Déclaration de M. Dominique Bussereau, ministre de l'agriculture et de la pêche, sur la politique agricole comme facteur de développement économique et sur les enjeux d'une coopération interrégionale dans les pays du sud, Paris le 29 novembre 2006.

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Circonstance : Colloque organisé par Pluriagrin Farm et Notre Europe sur le thème : "Quel cadre pour les politiques agricoles, demain en Europe et dans les pays en développement ?", à Paris du 27 au 29 novembre 2006

Texte intégral

Monsieur le Président , cher René Carron,
Mesdames et Messieurs les Présidents et Directeurs,
Mesdames, Messieurs,
L'agriculture constitue un domaine stratégique, au carrefour d'enjeux aussi essentiels que la souveraineté des Etats, la sécurité alimentaire, l'aménagement des territoires et la protection de l'environnement. A ce titre, la connaissance de ces nombreux facteurs est un préalable nécessaire à l'action politique. La question que vous posez : « Quel cadre pour les politiques agricoles, demain, en Europe et dans les pays en développement ? » doit être aujourd'hui examinée par les Gouvernements, les think tanks (clubs de réflexion et de prospective), les institutions nationales, régionales ou communautaires, et les grandes organisations internationales. Ce temps de la réflexion est utile afin de mieux saisir les contraintes qui pèsent sur le travail agricole : l'instabilité chronique des marchés, l'évolution de la réglementation, les exigences venant de la société et le changement d'attitude des consommateurs, sont autant de défis à relever. De même, nous devons réfléchir à des formes de coopération agricole susceptibles de favoriser l'intérêt de tous, mais surtout des plus faibles. Les diagnostics que vous avez établis durant ces trois jours, en spécialistes soucieux de s'adresser à un public plus large, servent à préparer les propositions utiles et l'action politique.
1. L'enjeu des politiques agricoles au regard du calendrier
Je me réjouis qu'à la suite des Assises de l'Agriculture, organisées au Conseil Economique et Social le 22 novembre, ce colloque vienne témoigner de la place qu'occupe la France en matière de prospective agricole. Le contexte nous invite à conduire ce type de travail : présidence de l'Union européenne par la France en 2008, accords de partenariat économique (APE) entre l'Europe et les pays d'Afrique, des Caraïbes et du Pacifique. Ces deux perspectives posent la question du renouvellement des modes de régulation installés depuis plus d'un demi-siècle. La négociation des APE doit aboutir début 2008. De notre côté, en Europe, un examen de la PAC interviendra en 2008 : d'intenses discussions sont au programme et nous voyons déjà poindre l'échéance de 2013. Nous avons une responsabilité particulière dans ce contexte : l'action politique doit être au rendez-vous, il faut anticiper.
2. Il ne peut pas y avoir de développement économique sans politique agricole.
L'agriculture est une activité tout à fait spécifique qui se trouve, je l'ai rappelé à l'instant, au coeur d'enjeux essentiels pour l'humanité. Au croisement de nombreux champs d'action, l'agriculture remplit aussi des fonctions non marchandes (sécurité sanitaire, respect de l'environnement, structuration des territoires, etc.). L'équilibre de cette activité essentielle justifie l'intervention de la puissance publique en matière réglementaire, financière ou sociale.
De plus, pour les pays en développement, le secteur agricole peut offrir une première réponse aux défis du développement économique, notamment lorsque l'on prend en considération le défi démographique. Une agriculture bien conduite déclenche un cercle vertueux : les progrès de la productivité agricole rendent possible l'investissement et l'emploi dans les activités non agricoles. La plupart des grands bailleurs de fonds et des instituts de crédit, y compris la Banque Mondiale qui l'avait longtemps oublié, reconnaissent que la modernisation de l'agriculture libère les ressources nécessaires au développement.
Afin de définir une politique agricole, il convient d'agir sur plusieurs fronts et notamment sur celui de la stabilisation des revenus des agriculteurs. Cet enjeu est évident dans les pays du Sud, où la volatilité des prix mondiaux ruine par avance toute stratégie de développement à moyen ou long terme. Il n'est pas non plus absent dans les pays du Nord, avec par exemple les systèmes d'assurance récolte aux Etats-Unis ou au Canada, ou bien les dispositifs de sécurisation des revenus au sein de l'Union européenne. Vous connaissez à cet égard l'action déterminée que la France a menée pour compléter notre Politique Agricole Commune de dispositifs pertinents et efficaces de gestion des risques et des crises.
