Texte intégral
JEAN-CHRISTOPHE WIART. Vous voulez donner la possibilité de créer deux emplois pratiquement exonérés de charges sociales pendant cinq ans. C'est l'une de vos principales propositions. Cela m'intéresse en tant qu'employeur, mais que se passera-t-il au bout des cinq ans ?
R - L'exonération de charges est valable cinq ans. Après, on revient dans le droit commun. C'est une mesure très simple, compréhensible par tous.. Je crois à la vertu et à la dynamique de la simplicité. Si cette idée a du succès, comme je le pense, elle pourra être pérennisée. On en fera l'évaluation au bout de deux ans. Tous les artisans et commerçants que je rencontre, toutes les très petites entreprises comme la vôtre y sont favorables. L'autre jour, un artisan est venu me voir, les larmes aux yeux, pour me dire : « Si on avait eu cela bien avant, ma femme ne se serait pas crevée au travail comme elle l'a fait. » Ce n'est pas une mesure conjoncturelle. C'est la démonstration grandeur réelle que la concentration des charges sur le travail est un obstacle à l'emploi. J'attends de cette mesure plusieurs centaines de milliers de créations d'emploi la première année.
J.-C. W. Toutes les entreprises en bénéficieront-elles, même celles pour lesquelles ce serait juste une aubaine ?
R - Elles seront toutes concernées, sans aucune exception. Et, franchement, si Total crée deux emplois sans charge, cela ne me paraît pas très grave comme effet d'aubaine !
J.-C. W. C'est une mesure lisible. Mais vous proposez en contrepartie de concentrer les allègements de charges sur les salaires inférieurs à 1,3 SMIC. Cela ne risque-t-il pas de tirer les salaires vers le bas ?
R - J'y ai réfléchi. Je me suis borné à reprendre les conclusions d'un rapport de la Cour des comptes de 2006 sur les exonérations de charges. La Cour préconise exactement ceci. Convenez qu'entre 1,3 et 1,6 SMIC, le changement est tout de même marginal ?
J.-C. W. Où en êtes-vous dans votre réflexion sur la TVA sociale ?
R - Je ne me risquerai pas à la proposer comme « la » solution miracle. J'ai autour de moi autant d'ardents défenseurs que d'ardents adversaires de la TVA sociale. La concentration des charges sur le travail est néfaste. C'est le problème de nos sociétés qu'on appelle bismarckiennes, du nom du chancelier allemand qui a inventé cette répartition des charges. Cela rappelle le vieil impôt sur les portes et les fenêtres. On l'avait inventé car c'était facile. Mais on a commencé à voir les portes et les fenêtres se murer. Pourquoi ? Parce que, comme toujours, lorsque l'on concentre une taxe sur une seule base, celle-ci a tendance à s'échapper. Sur la TVA sociale, je veux être prudent. Nous avons déjà une TVA élevée.. Le transfert d'une partie des charges sociales sur la TVA, c'est au moins cinq points d'augmentation de la taxe. Même si l'on explique qu'elle ne pénalisera que les produits importés, qui ne s'en inquiéterait ? J'examine ce qui se passe en Allemagne, où la TVA vient d'augmenter de trois points, sans créer d'inflation. On peut imaginer d'autres pistes, mais aucune d'entre elles n'est évidente...
J.-C. W. Vous voulez établir une relation « amicale » entre l'Etat et les entreprises. Le dirigeant de petite entreprise que je suis ne peut qu'y être sensible. Mais comment obtenir la participation de tous, en particulier de l'administration, à ce changement ?
R - Je suis heureux que vous ayez relevé dans mes propos le terme « amical ». Je veux en effet faire de la France un pays pro-entreprise. Au lieu de considérer que l'administration n'a qu'un rôle de contrôle et de sanction, je voudrais qu'elle fasse du conseil. Autrement dit, que, à chaque fois qu'une infraction est constatée, son intervention soit précédée d'une recommandation.
J.-C. W. Beaucoup de dirigeants sont peu disponibles pendant la semaine pour régler leurs problèmes administratifs. Pourquoi ne pas ouvrir les administrations le samedi matin ?
R - Excellente suggestion. Cette mesure ne coûterait pas un euro à l'Etat et rendrait la vie plus facile. Ce que vous venez de suggérer montre qu'il y a d'immenses marges de progrès en France, qui ne coûtent pas d'argent.. C'est aussi le sens de la proposition que je fais de remplacer le système de la caution-logement par une assurance obligatoire, qui ne coûterait pas plus de 5 à 6 euros par mois.
J.-C. W. Comment réussirez-vous à mettre en oeuvre un « small business act », alors que l'Europe nous l'interdit ?
R - Dans le « small business act » que je préconise, il y a quatre volets. La simplification de l'administration ; le droit de saisine des citoyens sur tout ce qui ne marche pas ; l'aide aux deux emplois sans charge. Et le fait de réserver les marchés publics de moins de 50.000 euros aux petites entreprises. C'est cela, me dit-on, qui pose problème, à cause de l'OMC. Mais les Etats-Unis et le Canada, qui sont à l'OMC, le font depuis cinquante-quatre ans. Ma conviction est que l'Europe doit se mêler des grandes choses, pas des petites. Elle doit s'occuper de défense, de politique étrangère, de politique économique, d'harmonisation fiscale, pas de la manière dont nous voulons organiser notre service public postal..
CHRISTIAN POYAU. L'entreprise moyenne, entre 50 et 2.000 personnes, est un moteur de développement, d'emploi et d'exportation. Que préconisez-vous sur les seuils sociaux et fiscaux qui freinent le développement des entreprises moyennes ?
R - Tout le monde s'accorde à dire que le grand point de faiblesse de la France, c'est son tissu de PME. Or l'aménagement du territoire, la compétitivité, les gains de parts de marché à l'extérieur dépendent de la densité de ce tissu. Je le vois bien dans ma circonscription : Turboméca fabrique les deux tiers des moteurs d'hélicoptères qui volent dans le monde.
