Texte intégral
QUESTION : (...) J'aimerais avoir votre première réaction au décès de l'Abbé Pierre.
François BAYROU : C'est une réaction de reconnaissance, de chagrin et de reconnaissance. C'est un homme qui a marqué le siècle et aussi le début de ce siècle. J'avais un particulier attachement à ce vissage parce qu'aussitôt après la guerre, il a été député de la famille politique qui est la mienne à l'Assemblée nationale. Et sa silhouette en soutane sur les fauteuils de velours rouge... il y a encore un peu de son esprit pour moi à l'Assemblée nationale. Mais au-delà de ça, Emmaüs est une oeuvre formidable, une oeuvre humaine formidable qui a fait que des milliers et des milliers d'hommes, ce sont le plus souvent des hommes, qui étaient dans la galère dans la rue, sans plus aucun espoir, sans plus aucun signe de reconnaissance ont pu se reprendre en main, se remettre debout en refusant tout appel à l'assistance et au contraire en bâtissant eux-mêmes leur propre vie. Et chaque fois que je visite des centres Emmaüs, c'est ça qui me frappe, ce que c'est que d'être debout. Et ils sont debout parce que ce petit homme là, en soutane avec sa barbe, avec son regard espiègle, avec ce caractère indomptable, a voulu leur tendre la main. Et leur tendre la main pas dans les mots, pas dans le bla-bla, pas dans la mise en scène médiatique, mais dans la réalité de leur vie.
QUESTION : Quelles sont les valeurs au coeur de son combat d'après vous ?
François BAYROU : Ce sont les valeurs humanistes dans la réalité : c'est-à-dire que chaque homme est digne de la même attention à quelque degré de l'échelle qu'il soit ; c'est que chez les plus pauvres, il y a autant de richesse humaine et quelquefois plus que chez les plus riches et qu'on ne doit jamais ficher la paix aux nantis. Il faut constamment leur appliquer cet aiguillon et leur rappeler qu'ils ne sont pas là seulement pour leur propre confort, mais que nous formons, dans la société, une chaîne et que la solidité de la chaîne se mesure à la solidité du maillon le plus faible. C'est quand le maillon le plus faible claque que la chaîne claque.
QUESTION : Hiver 1954, appel de l'Abbé Pierre ; hiver 2006- 2007, les Don Quichotte investissent le Canal Saint-Martin avec des liens évidents entre ces deux combats. Il faut que rien ne change pour que rien ne change ?
François BAYROU : Oui, j'étais hier avec des Don Quichotte à Nice, parce qu'il y a des Don Quichotte partout en France ; et hier après-midi, j'étais à Nice avec eux, avec les tentes des Don Quichotte. Vendredi, j'étais à Clermont- Ferrand, dans une halte de jour, et ce qui me frappe c'est, dans la réalité de l'exclusion, que tout ne se résume pas à l'argent. Qu'il y a pour ceux qui tombent dans la rue, tous les éléments de leur vie qui lâchent en même temps : la vie familiale, la vie professionnelle, le regard qu'ils portent sur eux-mêmes. Et donc que pour leur faire remontre la pente, il faut être avec eux. Il n'y a que le long travail des associations - ce matin, c'est à Emmaüs qu'on pense évidemment, mais toutes les autres associations et on en aura avant la fin de cette émission un exemple - le long travail des associations, de femmes et des hommes qui les accompagnent, qui les regardent. J'étais à Clermont-Ferrand et l'animateur de l'association m'a dit : "J'ai passé plusieurs heures avec eux, vous comprenez, ils sont assis sur leur trottoir, quelquefois, on leur donne une pièce, jamais on ne leur donne un regard". Et je trouve que notre travail à nous c'est aussi de les regarder, de leur parler, de faire qu'ils ne soient pas tous seuls dans leur vie parce que c'est aussi un
enfermement.
QUESTION : C'est un échec politique et collectif, complet ou presque, cette lutte contre les exclusions ?
