Discours de M. Jacques Chirac, Président de la République, sur les relations franco-portugaises, la place du Portugal dans l'Union européenne et sa participation à la gestion des crises, notamment en Afrique et sur la préparation de la conférence entre l'Europe et l'Amérique latine, Lisbonne le 4 février 1999.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Circonstance : Voyage d'Etat au Portugal les 4 et 5 février 1999-discours devant l'Assemblée de la République du Portugal, à Lisbonne le 4 février 1999

Texte intégral

Monsieur le Président de lAssemblée de la République,
Mesdames et Messieurs les Ministres,
Mesdames et Messieurs les Présidents,
Mesdames et Messieurs les Députés,
Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs,
Mesdames et Messieurs,
Je tiens, Monsieur le Président, à vous remercier, en mon nom et au nom de tous mes compatriotes, pour votre accueil et aussi pour vos paroles pleines damitié.
Et je veux vous dire mon émotion dêtre linvité, aujourdhui, du Portugal. Le Portugal qui fut en Europe la première nation à sétablir dans ses frontières. Le Portugal, sentinelle avancée de lEurope, où lâme portée par les vents et les vagues ne rêve quaventures.
Et quelles aventures, quel destin que ceux de votre pays ! Quel courage que celui de vos marins ! Bravant les légendes et la peur, ils forcèrent la " Mer des ténèbres ", où les bateaux, croyait-on, fondaient à léquateur, où les serpents de mer nattendaient que le moment dengloutir les navires trop hardis. Ils taillèrent lun des plus vastes empires de lHistoire. Ils repoussèrent toujours plus loin les frontières de la géographie en même temps que celles de lesprit. Le Portugal avec lequel nous, Français, partageons tant et qui est plus que notre partenaire, qui est en vérité notre frère en Europe.
Aussi est-ce un honneur et un plaisir que dêtre reçu ici, dans ce lieu prestigieux, siège depuis plus de cent soixante ans du Parlement portugais. Cest un honneur que de pouvoir mexprimer devant les élus de votre nation et de pouvoir madresser ainsi au peuple portugais tout entier auquel japporte le salut fraternel du peuple français. Cest un honneur que vous me faites en vous réunissant en séance plénière pour accueillir le Président de la République Française. Et cest un immense plaisir, pour le parlementaire que je fus, de retrouver latmosphère de lhémicycle, cette enceinte où bat le cur de la démocratie, où sincarne la volonté du peuple, où se dessine lavenir.
Il y a un quart de siècle, les Portugais, rompant résolument avec la longue et sombre période de la dictature, recouvraient la liberté. Nombreux furent dans le monde ceux qui suivirent avec enthousiasme et sympathie la " Révolution des Oeillets ". Et dabord, bien sûr, en France. La France qui avait accueilli tant de vos compatriotes en exil.
Cette rupture, si longtemps espérée, démocratiquement maîtrisée, produisit ses effets bien au-delà de vos frontières. Notamment en Amérique Latine, comme si des nations avaient attendu ce signal, votre signal, pour prendre à leur tour le chemin de la liberté.
Alors, rétablies dans leur intégrité, les valeurs démocratiques, auxquelles votre peuple navait jamais renoncé, ont retrouvé pour toujours droit de cité. Les institutions représentatives se sont rapidement enracinées, vivantes, nourries du pluralisme politique, exaltant les libertés individuelles et les droits fondamentaux de la personne humaine. Vous en êtes les acteurs éloquents.
Alors, votre pays a pu rejoindre tout naturellement sa famille, lEurope, au rang que son passé glorieux et sa culture puissante lui conféraient de droit.
Alors, Portugais et Français se sont pleinement retrouvés.
Ils ont relancé leur dialogue. Celui de deux grandes nations, qui furent deux berceaux de civilisation. Qui affirmèrent au long de lHistoire, avec la même tenace détermination, leur caractère singulier. Qui exercèrent des responsabilités à léchelle du monde et dont la culture rayonne encore sur tous les continents.
Un dialogue nourri de longue date par les centaines de milliers de Portugais présents sur le sol français. Vos compatriotes forment chez nous lune des toutes premières communautés étrangères. Peut-on dailleurs qualifier détrangère une communauté appartenant à lUnion européenne et qui sest si remarquablement intégrée ? Apportant à la France tant sur le plan matériel que sur les plans culturel et spirituel. Une communauté ardente et courageuse, dynamique, et qui nous a tant apporté. Une communauté fière aussi de ses racines et fidèle à ses traditions, légitimement attachée à sa patrie dorigine. Aujourdhui, en ce lieu, je souhaite lui rendre un hommage à la fois chaleureux et amical.