Je crois qu'il faut lisser les seuils. C'est attristant le nombre de personnes qui disent : « Je suis à 49 salariés et je n'en bougerai pas », mais on ne peut agir sans en discuter avec les partenaires sociaux. Je suis depuis longtemps persuadé qu'il faut avoir une relation de confiance et de coresponsabilité avec les syndicats. Sur ce sujet, on devrait procéder de manière expérimentale, en prenant deux départements ou deux régions, pour voir si, oui ou non, la question des seuils est lourde pour les entreprises. Moi, je crois qu'elle l'est. L'expérimentation, l'évaluation, voilà la bonne méthode. Autre exemple, le CNE. Marche-t-il vraiment bien, comme certains le disent, ou ne marche-t-il pas du tout ou très peu, comme d'autres l'affirment ? On a prévu une étape d'évaluation, eh bien, faisons-la de manière sérieuse ! Demandons à des gens sérieux, non engagés dans des intérêts, de bien vouloir regarder avec nous si c'est intéressant ou pas.
C. P. Quand vous passez à 50 salariés, la taxe professionnelle augmente et, en plus, vous devez la payer plus tôt? Que comptez-vous faire ?
R - Il faut reconnaître à la société civile, aux acteurs, le droit d'identifier les problèmes et de saisir une autorité pour dire : « Là, on a vraiment une difficulté ». Je ne connais pas un syndicat qui n'accepterait pas de se mettre autour de la table pour en discuter. Simplement, les syndicats ne sont jamais saisis. Tout fonctionne comme si l'Etat était le patron de tout et qu'à ce patron-là, on n'avait pas le droit d'adresser la parole. C'est cela qu'il faut changer, et ce n'est pas une petite affaire. Il faut convertir la société française au partenariat, à la reconnaissance d'une double légitimité, celle de l'Etat et celle de la société civile. C'est dans ce partenariat, et notamment dans la reconnaissance d'un droit de saisine sur tout ce qui ne marche pas, que l'on trouvera des marges de progrès infinis, sans augmenter les prélèvements obligatoires. Tout cela est source de croissance, de liberté, de confiance.
C. P. Quand on développe une entreprise, on tombe vite sur le problème du financement. Cela m'amène au sujet de l'ISF. Quelqu'un qui investit dans une oeuvre d'art est exonéré, quelqu'un qui investit dans une PME est taxé. Qu'en pensez-vous ?
R - Ce n'est pas aussi simple que vous le dites, mais la manière dont l'ISF est organisé est effectivement pénalisante. Franchement, même si je condamne ces comportements très inciviques, je ne vois pas quel intérêt la France retire à exporter les gens qui ont réussi chez elle. Il faut réfléchir à ce qui est intéressant pour notre pays. Je suis favorable à une base large et à un taux réduit d'ISF. Le taux réduit, pour moi, c'est 1 pour 1000. C'est simple et compréhensible par tout le monde. J'avais au début pensé faire comme les Suisses et tout inclure dans l'assiette taxable : l'outil de travail, les oeuvres d'art... Les premiers à venir me voir ont été les marchands d'art, suivis de près par les chefs d'entreprise. J'ai entendu leurs doléances. Je ne préconise donc pas de changer la base actuelle. Mais mon idée reste d'élargir beaucoup l'assiette et d'abaisser le taux, afin que les gens se fassent à l'idée que ce n'est plus un impôt pénalisant. D'ailleurs, cela s'appellerait « impôt sur le patrimoine » et pas « impôt sur la fortune », parce qu'un patrimoine moyen, ce n'est pas de la fortune. Et que le mot constitue une stigmatisation.
C. P. Parlez-nous de vos intentions sur les 35 heures, qui restent un vrai handicap ?
R - J'ai été très critique à l'égard de la manière dont les 35 heures ont été mises en place, sans considération des différences entre secteurs. Je connais très bien la filière de l'élevage. Une vache, un cheval mangent tous les jours, il faut s'occuper d'eux tous les jours, les faire sortir tous les jours. Comment faire les 35 heures dans une telle filière ? C'est impossible. Donc on fait semblant, on bricole. C'est absurde. L'Etat ne peut plus décider de tout. Il est en situation d'extrême fragilité, c'est un colosse aux pieds d'argile. La manière dont le travail est organisé doit se discuter entre les organisations syndicales et les entreprises. C'est aux branches de prévoir cette discussion. Les 35 heures ont engendré deux maux : des feuilles de paie trop basses et du stress dans l'entreprise. On nous avait annoncé les 35 heures payées 39, on a finalement eu les 35 heures payées 35, avec le stress en prime. Le progrès que je propose, c'est que les heures supplémentaires, qui sont aujourd'hui majorées de 10 % pour les unes et de 25 % pour les autres, passent toutes à 35 % et que cette majoration soit défalquée des charges sociales.
MARIE-HÉLÈNE BOURLARD. Vous ne parlez pas beaucoup des délocalisations. Or cela fait des décennies qu'on allège les charges et que les délocalisations se poursuivent. Que comptez-vous faire pour régler cette question ?
R - Personne ne réglera le problème des délocalisations. Si quelqu'un vient à cette place et vous dit « J'ai la mesure qui va régler la question », il raconte des histoires. Moi, je ne veux pas raconter d'histoires aux gens. Je veux les aider. Qu'a-t-on comme possibilité ? A la vé rité, il y en a deux. La première, c'est de réfléchir au coût du travail ?
M.-H. B. Quand on gagne 1.000 euros par mois comme moi, la priorité, c'est surtout d'augmenter les salaires.
R - Je pourrais aisément me rendre populaire à vos yeux en annonçant que je vais augmenter les salaires. Mais, dans une branche comme la vôtre, si vous augmentez le SMIC comme certains le souhaitent , vous avez une délocalisation immédiate. Et je ne connais pas un économiste de gauche qui soit en désaccord avec ça. C'est vrai que c'est dur de vivre comme cela ; je ne peux pas prétendre que ce soit bien payé ni même convenablement payé. Mais vous ne pouvez pas arrêter les délocalisations quand vous êtes un pays exportateur.
M.-H. B. Instaurons des règles européennes !
R - La deuxième voie face à la mondialisation, c'est, en effet, que l'Europe accomplisse son travail pour que, au moins, la concurrence soit équitable. Qu'on ait la certitude que, quand on impose des règles aux uns en matière d'environnement, elles soient respectées par les autres. Qu'on essaie d'aller vers une harmonisation en matière sociale, qu'on protège ses sites, ses productions. Par exemple en s'intéressant au niveau des monnaies, parce que certaines je pense à la monnaie chinoise sont terriblement sous-évaluées. Le travail en Chine vaut 75 fois moins que le travail en France. L'action ne peut être que politique et européenne.
