. Mon « camarade » Henri IV y est pour quelque chose...
La République est indivisible. La France est indivisible. Quand nous disons, dans notre devise, "égalité" et "fraternité", de quoi parlons-nous ? Des valeurs qui nous font vivre ensemble. La blessure de l'exclusion est plus grave pour nous, pays d'unité, que pour tout autre pays.
Cette stratégie globale doit comporter sa part de prévention, j'y reviendrai tout à l'heure, mais elle doit commencer par l'urgence.
Il n'y avait qu'un point du programme de Lionel Jospin en 2002 avec lequel j'étais en accord profond - c'est d'ailleurs celui qui a été le plus moqué : "zéro SDF". Un pays comme le nôtre doit se fixer comme impératif, comme objectif vérifiable, d'offrir une solution à chaque SDF en cinq ans - le temps d'une législature. C'est un objectif ambitieux mais possible.
Je le sais car j'ai eu l'occasion de le faire. Dans les Pyrénées-Atlantiques, alors que j'en assumais la Présidence, le Conseil général a initié un programme de logements ultra-sociaux pour personnes en situation d'urgence. Nous avons récupéré 1000 logements en cinq ans. La plus petite surface, la plus petite maison de garde-barrière abandonnée par la SNCF, le recoin de ferme dont on n'a pas l'usage, nous l'avons réhabilité, et nous en avons garanti le loyer. Comme on avait en même temps réglé les questions de droits sociaux, il n'y a eu aucun impayé. La garantie n'a pas eu à jouer. Elle était là pour rassurer le propriétaire. Tout cela a été l'oeuvre d'une équipe de deux personnes.
Offrir de vraies solutions au lieu des mots, il faut commencer par là. Passer de la solidarité verbale à la solidarité en actes, c'est un grand pas dans le sens de la dignité nationale !
Nous avons eu une réflexion à notre Colloque sur le Logement, sur l'édification de logements très sociaux dans les programmes de construction : nous proposons - même si c'est discuté - que tout programme immobilier comprenne au moins 25 % de sa surface en logements sociaux.
Je crois à la mixité. Je ne crois même qu'à cela : toute politique qui accepte les ghettos nous conduit au type d'impasse dans laquelle nous sommes.
Des logements sociaux et des logements très sociaux dans tous les programmes, et aussi des logements de standing dans les programmes sociaux, car la mixité devrait marcher dans les deux sens. Il faut aussi qu'il y ait des riches chez les pauvres ! Cela a été une partie de la stratégie suivie à New York...
Cette idée de passer de la solidarité verbale à la solidarité en actes, elle vaut aussi pour le travail.
Tout au long de la journée, on a parlé de réhabiliter le travail. On sait bien, en effet, quel mécanisme exclut - et cela va très vite - ceux qui perdent le contact avec le travail, et perdent en même temps la reconnaissance de ce qu'ils sont.
On n'est pas quitte avec quelqu'un quand on lui a donné un chèque, dont le montant d'ailleurs est extrêmement faible. Depuis longtemps, il m'apparaît que l'une des clés est de rendre l'estime de soi, la reconnaissance dans le regard de l'autre, la certitude d'une utilité, à ceux qui sont dans l'exclusion. Je sais bien que c'est extrêmement ambitieux, mais je pense que c'est à la dimension d'un pays comme le nôtre, et de l'époque que nous vivons.
L'activité universelle, c'est offrir à chacun de ceux qui sont bannis sa place dans la société que nous formons ensemble, par la reconnaissance des richesses qu'il porte en lui. Même dans cette pauvreté, nous trouverons autant de richesses que chez ceux qui "réussissent". C'est la grande idée de l'Abbé Pierre : les pauvres sont riches, mais vous ne le savez pas. Idée évangélique, pour l'Abbé Pierre ; considérons, pour nous, que c'est une idée civique.
Combien parmi vous connaissent des RMIstes ? Dans le village où je suis né, et où j'habite toujours, les familles de RMIstes, je les connais depuis l'enfance. Je sais qu'ils savent faire plein de choses, ils ont des compétences, des capacités, de la générosité, qui se sont peu à peu effacées, recouvertes d'un voile, qui se sont oubliées, mais qui sont intactes au dessous de cet oubli.
Donc je dis : tu sais faire de l'informatique ? (beaucoup de RMIstes ont fait des études, en particulier des études d'informatique, ils sont au chômage depuis 4 ans ...) Il y a des gens à qui tu peux l'apprendre.
Tu sais t'occuper des enfants ? il y a des enfants qui ont besoin de toi.