Désormais, notre dialogue est celui de deux peuples qui ont destin lié, parce quils construisent ensemble lEurope.
Dès lorigine, la France a applaudi et encouragé votre engagement européen au lendemain même de votre révolution démocratique. Que de chemin parcouru en une seule génération ! Que defforts déployés depuis la demande dadhésion du 28 mars 1977, lun des actes fondateurs du premier gouvernement constitutionnel présidé par Monsieur Mario Soares ! Quelle constance dans la volonté daccélérer lHistoire pour vous hisser au premier rang de lEurope !
Je tiens à saluer les femmes et les hommes de votre pays qui ont su éclairer lavenir et maintenir le cap. Ici comme ailleurs, et peut-être plus quailleurs, le souvenir dun passé national ouvert sur le grand large pouvait rendre difficile lacceptation de lUnion Européenne. Mais ici, mieux quailleurs, la grande majorité de vos responsables politiques et le pays dans son ensemble ont compris quil fallait aller de lavant. Que nos vieux Etats-nations, pour exister dans le monde de demain, pour maîtriser leur destin, devaient dabord sunir.
Les efforts consentis par tous, dans une admirable continuité politique, ont porté leurs fruits. Votre pays connaît un essor rapide et constant. Il le doit à son ouverture résolue, et dabord à sa participation à lEurope.
Vos succès sont remarquables. Forte dune activité industrielle et commerciale soutenue, votre croissance économique impressionne. Votre inflation est jugulée. Vos déficits sont maîtrisés. Votre taux de chômage est lun des plus bas de lUnion. Votre pays devient lune des toutes premières destinations des investissements en Europe. Et les entreprises françaises le savent bien. Grandes ou petites, elles ont fait du Portugal un partenaire économique majeur pour la France.
Et nous voilà aujourdhui engagés, avec neuf autres partenaires, dans le projet de leuro sans que nous ayons rien sacrifié de nos politiques sociales, de nos intérêts nationaux, de notre identité.
Lannée 1999 sest en effet ouverte sur un événement considérable : pour la première fois depuis la Rome antique, les Européens ont une monnaie unique. Sa création au jour dit, au terme dun long processus qui a fait converger onze économies vers les mêmes objectifs atteints au même moment, est bien la victoire dune volonté collective. Quelles que soient les difficultés, les Européens ont su rendre possible ce qui était, à lévidence, nécessaire.
Nécessaire pour la croissance et donc pour lemploi, leuro conduira lEurope plus loin dans la coordination de ses politiques économiques et sociales. Il est générateur dambition, il est moteur de progrès pour tous les Européens. Il est aussi une bonne nouvelle pour le monde. Monnaie de la première puissance économique et commerciale de la planète, leuro contribuera à un meilleur équilibre du système financier international, comme la dailleurs montré laccueil très positif que lui ont réservé les places financières du monde entier.
Mais au-delà des solidarités concrètes dont leuro est la plus forte expression, Portugais et Français partagent dabord la même idée de lhomme et la même ambition politique pour lEurope, le même attachement à la liberté, à la démocratie, à la solidarité, au progrès, à la paix.
Ces valeurs, où peuvent-elles mieux sexprimer quici, au Parlement, où sont pensées, débattues, rédigées les lois qui sappliquent à chacun pour le bénéfice de tous ? A cette tribune où vous-même, Monsieur le Président, regrettiez, il y a quelques semaines, à loccasion du cinquantième anniversaire de la Déclaration Universelle des Droits de lHomme, que ces droits, reconnus à tous, restent néanmoins trop souvent lettre morte. A cette tribune, Monsieur le Président, où vous appeliez de vos voeux, je vous cite : " Un nouveau pacte, un nouvel ordre mondial qui permette enfin de réaliser le plus généreux de tous les projets : celui qui associe la liberté à légalité et à la fraternité ".
Comment ne serais-je pas touché, Monsieur le Président, par cette référence à la devise de la République française, héritée de notre Révolution ? Comment ne pas y voir cette communauté didéaux qui nous invite, Portugais et Français, à mener ensemble, en Europe et dans le monde, les grands combats, pour abolir, je vous cite encore, Monsieur le Président : " dans la famille universelle, les frontières entre dominants et dominés, privilégiés et exclus, riches et pauvres, lettrés et illettrés".
Le Portugal présidera lUnion européenne à compter dune date qui marque limaginaire des peuples, le 1er janvier 2000. Et cest la France qui lui succédera pour le second semestre de la même année. Eh bien, mettons à profit cette année 2000 sous présidence luso-française pour faire progresser notre vision commune de lEurope !