3. Dans les pays en développement, comme dans les pays développés, les politiques publiques ne doivent pas perdre de vue que le premier objectif de l'agriculture est celui de nourrir les hommes.
La première fonction de l'agriculture est de nourrir les hommes. Or, près d'un milliard d'êtres humains souffrent aujourd'hui de malnutrition dans le monde. Les 3/4 des gens qui ont moins de deux dollars par jour, qui ont des carences alimentaires et qui meurent de faim, sont des ruraux, et bien souvent des paysans. Cette situation ne s'améliore guère : l'Afrique subsaharienne, qui était il y a une vingtaine d'années auto-suffisante, est maintenant importatrice nette de produits alimentaires.
L'analyse des études prospectives internationales sur la sécurité alimentaire mondiale, diffusées au cours des années récentes, montre que le débat sur la sécurité alimentaire mondiale est toujours ouvert. Il demeure une réelle incertitude sur la capacité du monde à résoudre son équation alimentaire à l'échéance 2020-2030. Dans ce contexte, la nécessité de politiques agricoles régulatrices demeure. Toutefois, il est clair qu'elles sont différentes, selon qu'il s'agit de pays développés ou de pays en développement.
Afin de résoudre l'équation alimentaire mondiale, des politiques agricoles volontaristes s'imposent. Cela vous a conduits, au cours des interventions et des discussions, à aborder la question de la concurrence entre les usages alimentaires et non alimentaires des productions agricoles. Si l'on prend l'exemple du développement des biocarburants en France, on peut estimer que 2 millions d'hectares seront nécessaires pour atteindre l'objectif de 7 % d'incorporation que nous nous sommes fixés.
Il est important de mettre en place les conditions nécessaires pour que le développement des biocarburants ne se fasse pas au détriment des productions alimentaires. Aussi, chez nous, ce développement des biocarburants se fera par la remise en culture de jachères qui représentent plus d'un million d'hectare, et par l'utilisation de terres dévolues aux exportations, en raison des engagements internationaux pris par l'Union Européenne dans le cadre des négociations internationales. C'est dans cette direction qu'il nous faut je crois aller pour assurer un équilibre entre productions alimentaires et non alimentaires sur notre territoire. La production de biocarburants ne menace en rien nos besoins alimentaires.
4. Afin de répondre à ces différents objectifs et à ces différents défis, les pays du Nord comme ceux du Sud ont un droit légitime à revendiquer leur souveraineté et leur sécurité alimentaires.
A mon sens, les Etats doivent rester pleinement souverains pour définir leurs politiques internes, pour autant que ces politiques ne créent pas de distorsions importantes de la concurrence et ne créent pas de grave préjudice aux autres économies.
L'Union européenne a pris en compte ces principes lorsqu'elle a réformé la politique agricole commune (PAC), en réduisant très sensiblement la portée des mesures de soutien qui pouvaient porter tort aux pays en développement. De même, elle a accepté de supprimer les restitutions à l'exportation, en 2013, sous réserve d'un engagement parallèle de nos principaux concurrents.
Une politique agricole souveraine, cela ne veut donc pas dire une politique agricole égoïste et indifférente, mais une politique qui répond à ses buts légitimes. Une politique agricole ne peut être jugée uniquement au regard de critères commerciaux ou purement juridiques. C'est bien ainsi qu'il faut comprendre les pouvoirs attribués à l'Organisation Mondiale du Commerce lors de sa création, ainsi que les limites de ces pouvoirs. Si cette Organisation est parfaitement fondée à définir des règles et des disciplines pour le commerce international, elle doit rester vigilante à ne pas empiéter sur des sujets qui ne relèvent pas de sa compétence, notamment les politiques visant à la sécurité alimentaire, ou celles qui visent à favoriser le développement des filières agricoles dans les pays pauvres.
5. Le développement des capacités productives des pays en développement et la constitution de grandes régions agricoles sont les deux préalables à une plus vaste libéralisation des échanges.
Face à l'ampleur des défis humains, économiques et sociaux auxquels sont confrontés les pays en développement, nous savons que les forces du marché ne suffiront pas pour atteindre les objectifs communs que la communauté internationale s'est fixés. Une libéralisation des échanges commerciaux sans garde-fous risque de créer des dommages considérables aux économies les plus fragiles. Dans le domaine agricole, on est en droit de s'interroger sur les conséquences d'une mise en concurrence intégrale entre des pays où les écarts moyens de productivité vont maintenant de 1 à 1000.