Mais il y a aussi des entreprises qu'une part de délocalisation sauve. J'ai visité à Marseille une PME de 60 salariés, leader européen dans le domaine des capteurs et régulateurs pour les moteurs Diesel de bateau, avec près de 20 % de parts de marché mondial. Si elle ne faisait pas la moitié de sa production en Tunisie, elle serait déjà morte. Il y a des délocalisations favorables et d'autres mortelles. Quand l'entreprise s'en va, c'est une perte sèche.
M.-H. B. Mais que faire dans ce cas ? A la fin de l'année, mon usine délocalisera, ça fera 147 chômeurs de plus, alors que LVMH, notre donneur d'ordres, a réalisé 1,9 milliard d'euros de bénéfice net en 2006. Il nous tue. Et qu'est-ce que vous faites ?
R - Et vous, qu'est-ce que vous faites ? La candidate à l'élection présidentielle que vous soutenez, qu'a-t-elle fait ? Le parti que vous soutenez, qui a été au gouvernement, qu'a-t-il fait contre les délocalisations ? J'ai vu, en Vendée, une entreprise qui fabrique des ordinateurs haut de gamme, pour les Airbus, les Boeing et même les trains de tige qui forent pour le pétrole. Entre 350 et 400 de ses salariés, sur un total de 500, sont issus des secteurs du textile et du cuir. Cette reconversion est une réussite.
M.-H. B. J'habite dans le Nord, dans l'Avesnois. C'est une zone sinistrée.
R - Il n'y a plus rien.
Peut-être peut-on implanter des entreprises nouvelles ? Je refuse de baisser les bras : je viendrai dans le sud de l'Avesnois.
M.-H. B. Où est le volet social de votre « social-économie » ?
R - Il est, par exemple, dans les petites retraites : nous voulons porter le minimum vieillesse à 90 % du SMIC. Il est dans la lutte contre l'exclusion : nous voulons que les personnes qui sont au RMI, laissées sur la touche, puissent avoir une activité d'insertion dans la société qui leur permette d'arrondir leurs fins de mois?
M.-H. B. Combien allez-vous leur donner ? 400 euros ? Vous croyez que ça suffit pour vivre ?
R - Je donne raison à votre indignation, mais pas à vos solutions. Si la solution existait quelque part, n'importe où, dans votre modèle de pensée, elle aurait été appliquée.
M.-H. B. Que valent vos promesses ? Quand vous étiez ministre de l'Education, 1 million de personnes sont descendues dans la rue et vous n'avez rien réformé.
R - Un ministre qui a vu 1 million de personnes descendre dans la rue, après tout, ça le forme. Il commence à comprendre des choses qu'il n'avait pas comprises avant. Dans une vie, je trouve cela finalement heureux. Je vais vous le dire, amicalement et respectueusement : nulle part dans le monde, les solutions que vous défendez n'ont été appliquées et n'ont produit quelque chose de bien. Nulle part. Je sais bien que vous avez un idéal et des raisons de le défendre, je sais bien que ce que vous dites de la vie des gens est juste, mais nulle part ce que vous demandez n'a produit autre chose que d'épouvantables malheurs et des millions de morts. C'est, hélas, la manière dont l'Union soviétique a dérivé.
M.-H. B. Moi, j'habite en France, pas en Union soviétique.
R - Je croyais que vous étiez internationalistes...
ALAIN DUCROCQ. Nicolas Sarkozy souhaite instaurer un contrat de travail unique, vous-même vous vous prononcez pour un CDI à droits progressifs : comment intégrez-vous le travail temporaire, qui représente 600.000 emplois équivalent temps plein ?
R - Le contrat trop rigide, c'est la fortune des entreprises de travail temporaire. Car les entreprises trouvent chez vous la souplesse qu'elles ne trouvent pas autrement, et certains salariés aussi choisissent l'intérim pour bénéficier des 10 % de prime de précarité. Pour ma part, je ne suis pour rien d'unique, car nous n'avons pas tous les mêmes besoins. Je ne suis pas pour la chaussure à taille unique, ni pour la voiture unique...
A. D. Vous ne voulez rien d'unique, sauf vos deux emplois francs ?
R - Les deux emplois sans charges ne sont pas une obligation, mais une offre supplémentaire que je fais. C'est là toute la différence.
Sur le contrat de travail, je défends un cadre de droit commun, le CDI, avec une période d'essai suffisante. C'est ce que je dirai aux partenaires sociaux, et j'écouterai ce qu'ils ont à dire sur ce sujet. J'ai rencontré tous les syndicats : ils sont tous favorables à la Sécurité sociale professionnelle, à cette idée que le contrat peut s'interrompre dans l'entreprise sans que le salarié ne perde ses avantages et même son salaire, puisqu'il est mis à disposition d'une autre entreprise. Le patronat affirme que cette idée l'intéresse aussi. Eh bien, demandons aux partenaires sociaux de faire des propositions communes sur ce sujet. C'est ma logique : l'Etat ne doit pas tout régler. A lui de fixer les grands principes et, pour le reste, qu'il fasse confiance aux organisations de salariés et d'entreprises !
A. D. Je dirige un comité d'entreprise et je vois combien les positions entre partenaires sociaux sont éloignées. Au niveau national, c'est pareil, le Medef et les syndicats ne savent pas se parler. Alors, concrètement, comment faites-vous pour que la « démocratie sociale » dont vous parlez ne soit pas un voeu pieux ?
R - Pourquoi, en France, les partenaires sociaux ne se parlent-ils pas ? Pourquoi s'enferment-ils dans un jeu de rôle qui consiste à réclamer tout d'un côté et à refuser tout de l'autre ? Parce qu'on sait que c'est l'Etat qui décidera en dernier recours. Regardez le nombre d'accords qui ont été mis en place avec la bénédiction d'organisations syndicales, y compris les plus revendicatives, qui font semblant d'être contre alors qu'elles ont en réalité donné leur accord ! Ça n'est pas normal. Il faut changer la méthode. Il faut que les organisations syndicales passent de la protestation à la responsabilité. Ce n'est pas facile, certains n'aimeront pas ça, mais il faut absolument aller dans cette direction. Il faut bouger. Et, d'ailleurs, le faible taux de syndicalisation en France montre qu'il y a quelque chose qui ne va pas dans notre système.
A. D. Je suis préoccupé pour ma retraite. Certaines études évoquent des hausses de prélèvement obligatoires de 3 % à 5 % par an. Quelle est votre solution et comment la financez-vous ?
R - Je suis pour une retraite par points. C'est la seule façon de mettre fin à la multiplicité des régimes, d'instaurer une vraie égalité et de sauver le système. Je soumettrai cette réforme à référendum. La réforme ne fait pas peur si les gens savent qu'au bout du compte ils vont être engagés, consultés, informés.