Tu as ton permis de conduire ? tu peux accompagner des personnes âgées, faire les courses avec elles. (Avez-vous essayé de prendre le train dans la treizième voiture, en étant handicapé, sur un quai de nos gares ?)
Il y a mille aides, activités, secours, qu'une société comme la nôtre ne « remplit » pas. C'est pitié de le voir. Que la société française se fixe comme devoir de donner une utilité sociale à tous ceux qui peuvent assurer cette activité, est une idée de révolution civique.
Cette activité permettra aussi aux titulaires de minima sociaux d'arrondir leurs fins de mois : les collectivités locales et associations auront les moyens de leur apporter une contrepartie, cumulable un certain temps avec le RMI.
L'activité universelle s'exercera en dehors du secteur concurrentiel. Mais il faut aussi favoriser la reprise d'emploi des chômeurs de longue durée. C'est pourquoi nous proposons que chaque entreprise puisse créer deux emplois sans charges, pour que se dégèle le continent des emplois gelés.
Il faut s'attaquer à la jungle, au maquis des aides et contrats de toute nature, comme au labyrinthe des autorités qui gèrent ces contrats. Je suis pour un contrat d'insertion unique. La jungle des dispositifs de retour à l'emploi est incompréhensible par qui que ce soit, y compris les spécialistes qui sont à cette tribune ... L'autre jour, le Ministère de l'Emploi nous a adressé un classeur contenant le rappel de tous les dispositifs : 300 pages !
Une idée émise au cours de cette journée m'a paru très intéressante, et je veux la reprendre devant vous : l'initiation à la professionnalisation au sortir des études. C'est aussi un moyen de prévenir de l'exclusion. Diplômé ou non, on ne devrait pas pouvoir quitter un cycle d'études sans avoir été formé à ce que sont l'emploi, l'entreprise, le parcours à suivre jusqu'à l'embauche. On n'imagine pas à quel point ce parcours, c'est du chinois pour les jeunes !
Ministre de l'Education Nationale, j'avais proposé, pour les jeunes qui entrent à l'Université, que soient distinguées études académiques et professionnalisation. Et que l'on explique que le diplôme ne vaut pas qualification professionnelle.
Beaucoup de jeunes, de familles, ont en tête l'ancien modèle méritocratique français : "tu as un diplôme ? tu as un emploi !". La frustration immense des familles à l'égard de la situation de leurs enfants, vient en grande partie de ce qu'ils ont des diplômes, mais pas d'emploi.
Le jour où j'ai eu une licence, ma mère m'a dit "tu as une licence ? tu pourras enseigner !". Elle était dans l'ancienne définition de la licencia docendi : l'autorisation d'enseigner.
Pour prévenir l'exclusion, je souhaite qu'il y ait, à la sortie des études, une telle formation, d'un mois peut-être, pour donner des armes au jeune. Il est aujourd'hui abandonné, sauf à "faire le point" avec l'ANPE ! ... pour reprendre le mot de Frédéric Tual, tout à l'heure à propos de ces nombreux "points" que se voit proposer un demandeur d'emploi handicapé...
S'il y a un lieu où déjà l'exclusion se manifeste, c'est évidemment l'école.
J'ai été très déçu des affirmations politiques de ceux qui, à droite et à gauche, considèrent que la solution est l'abandon de la carte scolaire. La carte scolaire a ses faiblesses ; mais derrière l'idée de l'abandonner, on peut comprendre que ceux qui le voudront pourront aller ailleurs, tandis que ceux qui ne sauront pas qu'il faut aller ailleurs resteront dans les établissements déclassés. Un certain nombre d'établissements se retrouveraient en situation de ghettos, ce n'est pas acceptable. C'est ici qu'il faut défendre l'idée républicaine de l'école : qui que vous soyez, vous aurez les mêmes acquis dans le primaire et les mêmes chances de réussite dans le secondaire.
Cette idée républicaine est aussi valable au XXIème siècle qu'elle l'a été dans les six ou sept premières décennies du XXème. Et un certain nombre d'entre nous ne serions pas ici si cette idée républicaine de l'école n'avait pas été appliquée réellement au siècle dernier.
L'égalité des chances dans le secondaire, cela veut dire, en premier lieu, garantir le calme, le respect réciproque, dans tous les établissements, spécialement les plus exposés à des situations difficiles. C'est un devoir - car, si les parents pensent à s'en aller, c'est qu'il y a un tel climat dans ces établissement qu'on n'a qu'une envie, les quitter d'urgence.