Je lai déjà dit, nous ne construisons pas les Etats-Unis dEurope, mais lEurope unie des Etats. Une Europe exemplaire par sa pratique démocratique.
Une Europe qui assure la juste représentation de ses membres comme la prise en compte équitable des intérêts et des préoccupations de chaque pays et de chaque peuple. Cest dans cet esprit que lUnion devra achever la réforme de ses institutions avant de sélargir. Elle devra rechercher lefficacité collégiale, sans dilution didentité, dans le respect de nos nations libres, souveraines, fières de leur histoire, attachées à leurs traditions et à leurs cultures, mais qui veulent bâtir ensemble une communauté de destin. La France et, je le sais, le Portugal, partagent le même souci de réussir cet équilibre sans précédent dans lhistoire.
Une Europe démocratique, mais aussi une Europe solidaire, attentive au sort des plus faibles. Une Europe généreuse, qui conjugue les succès économiques et le progrès humain. Portugais et Français partagent, là encore, un même attachement à la dimension sociale de lEurope. Pour vous comme pour nous, la défense et lapprofondissement de notre modèle social arrivent au premier rang de nos priorités, tout comme notre détermination à lutter par tous les moyens contre les fléaux du chômage et de lexclusion. Vous et nous avons milité pour ladoption dun Pacte européen pour lemploi.
Forte de ses valeurs et de son modèle social, confortée dans sa construction économique par le lancement réussi de leuro, lUnion doit désormais se consacrer davantage à lélaboration dune politique étrangère et de sécurité commune, indispensable à lémergence dun monde multipolaire harmonieux.
Ayant dû lutter si souvent dans notre histoire pour notre liberté, vous et nous savons le prix de la paix. La paix qui est au cur du projet européen. La paix sur notre continent dabord. Mais aussi la paix que nous devons aider à construire partout dans le monde. Et cest pourquoi vous et nous souhaitons doter lUnion des moyens dagir quand elle lestime nécessaire, quand ses intérêts sont en jeu, quand ses idéaux humanistes sont bafoués.
Il y faudra du temps et de la persévérance, je le sais. Mais cette année, avec la mise en uvre du Traité dAmsterdam et le prochain Sommet qui marquera le cinquantième anniversaire de lAlliance atlantique, des progrès significatifs peuvent être accomplis.
Dans le cadre dun partenariat transatlantique plus fort parce que plus équilibré, lEurope de la défense peut se construire sur la pierre dangle que représente la déclaration franco-britannique de Saint-Malo. Je me réjouis de laccueil favorable qui fut réservé à Lisbonne, comme dailleurs, dans les autres capitales européennes, à cette déclaration. Désormais, cest tous ensemble que nous devons agir pour que lUnion puisse jouer tout son rôle dans le règlement des crises qui la concernent.
Partageant la même vision dun monde plus juste et en paix, Portugais et Français doivent enfin oeuvrer la main dans la main sur la scène internationale.
Depuis plus de cinq siècles, par sa vocation maritime, le Portugal exerce son influence dans le monde. Au long de lhistoire, il a noué des liens privilégiés avec de très nombreux pays. Il a un rôle important à jouer dans le concert des nations.
Ainsi avez-vous accueilli et animé, ces dernières années, de grands rendez-vous internationaux, comme le Sommet de lOSCE et la conférence ministérielle de lOTAN. Ainsi, 1998 aura-t-elle marqué, avec éclat, votre intérêt pour les affaires du monde. LExposition Internationale de Lisbonne a constitué un événement international exceptionnel. Au-delà de son thème, celui des Océans, capital bien sûr pour notre planète, elle a été loccasion de rencontres et déchanges politiques, de manifestations internationales, comme la première Conférence mondiale des Ministres de la jeunesse, ou la réunion des Ministres européens de lenvironnement, qui ont permis daborder les grands défis de lavenir.
Votre voix, vous la faites entendre dans les grandes enceintes internationales et notamment aux Nations Unies. Votre participation aux opérations de maintien de la paix, votre récente présence au Conseil de Sécurité, soulignent votre rôle dacteur essentiel, responsable et dynamique dans la gestion des grandes crises auxquelles la communauté internationale demeure confrontée.
Dans les Balkans dabord, où nos soldats sont engagés côte à côte. Nous devons, avec tous nos partenaires de lEurope et de lAlliance, unir nos efforts, comme nous lavons fait en Bosnie, pour éteindre au Kosovo un incendie qui menace de proche en proche lensemble de la région. Pour que la démocratie et le respect des droits de lhomme lemportent enfin sur lagression et la terreur.