A. D. Ça, c'est la forme.
R - Mais c'est important ! Le fond est dans la forme. On a choisi le système de répartition : ceux qui travaillent paient les pensions de ceux qui sont à la retraite. Au début des années 1950, on avait 5 salariés actifs pour 1 retraité, aujourd'hui, on est à 1,5 actif et, d'ici à très peu d'années, on sera à 1 actif pour 1 retraité. Comment fera-t-on ? C'est intenable ! Il faut plus d'actifs et moins de retraités, il faut donc assouplir le système. A partir de 60 ans, on devrait pouvoir partir à la retraite avec un niveau de pension calculé en fonction de différents critères dont la pénibilité, à laquelle je tiens beaucoup. Si la personne trouve que sa pension est suffisante, elle pourra s'arrêter de travailler, sinon, elle pourra continuer à travailler. Mais, je le concède, il faudra pour cela qu'il y ait du travail. Cela montre l'ampleur du changement dont la France a besoin.
GUY CARCASSONNE. Je voudrais aborder avec vous le chapitre institutionnel.
R - Vos propositions sur l'interdiction du cumul des mandats, sujet à mes yeux fondamental, sont nettes. Vous êtes de très loin le candidat qui s'engage le plus précisément sur cette réforme indispensable si l'on veut redonner au pays le Parlement dont il a besoin. En revanche, je ne comprends pas votre insistance à vouloir introduire 50 % de proportionnelle dans le mode de scrutin. C'est à mes yeux le meilleur moyen de ruiner toute possibilité de fabriquer des majorités stables. Pourquoi ne vous contentez-vous pas de limiter la proportionnelle à 10 % des sièges ? Cela suffirait pour assurer la nécessaire représentation des différentes sensibilités politiques.
10 % des sièges, c'est rien. Si l'on suit votre proposition, les Verts auraient cinq sièges, le Front national six. Aucun ne pourrait constituer un groupe. Les citoyens français ont le droit d'être équitablement représentés à l'Assemblée nationale. Pour moi, la démocratie, c'est la protection des minorités et non le culte des majorités. Au premier tour de l'élection de 2002, Jacques Chirac et Lionel Jospin ont totalisé 35 % des voix et ils ont obtenu 92 % des sièges à l'Assemblée nationale. Vous trouvez cela juste et équitable ? Je veux une représentation substantielle des courants d'opinion et des territoires. 50 % de scrutin majoritaire, 50 % de proportionnelle, c'est à peu près le système allemand et cela n'enlève pas l'effet majoritaire.
G. C. C'est vous qui le dites. On a vu dans l'histoire récente des majorités extrêmement étroites. Elles n'auraient pas existé s'il y avait eu 50 % de proportionnelle.
R - Objection ! S'il n'y a pas de majorité, il y a des coalitions. En 1988, en 1993, en 1995, aucun parti n'avait la majorité à lui tout seul. L'idée qu'il faut un parti dominant pour qu'un système marche est absurde.
G. C. C'est pourtant ce qui passe dans les systèmes majoritaires !
R - Imaginons que vous êtes élu le 6 mai. Les élections législatives se tiennent dans la foulée, les 10 et 17 juin. Deux cas de figure sont alors possibles. Ou bien le nouveau parti que vous entendez créer obtient une majorité et nous sommes repartis sur une logique assez proche de celle de la Ve République. Ou bien, et je le crains pour vous, vous n'obtenez pas la majorité. Je le crains parce que même De Gaulle en 1958, après le triomphe du référendum, avait été très loin d'obtenir la majorité. Dans ce cas, vous serez conduit à faire alliance avec l'un des deux grands partis. Avec le risque d'être minoritaire dans votre majorité et de devenir l'otage soit du PS, soit de l'UMP.
Quand on demandait à François Mitterrand en 1981 : « Si vous n'avez pas la majorité, comment ferez-vous ? », il répondait : « Faites aux Français le crédit de la cohérence. » C'était une excellente réponse. Je n'imagine pas que les Français, après avoir élu un président de la République sur un schéma aussi novateur que celui que je propose, puissent se déjuger en cinq semaines. La question de la cohérence ne sera donc pas posée au président de la République ou à son gouvernement, mais au PS et à l'UMP ou, plus exactement, à certains membres du PS et de l'UMP.
G. C. Vous tablez sur l'éclatement de ces deux formations ?
R - Il y aura une heure de vérité. Elle correspond à des questions qui se posent depuis très longtemps, notamment au sein du Parti socialiste. Je crois donc qu'une majorité est possible mais, même dans ce cas de figure, je ne veux pas le pouvoir pour un seul parti. Je défends l'idée de majorités pluralistes dans lesquelles on est obligé de discuter et de se mettre d'accord. Si Dominique de Villepin avait eu l'obligation de convaincre une majorité plus large, moins docile, il n'aurait jamais fait la bêtise du CPE.
G. C. Et si vous n'avez pas de majorité du tout ?
R - Eh bien les partis s'entendront autour d'un président de la République qui aura annoncé à l'avance aux Français l'idée qu'il faut se rassembler, qu'on n'est plus prisonnier du clivage droite-gauche. Le rassemblement se fera autour d'un courant central, avec des partenaires nouveaux, heureux, croyez-moi, de bénéficier de ce déverrouillage rafraîchissant.
G. C. Dépasser le clivage gauche-droite, n'est-ce pas retomber dans l'illisible ?
R - En rien. Je récuse la notion de camp. C'est une malédiction. C'est elle qui a obligé Michel Rocard à être du côté d'Olivier Besancenot. C'est elle qui a conduit Jacques Delors à se retrouver minoritaire dans son propre camp, alors que je crois que nous pensons la même chose sur à peu près tous les sujets. Chacun doit évidemment conserver sa sensibilité, mais je veux que les grandes sensibilités de l'arc républicain puissent travailler ensemble. Je suis plus près des socio-démocrates que de la droite nationaliste. Regardez combien les vues des responsables politiques se sont rapprochées, sur l'école, l'entreprise, la dette et même la fiscalité.