François BAYROU : Je ne dirais pas les choses comme ça. Je pense qu'on est une société de plus en plus dure. Pas seulement économiquement dure, on est une société humainement dure, sans laquelle la solitude s'accroît : vous êtes tout seul, vous ne croisez plus les autres parce qu'on dirait qu'on n'existe que par la reconnaissance sociale ; ce que vous faites, c'est ce que vous êtes. Et moi j'aimerais bien une société où on est reconnu pour ce qu'on est avant d'être reconnu pour ce qu'on fait. Donc, c'est de plus en pus dur. Il y a une espèce d'appauvrissement général de la société, ça c'est vrai aussi. La pauvreté ne recule pas, on a l'impression qu'elle monte et l'assistance n'est pas non plus la réponse et tout le monde le sait. Alors est-ce que c'est un échec ? Disons que c'est l'obligation pour nous de changer de temps, de changer d'époque et de changer d'approche. Ce qui me frappe dans tous ces problèmes là, mais pas seulement ceux là, j'étais à Clermont-Ferrand aussi dans une maison pour personnes âgées Alzheimer, ça aussi c'est une solitude et elle touche des millions de gens. Ce qui me frappe dans tout ça c'est à quel point les problèmes sont tellement immenses, devant nous, qu'ils exigent une approche politique et puis économique aussi complètement différente de ce que nous avons fait jusqu'à maintenant.
QUESTION : Vous avez dit qu'il y a deux France aujourd'hui : une France qui compte 100.000 personnes, des initiés des privilégiés ; et une autre France qui compte les quasi 65 millions d'autres.
François BAYROU : Oui, il y a deux France, il y a d'un côté 100 000 et encore je me demande parfois si ce chiffre n'est pas presque exagéré, en tout cas, les 100 000 personnes qui appartiennent au monde des décideurs, des puissants...
QUESTION : Vous faites partie de ces 100.000 là ?
François BAYROU : Oui mais je comprends et j'entends les autres ou en tout cas, je me suis donné pour vocation ou pour action de comprendre et d'entendre les autres parce que ce qui est frappant c'est de voir - alors c'est vrai aussi dans la préparation des élections dans lesquelles nous sommes - c'est de voir comme pour un certain nombre de gens, que tout est joué. Et que la présentation du scrutin, c'est simplement la mise en scène d'une finale qu'on annonce, qu'on montre, qu'on éclaire, qu'on met sous les sunlights, comme si la société française n'allait même pas être invitée à choisir pour la finale.
QUESTION : Et vous serez le troisième homme comme on dit ?
François BAYROU : J'ai presque fini.
QUESTION : Permettez qu'on vous pose des questions quand même !
François BAYROU : Oui, il faut. C'est une sorte de Star Academy. Vous savez comment ça se passe à la Star Academy : tout le monde parait à égalité, puis en réalité, on en éclaire évidemment quelques uns, subtilement.
QUESTION : Pour déterminer les votes des téléspectateurs...
François BAYROU : A Star Academy, c'est subtilement, mais dans la campagne présidentielle ce n'est pas très subtilement. C'est assez grossièrement fait.
QUESTION : Et en même temps vous êtes depuis des heures maintenant dans la rédaction de France Inter pour préparer cette émission spéciale, la revue de presse tout à l'heure et personne n'est venu vous glisser à l'oreille "bipartisme", "bipartisme", "il y a deux personnes", "c'est la Star Academy", "les dès sont pipé"... Vous avez travaillé en toute liberté ?
François BAYROU : Cela n'est pas la présence à l'antenne, ça c'est à peu près équilibré...
QUESTION : Ah !
François BAYROU : Toujours à peu près, disons de un à quatre mais même de un à quatre, je considère que c'est équilibré et qu'on peut dire autant de choses. Ce n'est pas ça la question, c'est chaque fois qu'on traite d'un sujet, on ne présente que deux points de vue. Sur tout sujet sans exception - vous
parlez de logement, vous parlez d'économie, vous parlez d'emploi, vous parlez d'environnement - il n'y a toujours que deux points de vue, comme si c'était déterminé à l'avance. Or ça, c'est la France des 100.000 personnes, c'est-à-dire ceux qui, habitués de la puissance, de toutes les puissances, politiques, économiques et médiatiques, considèrent que le jeu se joue entre eux. Et moi je vois les 63 millions d'autres et les 63 millions d'autres ne s'y retrouvent pas dans ce jeu et ils ont besoin de trouver dans la République, que nous allons devoir reconstruire, des garanties pour eux, des garanties de prise en compte. La garantie qu'ils seront représentés, qu'ils vont pouvoir quelle que soit leur opinion, être représentés dans le choix et aussi la garantie que leur vie et leurs attentes vont pouvoir se faire entendre. Par exemple, ils ont besoin de la garantie que leurs élus parleront une langue qu'ils comprendront, traiteront, utiliseront des mots qu'ils comprendront et je vous assure que très souvent...