C'est pourquoi nul ne conteste à l'OMC l'idée de réserver un « traitement spécial et différencié » aux pays en développement, afin de rétablir un peu d'équilibre dans les échanges commerciaux, même si la question qui se pose reste celle du ciblage de ce traitement particulier sur les pays qui en ont réellement besoin.
Au-delà de ce principe, d'autres voies doivent être explorées. A cet égard, nous devons encourager très fortement la voie de l'intégration régionale. L'expérience montre que les échanges commerciaux se développent de façon plus équitable dans le cadre d'espaces économiques régionaux, dont les membres ont des économies comparables en termes de taille et de niveau de développement. Des échanges commerciaux dynamiques au niveau régional renforcent l'interdépendance entre les pays, et par là-même contribuent à la stabilité politique et à la paix entre les peuples. C'est d'ailleurs le choix historique qu'a fait l'Europe, il y a plus de 60 ans, et dont les Européens peuvent aujourd'hui s'en féliciter. Les critiques adressées à la PAC ne doivent pas nous empêcher de voir l'essentiel : la PAC nous a permis d'atteindre les objectifs que nous nous étions fixés, avec la création d'un marché commun agricole.
Qu'en est-il dans les échanges entre pays du Sud ? La part des échanges de produits agricoles entre pays en développement a nettement augmenté ces dix dernières années. Mais des marges de progression considérables existent dans les échanges « Sud-Sud », et il faut s'attacher à lever certaines entraves qui ralentissent les processus d'intégration régionale. Il y a par exemple des difficultés à mettre en oeuvre et à appliquer un « tarif extérieur commun », dans les zones qui se sont engagées dans la voie de l'intégration. Le développement des échanges doit aussi se fonder sur une amélioration des infrastructures de transport dans les pays du Sud.
L'intégration régionale, vous le savez, est l'un des principes forts qui guide la politique commerciale de l'Union européenne vis-à-vis des pays d'Afrique, des Caraïbes et du Pacifique. La négociation des accords de partenariats économiques (APE) doit s'inscrire dans une perspective de long terme. Les APE offriront une véritable perspective aux pays concernés s'ils viennent accompagner une politique d'intégration régionale, et s'ils sont compatibles avec la pérennité des filières vivrières locales. Cela implique des délais de mise en oeuvre, afin de laisser aux pays concernés le temps d'ajustement nécessaire, mais aussi la tolérance de certaines asymétries dans les échanges, de manière à prendre en compte la sensibilité des filières locales.
6. Afin de concilier les objectifs de la libéralisation des échanges portés par l'O.M.C, les objectifs du Millénaire et ceux de la Conférence de Rio dans le domaine agricole, il est indispensable de prendre le temps de la réflexion afin de s'assurer de la cohérence de nos politiques.
La teneur des discussions à l'O.M.C avant leur suspension ne semblait pas de nature à assurer la cohérence des différents objectifs que je viens de rappeler. L'une des raisons principales de cette situation, c'est qu'au fil des négociations, le champ des discussions s'est dramatiquement rétréci au point d'avoir exclu des questions essentielles, tout en rendant actuellement improbable un accord capable de satisfaire les 150 membres de l'Organisation. La déclaration ministérielle de Doha de 2001 ouvrait des perspectives ambitieuses à ce cycle, mais la négociation s'est focalisée de façon excessive sur la question de l'abaissement des droits de douane agricoles de certains pays développés - au seul bénéfice d'un nombre très limité de pays, qui sont eux aussi pour la plupart des pays développés.
Tout ceci n'est pas à la hauteur des enjeux initiaux. Les négociations du cycle de Doha sont pour le moment suspendues, ce qui nous laisse un peu de temps pour approfondir notre réflexion et rendre un cadre cohérent aux négociations si elles devaient reprendre.
Conclusion
Les enjeux que devra affronter l'agriculture mondiale sont considérables. Il faudra répondre aux besoins alimentaires de 8 milliards d'habitants en 2020, dans un contexte marqué par la restriction des ressources naturelles disponibles - terres arables, eau, énergie. Est-ce en démantelant nos politiques agricoles et en libéralisant les échanges, notamment l'accès au marché des pays pauvres, que nous relèveront ce défi ?
Je crois avoir souligné, par cette intervention, combien le contexte mondial et les perspectives qui attendent les agriculteurs du monde entier justifient la mise en oeuvre de politiques agricoles modernes, respectueuses du droit international, et en même temps pleinement souveraines pour les Etats. Cette double exigence constitue à mon sens le cadre des politiques agricoles, nécessaires si nous voulons relever les défis alimentaires et non alimentaires du monde de demain.
Source http://www.agriculture.gouv.fr, le 1er décembre 2006