G. C. Oui, mais Laurent Fabius, par exemple, a dit qu'il ne travaillerait jamais avec vous...
R - Souvenez-vous de Laurent Fabius qui disait en 2002 : on ne peut pas être battu par la droite, mais on peut l'être par les impôts. Les Français savent bien que la réalité est complexe, que personne n'a totalement raison et personne complètement tort. Il est grand temps que nous en tirions toutes les conséquences sur le plan politique.
source http://www.bayrou.fr, le 26 mars 2007
R - L'exonération de charges est valable cinq ans. Après, on revient dans le droit commun. C'est une mesure très simple, compréhensible par tous.. Je crois à la vertu et à la dynamique de la simplicité. Si cette idée a du succès, comme je le pense, elle pourra être pérennisée. On en fera l'évaluation au bout de deux ans. Tous les artisans et commerçants que je rencontre, toutes les très petites entreprises comme la vôtre y sont favorables. L'autre jour, un artisan est venu me voir, les larmes aux yeux, pour me dire : « Si on avait eu cela bien avant, ma femme ne se serait pas crevée au travail comme elle l'a fait. » Ce n'est pas une mesure conjoncturelle. C'est la démonstration grandeur réelle que la concentration des charges sur le travail est un obstacle à l'emploi. J'attends de cette mesure plusieurs centaines de milliers de créations d'emploi la première année.
J.-C. W. Toutes les entreprises en bénéficieront-elles, même celles pour lesquelles ce serait juste une aubaine ?
R - Elles seront toutes concernées, sans aucune exception. Et, franchement, si Total crée deux emplois sans charge, cela ne me paraît pas très grave comme effet d'aubaine !
J.-C. W. C'est une mesure lisible. Mais vous proposez en contrepartie de concentrer les allègements de charges sur les salaires inférieurs à 1,3 SMIC. Cela ne risque-t-il pas de tirer les salaires vers le bas ?
R - J'y ai réfléchi. Je me suis borné à reprendre les conclusions d'un rapport de la Cour des comptes de 2006 sur les exonérations de charges. La Cour préconise exactement ceci. Convenez qu'entre 1,3 et 1,6 SMIC, le changement est tout de même marginal ?
J.-C. W. Où en êtes-vous dans votre réflexion sur la TVA sociale ?
R - Je ne me risquerai pas à la proposer comme « la » solution miracle. J'ai autour de moi autant d'ardents défenseurs que d'ardents adversaires de la TVA sociale. La concentration des charges sur le travail est néfaste. C'est le problème de nos sociétés qu'on appelle bismarckiennes, du nom du chancelier allemand qui a inventé cette répartition des charges. Cela rappelle le vieil impôt sur les portes et les fenêtres. On l'avait inventé car c'était facile. Mais on a commencé à voir les portes et les fenêtres se murer. Pourquoi ? Parce que, comme toujours, lorsque l'on concentre une taxe sur une seule base, celle-ci a tendance à s'échapper. Sur la TVA sociale, je veux être prudent. Nous avons déjà une TVA élevée.. Le transfert d'une partie des charges sociales sur la TVA, c'est au moins cinq points d'augmentation de la taxe. Même si l'on explique qu'elle ne pénalisera que les produits importés, qui ne s'en inquiéterait ? J'examine ce qui se passe en Allemagne, où la TVA vient d'augmenter de trois points, sans créer d'inflation. On peut imaginer d'autres pistes, mais aucune d'entre elles n'est évidente...
J.-C. W. Vous voulez établir une relation « amicale » entre l'Etat et les entreprises. Le dirigeant de petite entreprise que je suis ne peut qu'y être sensible. Mais comment obtenir la participation de tous, en particulier de l'administration, à ce changement ?
R - Je suis heureux que vous ayez relevé dans mes propos le terme « amical ». Je veux en effet faire de la France un pays pro-entreprise. Au lieu de considérer que l'administration n'a qu'un rôle de contrôle et de sanction, je voudrais qu'elle fasse du conseil. Autrement dit, que, à chaque fois qu'une infraction est constatée, son intervention soit précédée d'une recommandation.
J.-C. W. Beaucoup de dirigeants sont peu disponibles pendant la semaine pour régler leurs problèmes administratifs. Pourquoi ne pas ouvrir les administrations le samedi matin ?
R - Excellente suggestion. Cette mesure ne coûterait pas un euro à l'Etat et rendrait la vie plus facile. Ce que vous venez de suggérer montre qu'il y a d'immenses marges de progrès en France, qui ne coûtent pas d'argent.. C'est aussi le sens de la proposition que je fais de remplacer le système de la caution-logement par une assurance obligatoire, qui ne coûterait pas plus de 5 à 6 euros par mois.
J.-C. W. Comment réussirez-vous à mettre en oeuvre un « small business act », alors que l'Europe nous l'interdit ?
R - Dans le « small business act » que je préconise, il y a quatre volets. La simplification de l'administration ; le droit de saisine des citoyens sur tout ce qui ne marche pas ; l'aide aux deux emplois sans charge. Et le fait de réserver les marchés publics de moins de 50.000 euros aux petites entreprises. C'est cela, me dit-on, qui pose problème, à cause de l'OMC. Mais les Etats-Unis et le Canada, qui sont à l'OMC, le font depuis cinquante-quatre ans. Ma conviction est que l'Europe doit se mêler des grandes choses, pas des petites. Elle doit s'occuper de défense, de politique étrangère, de politique économique, d'harmonisation fiscale, pas de la manière dont nous voulons organiser notre service public postal..
CHRISTIAN POYAU. L'entreprise moyenne, entre 50 et 2.000 personnes, est un moteur de développement, d'emploi et d'exportation. Que préconisez-vous sur les seuils sociaux et fiscaux qui freinent le développement des entreprises moyennes ?
R - Tout le monde s'accorde à dire que le grand point de faiblesse de la France, c'est son tissu de PME. Or l'aménagement du territoire, la compétitivité, les gains de parts de marché à l'extérieur dépendent de la densité de ce tissu. Je le vois bien dans ma circonscription : Turboméca fabrique les deux tiers des moteurs d'hélicoptères qui volent dans le monde.
Je crois qu'il faut lisser les seuils. C'est attristant le nombre de personnes qui disent : « Je suis à 49 salariés et je n'en bougerai pas », mais on ne peut agir sans en discuter avec les partenaires sociaux. Je suis depuis longtemps persuadé qu'il faut avoir une relation de confiance et de coresponsabilité avec les syndicats. Sur ce sujet, on devrait procéder de manière expérimentale, en prenant deux départements ou deux régions, pour voir si, oui ou non, la question des seuils est lourde pour les entreprises. Moi, je crois qu'elle l'est. L'expérimentation, l'évaluation, voilà la bonne méthode. Autre exemple, le CNE. Marche-t-il vraiment bien, comme certains le disent, ou ne marche-t-il pas du tout ou très peu, comme d'autres l'affirment ? On a prévu une étape d'évaluation, eh bien, faisons-la de manière sérieuse ! Demandons à des gens sérieux, non engagés dans des intérêts, de bien vouloir regarder avec nous si c'est intéressant ou pas.