QUESTION : Vous parlez cette langue là ?
François BAYROU : Je crois que oui. Vous savez, c'est le français normal...
QUESTION : Tout le monde le parle.
QUESTION : Tout le monde par le français quand même dans cette campagne, à part la "bravitude".
François BAYROU : Je ne visais pas cela, enfin voilà.
QUESTION : Quelle langue parlez vous de si spécifique que les autres ne parlent pas ?
François BAYROU : Peut-être des mots plus simples et peut-être plus sensibles, mais je ne
veux pas m'intéresser aux autres, je vous dis les critères qui vont être
ceux du choix qui vient. Il y a une grande insatisfaction et cette
insatisfaction va déboucher sur une solution politique ou en tout cas un
choix politique des Français qui sera un choix politique inattendu.
QUESTION : Un autre homme que vous essaie justement de s'immiscer dans ce débat, c'est N. Hulot, il va dire ce matin s'il est candidat ou non à la présidentielle. Est-ce que vous estimez que ce serait une candidature intéressante pour le débat démocratique ou une simple candidature de témoignage ?
François BAYROU : La décision que N. Hulot va prendre lui appartient, il s'est présenté dans cette élection en disant : "Voilà, j'ai des idées et ce que je souhaite c'est que les autres les reprennent".
QUESTION : Il a déjà fait son boulot du coup ?
François BAYROU : C'est une démarche politique de bonne foi - que moi j'ai prise comme étant de bonne foi. Et vous savez que j'ai parlé avec lui, que je l'ai invité à nos réunions, à nos universités d'été...
QUESTION : Vous avez repris une de ses idées ?
François BAYROU : Et j'a repris ses idées parce que, pour quatre sur cinq d'entres elles, elles étaient les miennes, je les avais exprimées avant et aussi parce que j'ai travaillé avec des hommes qui travaillaient avec lui. Et la cinquième à laquelle je n'avais pas songée, je l'ai étudiée et j'ai trouvé qu'elle était
juste, c'est-à-dire cette idée d'un numéro 2 du Gouvernement en charge du long terme, du durable comme on dit, du climat et puis pas seulement du climat, mais de tout ce qui va pour l'avenir avoir des conséquences sur notre vie. J'ai trouvé que c'était une bonne idée et je l'ai reprise. Et donc, moi j'ai pris sa démarche comme une démarche de bonne foi.
QUESTION : Vous savez qu'un des débats de la présidentielle a priori ce sera le pouvoir d'achat des Français. Alors N. Sarkozy, un des candidats, propose dans Le Monde de cet après-midi un certain nombre de mesures fiscales. Par exemple, 95 % des Français, dit-il, doivent être exonérés des droits de succession. Est-ce que c'est une bonne idée de justice sociale ?
François BAYROU : En tout cas, pour les successions petites et moyennes, c'est évident pour moi qu'il y a des progrès faire, c'est trop lourd. Mais je veux vous dire ceci, les candidats qui affirment qu'ils vont baisser les impôts racontent des histoires aux Français. Parce que je me suis juré, à chacune de mes interventions, de parler du déficit et de la dette, la situation est telle en France, cette montagne écrasante de dettes qui pèse sur les épaules des Français et spécialement des plus jeunes des Français, qui vont avoir à en assumer la charge, cette montagne-là, on ne la réduira que si on est à la fois capables d'être sérieux avec les dépenses et de maintenir les impôts que nous avons aujourd'hui.
QUESTION : Peut-être même d'augmenter les impôts ou pas ?
François BAYROU : Ceux qui disent qu'on va augmenter les impôts, ceux-là aussi fourvoient les Français dans une impasse. Je crois que les deux dans cette affaire font un choix qui ne sera pas juste parce que vous verrez que ni l'un ni l'autre ne répondra à ce problème angoissant pour la France, elle est en situation presque de faillite pour ce qui concerne l'Etat et il y a besoin de bâtir une politique sérieuse, ça ne se fera pas à coup de promesses et ça ne se fera pas en baissant les impôts.Source:premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 23 janvier 2007