Les élèves fauteurs de troubles - qui sont bien souvent eux-mêmes des victimes d'autre chose, car c'est par perte d'estime de soi qu'ils deviennent des caïds de cours de récréation - on doit les extraire de l'établissement qu'ils déstabilisent, et leur offrir une scolarité adaptée. Une scolarité adaptée, c'est-à-dire avec des enseignants et aussi des éducateurs. Car ce n'est pas une solution de faire tourner ces élèves d'un collège A à un collège B pour revenir après au collège A, en attendant l'âge où l'on pourrait "s'en débarrasser sans regrets et sans remords" ...
Deuxième chose, toujours pour prévenir l'exclusion : que, dans ces établissements fragiles, on réintroduise de l'excellence. Que dans ces établissements, on ait des classes de niveau supérieur, des classes qui permettent d'atteindre des résultats enviés.
Le calme républicain, l'excellence républicaine, voilà ce qui fera de ces écoles, non plus des ghettos, mais des lieux où l'exclusion sera efficacement combattue.
Je voudrais aborder une idée que Valérie Létard a défendue, et que je trouve extrêmement juste : réformer en profondeur notre système de minima sociaux.
Pour une première raison : parce qu'il est incompréhensible. Même les assistantes sociales, quelquefois, doivent se poser bien des questions !
Et pour une autre raison. Dans un grand nombre de cas, il est décourageant de sortir du minimum social pour entrer au travail, vous y perdez beaucoup, singulièrement si vous êtes une jeune femme seule qui élève un ou plusieurs enfants. Vous y perdez un certain nombre d'aides complémentaires qui sont attachées à ces minima sociaux. Et vous devez faire face à la garde des enfants, au transport... C'est une "trappe" dont il faut sortir.
Je propose l'unification des minima sociaux en une allocation unique, par points (par exemple, être en situation de femme seule avec enfants donnerait tant de points), conciliable un certain temps avec un salaire, de manière dégressive.
L'activité universelle et l'allocation unique par points, voilà une stratégie non plus de découragement à l'emploi, mais d'encouragement, d'incitation forte à l'emploi. Le contrat que nous passons, c'est "si vous travaillez, vous y gagnez de toute façon". Nous en faisons une règle d'or : si on passe de l'inactivité à l'activité, on doit y gagner.
Je voudrais d'un mot conclure sur une autre idée.
Ce matin, les sociologues présents nous ont répété que l'exclusion n'est pas une catégorie à part. Elle est la partie émergée de la paupérisation chronique de la société française, en particulier des classes moyennes. C'est une question terrible pour notre pays. Il y a quelques années, avec un salaire moyen, on faisait des économies. Aujourd'hui, on n'y arrive plus.
Le journal Sud-Ouest avait fait une étude sur le budget d'une jeune femme de 31 ans, dont les revenus mensuels étaient de 1 600 euros, un peu plus que le salaire moyen, et qui avait un petit garçon de quatre ans. Le journaliste a eu la curiosité d'examiner poste par poste son budget : logement, 550 euros - puis la voiture, l'assurance, l'essence, parce qu'elle habite loin de son travail, un peu d'électroménager, un peu de nourriture et un peu de vêtements, la mutuelle ... Cette jeune femme était dans l'incapacité de faire une seule sortie par mois, elle était même en déficit mensuel de 200 euros que ses parents devaient lui apporter.
Et au-dessous du salaire moyen, il y a 12 millions de personnes !
C'est une question que nous aborderons lors de notre colloque sur l'économie le 8 et le 9 novembre. Il nous faut une stratégie globale de lutte contre la paupérisation. C'est une question d'équilibre pour la société française.
Robert Rochefort nous l'a dit ce matin : les statistiques posent problème. Le logement n'est compté, dans le calcul du pouvoir d'achat, que pour 11% du budget d'un ménage. C'est une moyenne entre ceux, propriétaires de leur logement, pour qui c'est 0%, et ceux pour qui c'est 40 ou 50%. Ceux-ci sont en droit de considérer que les statistiques sont la forme la plus parfaite du mensonge, comme disait George Bernard Shaw !
Un des raisons de la rupture entre pouvoir et citoyens - que je décris dans mon livre "Au nom du Tiers Etat" - est que les citoyens ne reconnaissent pas leur pays dans celui qui leur est montré à la télévision par leurs gouvernants.
Notre société doit avoir la capacité de regarder les choses en face, de ne plus accepter le mensonge officiel.
La vérité est la seule fondation sur laquelle on puisse rebâtir la maison.
Je vous remercie.Source http://www.udf.org, le 9 octobre 2006