C. P. Quand vous passez à 50 salariés, la taxe professionnelle augmente et, en plus, vous devez la payer plus tôt? Que comptez-vous faire ?
R - Il faut reconnaître à la société civile, aux acteurs, le droit d'identifier les problèmes et de saisir une autorité pour dire : « Là, on a vraiment une difficulté ». Je ne connais pas un syndicat qui n'accepterait pas de se mettre autour de la table pour en discuter. Simplement, les syndicats ne sont jamais saisis. Tout fonctionne comme si l'Etat était le patron de tout et qu'à ce patron-là, on n'avait pas le droit d'adresser la parole. C'est cela qu'il faut changer, et ce n'est pas une petite affaire. Il faut convertir la société française au partenariat, à la reconnaissance d'une double légitimité, celle de l'Etat et celle de la société civile. C'est dans ce partenariat, et notamment dans la reconnaissance d'un droit de saisine sur tout ce qui ne marche pas, que l'on trouvera des marges de progrès infinis, sans augmenter les prélèvements obligatoires. Tout cela est source de croissance, de liberté, de confiance.
C. P. Quand on développe une entreprise, on tombe vite sur le problème du financement. Cela m'amène au sujet de l'ISF. Quelqu'un qui investit dans une oeuvre d'art est exonéré, quelqu'un qui investit dans une PME est taxé. Qu'en pensez-vous ?
R - Ce n'est pas aussi simple que vous le dites, mais la manière dont l'ISF est organisé est effectivement pénalisante. Franchement, même si je condamne ces comportements très inciviques, je ne vois pas quel intérêt la France retire à exporter les gens qui ont réussi chez elle. Il faut réfléchir à ce qui est intéressant pour notre pays. Je suis favorable à une base large et à un taux réduit d'ISF. Le taux réduit, pour moi, c'est 1 pour 1000. C'est simple et compréhensible par tout le monde. J'avais au début pensé faire comme les Suisses et tout inclure dans l'assiette taxable : l'outil de travail, les oeuvres d'art... Les premiers à venir me voir ont été les marchands d'art, suivis de près par les chefs d'entreprise. J'ai entendu leurs doléances. Je ne préconise donc pas de changer la base actuelle. Mais mon idée reste d'élargir beaucoup l'assiette et d'abaisser le taux, afin que les gens se fassent à l'idée que ce n'est plus un impôt pénalisant. D'ailleurs, cela s'appellerait « impôt sur le patrimoine » et pas « impôt sur la fortune », parce qu'un patrimoine moyen, ce n'est pas de la fortune. Et que le mot constitue une stigmatisation.
C. P. Parlez-nous de vos intentions sur les 35 heures, qui restent un vrai handicap ?
R - J'ai été très critique à l'égard de la manière dont les 35 heures ont été mises en place, sans considération des différences entre secteurs. Je connais très bien la filière de l'élevage. Une vache, un cheval mangent tous les jours, il faut s'occuper d'eux tous les jours, les faire sortir tous les jours. Comment faire les 35 heures dans une telle filière ? C'est impossible. Donc on fait semblant, on bricole. C'est absurde. L'Etat ne peut plus décider de tout. Il est en situation d'extrême fragilité, c'est un colosse aux pieds d'argile. La manière dont le travail est organisé doit se discuter entre les organisations syndicales et les entreprises. C'est aux branches de prévoir cette discussion. Les 35 heures ont engendré deux maux : des feuilles de paie trop basses et du stress dans l'entreprise. On nous avait annoncé les 35 heures payées 39, on a finalement eu les 35 heures payées 35, avec le stress en prime. Le progrès que je propose, c'est que les heures supplémentaires, qui sont aujourd'hui majorées de 10 % pour les unes et de 25 % pour les autres, passent toutes à 35 % et que cette majoration soit défalquée des charges sociales.
MARIE-HÉLÈNE BOURLARD. Vous ne parlez pas beaucoup des délocalisations. Or cela fait des décennies qu'on allège les charges et que les délocalisations se poursuivent. Que comptez-vous faire pour régler cette question ?
R - Personne ne réglera le problème des délocalisations. Si quelqu'un vient à cette place et vous dit « J'ai la mesure qui va régler la question », il raconte des histoires. Moi, je ne veux pas raconter d'histoires aux gens. Je veux les aider. Qu'a-t-on comme possibilité ? A la vé rité, il y en a deux. La première, c'est de réfléchir au coût du travail ?
M.-H. B. Quand on gagne 1.000 euros par mois comme moi, la priorité, c'est surtout d'augmenter les salaires.
R - Je pourrais aisément me rendre populaire à vos yeux en annonçant que je vais augmenter les salaires. Mais, dans une branche comme la vôtre, si vous augmentez le SMIC comme certains le souhaitent , vous avez une délocalisation immédiate. Et je ne connais pas un économiste de gauche qui soit en désaccord avec ça. C'est vrai que c'est dur de vivre comme cela ; je ne peux pas prétendre que ce soit bien payé ni même convenablement payé. Mais vous ne pouvez pas arrêter les délocalisations quand vous êtes un pays exportateur.
M.-H. B. Instaurons des règles européennes !
R - La deuxième voie face à la mondialisation, c'est, en effet, que l'Europe accomplisse son travail pour que, au moins, la concurrence soit équitable. Qu'on ait la certitude que, quand on impose des règles aux uns en matière d'environnement, elles soient respectées par les autres. Qu'on essaie d'aller vers une harmonisation en matière sociale, qu'on protège ses sites, ses productions. Par exemple en s'intéressant au niveau des monnaies, parce que certaines je pense à la monnaie chinoise sont terriblement sous-évaluées. Le travail en Chine vaut 75 fois moins que le travail en France. L'action ne peut être que politique et européenne.
Mais il y a aussi des entreprises qu'une part de délocalisation sauve. J'ai visité à Marseille une PME de 60 salariés, leader européen dans le domaine des capteurs et régulateurs pour les moteurs Diesel de bateau, avec près de 20 % de parts de marché mondial. Si elle ne faisait pas la moitié de sa production en Tunisie, elle serait déjà morte. Il y a des délocalisations favorables et d'autres mortelles. Quand l'entreprise s'en va, c'est une perte sèche.
M.-H. B. Mais que faire dans ce cas ? A la fin de l'année, mon usine délocalisera, ça fera 147 chômeurs de plus, alors que LVMH, notre donneur d'ordres, a réalisé 1,9 milliard d'euros de bénéfice net en 2006. Il nous tue. Et qu'est-ce que vous faites ?
R - Et vous, qu'est-ce que vous faites ? La candidate à l'élection présidentielle que vous soutenez, qu'a-t-elle fait ? Le parti que vous soutenez, qui a été au gouvernement, qu'a-t-il fait contre les délocalisations ? J'ai vu, en Vendée, une entreprise qui fabrique des ordinateurs haut de gamme, pour les Airbus, les Boeing et même les trains de tige qui forent pour le pétrole. Entre 350 et 400 de ses salariés, sur un total de 500, sont issus des secteurs du textile et du cuir. Cette reconversion est une réussite.
M.-H. B. J'habite dans le Nord, dans l'Avesnois. C'est une zone sinistrée.
R - Il n'y a plus rien.
Peut-être peut-on implanter des entreprises nouvelles ? Je refuse de baisser les bras : je viendrai dans le sud de l'Avesnois.
M.-H. B. Où est le volet social de votre « social-économie » ?
R - Il est, par exemple, dans les petites retraites : nous voulons porter le minimum vieillesse à 90 % du SMIC. Il est dans la lutte contre l'exclusion : nous voulons que les personnes qui sont au RMI, laissées sur la touche, puissent avoir une activité d'insertion dans la société qui leur permette d'arrondir leurs fins de mois?
M.-H. B. Combien allez-vous leur donner ? 400 euros ? Vous croyez que ça suffit pour vivre ?
R - Je donne raison à votre indignation, mais pas à vos solutions. Si la solution existait quelque part, n'importe où, dans votre modèle de pensée, elle aurait été appliquée.
M.-H. B. Que valent vos promesses ? Quand vous étiez ministre de l'Education, 1 million de personnes sont descendues dans la rue et vous n'avez rien réformé.
R - Un ministre qui a vu 1 million de personnes descendre dans la rue, après tout, ça le forme. Il commence à comprendre des choses qu'il n'avait pas comprises avant. Dans une vie, je trouve cela finalement heureux. Je vais vous le dire, amicalement et respectueusement : nulle part dans le monde, les solutions que vous défendez n'ont été appliquées et n'ont produit quelque chose de bien. Nulle part. Je sais bien que vous avez un idéal et des raisons de le défendre, je sais bien que ce que vous dites de la vie des gens est juste, mais nulle part ce que vous demandez n'a produit autre chose que d'épouvantables malheurs et des millions de morts. C'est, hélas, la manière dont l'Union soviétique a dérivé.
M.-H. B. Moi, j'habite en France, pas en Union soviétique.
R - Je croyais que vous étiez internationalistes...
ALAIN DUCROCQ. Nicolas Sarkozy souhaite instaurer un contrat de travail unique, vous-même vous vous prononcez pour un CDI à droits progressifs : comment intégrez-vous le travail temporaire, qui représente 600.000 emplois équivalent temps plein ?
R - Le contrat trop rigide, c'est la fortune des entreprises de travail temporaire. Car les entreprises trouvent chez vous la souplesse qu'elles ne trouvent pas autrement, et certains salariés aussi choisissent l'intérim pour bénéficier des 10 % de prime de précarité. Pour ma part, je ne suis pour rien d'unique, car nous n'avons pas tous les mêmes besoins. Je ne suis pas pour la chaussure à taille unique, ni pour la voiture unique...
A. D. Vous ne voulez rien d'unique, sauf vos deux emplois francs ?
R - Les deux emplois sans charges ne sont pas une obligation, mais une offre supplémentaire que je fais. C'est là toute la différence.
Sur le contrat de travail, je défends un cadre de droit commun, le CDI, avec une période d'essai suffisante. C'est ce que je dirai aux partenaires sociaux, et j'écouterai ce qu'ils ont à dire sur ce sujet. J'ai rencontré tous les syndicats : ils sont tous favorables à la Sécurité sociale professionnelle, à cette idée que le contrat peut s'interrompre dans l'entreprise sans que le salarié ne perde ses avantages et même son salaire, puisqu'il est mis à disposition d'une autre entreprise. Le patronat affirme que cette idée l'intéresse aussi. Eh bien, demandons aux partenaires sociaux de faire des propositions communes sur ce sujet. C'est ma logique : l'Etat ne doit pas tout régler. A lui de fixer les grands principes et, pour le reste, qu'il fasse confiance aux organisations de salariés et d'entreprises !
A. D. Je dirige un comité d'entreprise et je vois combien les positions entre partenaires sociaux sont éloignées. Au niveau national, c'est pareil, le Medef et les syndicats ne savent pas se parler. Alors, concrètement, comment faites-vous pour que la « démocratie sociale » dont vous parlez ne soit pas un voeu pieux ?
R - Pourquoi, en France, les partenaires sociaux ne se parlent-ils pas ? Pourquoi s'enferment-ils dans un jeu de rôle qui consiste à réclamer tout d'un côté et à refuser tout de l'autre ? Parce qu'on sait que c'est l'Etat qui décidera en dernier recours. Regardez le nombre d'accords qui ont été mis en place avec la bénédiction d'organisations syndicales, y compris les plus revendicatives, qui font semblant d'être contre alors qu'elles ont en réalité donné leur accord ! Ça n'est pas normal. Il faut changer la méthode. Il faut que les organisations syndicales passent de la protestation à la responsabilité. Ce n'est pas facile, certains n'aimeront pas ça, mais il faut absolument aller dans cette direction. Il faut bouger. Et, d'ailleurs, le faible taux de syndicalisation en France montre qu'il y a quelque chose qui ne va pas dans notre système.
A. D. Je suis préoccupé pour ma retraite. Certaines études évoquent des hausses de prélèvement obligatoires de 3 % à 5 % par an. Quelle est votre solution et comment la financez-vous ?
R - Je suis pour une retraite par points. C'est la seule façon de mettre fin à la multiplicité des régimes, d'instaurer une vraie égalité et de sauver le système. Je soumettrai cette réforme à référendum. La réforme ne fait pas peur si les gens savent qu'au bout du compte ils vont être engagés, consultés, informés.
A. D. Ça, c'est la forme.
R - Mais c'est important ! Le fond est dans la forme. On a choisi le système de répartition : ceux qui travaillent paient les pensions de ceux qui sont à la retraite. Au début des années 1950, on avait 5 salariés actifs pour 1 retraité, aujourd'hui, on est à 1,5 actif et, d'ici à très peu d'années, on sera à 1 actif pour 1 retraité. Comment fera-t-on ? C'est intenable ! Il faut plus d'actifs et moins de retraités, il faut donc assouplir le système. A partir de 60 ans, on devrait pouvoir partir à la retraite avec un niveau de pension calculé en fonction de différents critères dont la pénibilité, à laquelle je tiens beaucoup. Si la personne trouve que sa pension est suffisante, elle pourra s'arrêter de travailler, sinon, elle pourra continuer à travailler. Mais, je le concède, il faudra pour cela qu'il y ait du travail. Cela montre l'ampleur du changement dont la France a besoin.
GUY CARCASSONNE. Je voudrais aborder avec vous le chapitre institutionnel.
R - Vos propositions sur l'interdiction du cumul des mandats, sujet à mes yeux fondamental, sont nettes. Vous êtes de très loin le candidat qui s'engage le plus précisément sur cette réforme indispensable si l'on veut redonner au pays le Parlement dont il a besoin. En revanche, je ne comprends pas votre insistance à vouloir introduire 50 % de proportionnelle dans le mode de scrutin. C'est à mes yeux le meilleur moyen de ruiner toute possibilité de fabriquer des majorités stables. Pourquoi ne vous contentez-vous pas de limiter la proportionnelle à 10 % des sièges ? Cela suffirait pour assurer la nécessaire représentation des différentes sensibilités politiques.
10 % des sièges, c'est rien. Si l'on suit votre proposition, les Verts auraient cinq sièges, le Front national six. Aucun ne pourrait constituer un groupe. Les citoyens français ont le droit d'être équitablement représentés à l'Assemblée nationale. Pour moi, la démocratie, c'est la protection des minorités et non le culte des majorités. Au premier tour de l'élection de 2002, Jacques Chirac et Lionel Jospin ont totalisé 35 % des voix et ils ont obtenu 92 % des sièges à l'Assemblée nationale. Vous trouvez cela juste et équitable ? Je veux une représentation substantielle des courants d'opinion et des territoires. 50 % de scrutin majoritaire, 50 % de proportionnelle, c'est à peu près le système allemand et cela n'enlève pas l'effet majoritaire.
G. C. C'est vous qui le dites. On a vu dans l'histoire récente des majorités extrêmement étroites. Elles n'auraient pas existé s'il y avait eu 50 % de proportionnelle.
R - Objection ! S'il n'y a pas de majorité, il y a des coalitions. En 1988, en 1993, en 1995, aucun parti n'avait la majorité à lui tout seul. L'idée qu'il faut un parti dominant pour qu'un système marche est absurde.
G. C. C'est pourtant ce qui passe dans les systèmes majoritaires !
R - Imaginons que vous êtes élu le 6 mai. Les élections législatives se tiennent dans la foulée, les 10 et 17 juin. Deux cas de figure sont alors possibles. Ou bien le nouveau parti que vous entendez créer obtient une majorité et nous sommes repartis sur une logique assez proche de celle de la Ve République. Ou bien, et je le crains pour vous, vous n'obtenez pas la majorité. Je le crains parce que même De Gaulle en 1958, après le triomphe du référendum, avait été très loin d'obtenir la majorité. Dans ce cas, vous serez conduit à faire alliance avec l'un des deux grands partis. Avec le risque d'être minoritaire dans votre majorité et de devenir l'otage soit du PS, soit de l'UMP.
Quand on demandait à François Mitterrand en 1981 : « Si vous n'avez pas la majorité, comment ferez-vous ? », il répondait : « Faites aux Français le crédit de la cohérence. » C'était une excellente réponse. Je n'imagine pas que les Français, après avoir élu un président de la République sur un schéma aussi novateur que celui que je propose, puissent se déjuger en cinq semaines. La question de la cohérence ne sera donc pas posée au président de la République ou à son gouvernement, mais au PS et à l'UMP ou, plus exactement, à certains membres du PS et de l'UMP.
G. C. Vous tablez sur l'éclatement de ces deux formations ?
R - Il y aura une heure de vérité. Elle correspond à des questions qui se posent depuis très longtemps, notamment au sein du Parti socialiste. Je crois donc qu'une majorité est possible mais, même dans ce cas de figure, je ne veux pas le pouvoir pour un seul parti. Je défends l'idée de majorités pluralistes dans lesquelles on est obligé de discuter et de se mettre d'accord. Si Dominique de Villepin avait eu l'obligation de convaincre une majorité plus large, moins docile, il n'aurait jamais fait la bêtise du CPE.
G. C. Et si vous n'avez pas de majorité du tout ?
R - Eh bien les partis s'entendront autour d'un président de la République qui aura annoncé à l'avance aux Français l'idée qu'il faut se rassembler, qu'on n'est plus prisonnier du clivage droite-gauche. Le rassemblement se fera autour d'un courant central, avec des partenaires nouveaux, heureux, croyez-moi, de bénéficier de ce déverrouillage rafraîchissant.
G. C. Dépasser le clivage gauche-droite, n'est-ce pas retomber dans l'illisible ?
R - En rien. Je récuse la notion de camp. C'est une malédiction. C'est elle qui a obligé Michel Rocard à être du côté d'Olivier Besancenot. C'est elle qui a conduit Jacques Delors à se retrouver minoritaire dans son propre camp, alors que je crois que nous pensons la même chose sur à peu près tous les sujets. Chacun doit évidemment conserver sa sensibilité, mais je veux que les grandes sensibilités de l'arc républicain puissent travailler ensemble. Je suis plus près des socio-démocrates que de la droite nationaliste. Regardez combien les vues des responsables politiques se sont rapprochées, sur l'école, l'entreprise, la dette et même la fiscalité.
G. C. Oui, mais Laurent Fabius, par exemple, a dit qu'il ne travaillerait jamais avec vous...
R - Souvenez-vous de Laurent Fabius qui disait en 2002 : on ne peut pas être battu par la droite, mais on peut l'être par les impôts. Les Français savent bien que la réalité est complexe, que personne n'a totalement raison et personne complètement tort. Il est grand temps que nous en tirions toutes les conséquences sur le plan politique.
source http://www.bayrou.fr, le 26 mars 2007