En Afrique ensuite, cette Afrique que vous et nous connaissons bien et aimons sincèrement. Vous le savez, la France sest engagée, depuis plusieurs années, dans une approche rénovée de sa relation à lAfrique, une relation à la fois fidèle et ouverte. Le temps nest plus aux prés carrés. Vous et nous, qui avons exercé des responsabilités en Afrique et qui avons à cur son avenir, nous devons unir nos efforts pour contribuer à plus de stabilité sur un continent trop souvent déchiré par les conflits, les luttes ethniques, la fragilité des Etats. Je pense en particulier à la région des Grands Lacs. Je pense aussi à lAngola qui avait commencé de rebâtir, qui avait repris confiance mais où résonne à nouveau le fracas des combats. Nous devons ensemble y soutenir de toutes nos forces le processus de paix et appeler au strict respect du protocole de Lusaka.
Ensemble encore nous devons accompagner les efforts de réconciliation en Guinée-Bissao et la France est bien déterminée à être la main dans la main avec le Portugal dans cette affaire comme dans les autres.
La paix donc, mais aussi le développement de lAfrique. Le Portugal et la France sont convaincus que la solidarité internationale demeure plus que jamais nécessaire. Cest pourquoi nos deux pays militent pour le maintien de laide publique au développement sans laquelle il ny a pas de justice ni de progrès.
Je salue linitiative prise par votre gouvernement de réunir lan prochain le premier Sommet entre lAfrique et lUnion européenne. La France se tient à vos côtés pour réussir cette rencontre de nos deux continents.
Mais lHistoire propose un autre grand rendez-vous à lUnion européenne. Cette fois-ci avec lAmérique Latine qui saffirme comme lun des pôles du monde de demain. Une Amérique Latine où le Portugal conserve des liens très étroits et très puissants, illustrés lors du récent sommet de Porto, et où la France est présente par ses départements dOutre-Mer de la Caraïbe et de la Guyane. Sur proposition de lEspagne, du Portugal et de la France, se tiendra en juin prochain, à Rio, en terre lusophone, le premier Sommet entre les Chefs dEtat et de Gouvernement de lUnion européenne, de lAmérique Latine et de la Caraïbe. Préparons ensemble son succès dans les domaines politiques, économiques et culturels !
En Asie aussi nous pouvons faire progresser la solidarité, la justice et la paix. Cette Asie vers laquelle sélancèrent jadis vos navigateurs, où la France fut si longtemps présente et où le Portugal continue dexercer des responsabilités directes. Plus que jamais, nous devons soutenir les efforts déployés, sous légide du Secrétaire Général des Nations Unies, pour donner enfin au douloureux problème du Timor oriental une solution acceptable par tous mais surtout conforme aux aspirations légitimes des habitants de ce territoire.
Cest ensemble enfin que nous devons lutter à léchelle du monde, dans toutes les enceintes, contre les grands fléaux de notre temps : les atteintes à lenvironnement et les grandes endémies, le terrorisme, le crime organisé et les trafics de drogue et dargent sale. Ces maux qui gangrènent nos sociétés et compromettent lavenir de nos jeunes. Cest dans cet esprit que jai tenu à saluer ici, à Lisbonne, les efforts que déploie lObservatoire européen des drogues et des toxicomanies.
Au fond, Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs, Portugais et Français, nous nous ressemblons beaucoup. Nous sommes deux vieilles nations, parmi les plus anciennes dEurope, et qui se sont souvent battues pour leur indépendance. Nous sommes deux peuples qui ont toujours combattu pour leur liberté. Nous sommes deux âmes irrésistiblement attirées par le grand large et luniversel, deux foyers de civilisation qui ont essaimé de par le monde.
Nous partageons cette sensibilité, ce sentiment latin qui nous fait aimer les mêmes choses et aspirer aux mêmes idéaux. Nous sommes daccord sur ce qui est essentiel : lhomme, sa liberté, sa dignité, sa place dans notre société, son avenir à lheure de la mondialisation. Nous avons le même souci de faire que cette mondialisation, dont nous mesurons bien les chances mais aussi les risques, soit pour tous une chance.
Héritiers de deux grandes cultures et de deux langues parlées sur les cinq continents, nous sommes déterminés à nous battre pour la diversité linguistique et culturelle face au danger de luniformisation.
Eh bien, Mesdames et Messieurs, Chers Amis, cette proximité, cette fraternité, mettons-les au service des causes qui nous sont chères. Et dabord celle de lEurope. LEurope des hommes, lEurope des jeunes, lEurope du cur, avec ce supplément dâme que nous voulons y retrouver. Mettons-les au service du monde où nous devons agir ensemble pour que des millions de femmes et dhommes ne vivent plus dans la crainte, la misère, la maladie, le malheur.
Voilà mon ambition pour lamitié entre nos deux peuples. Unis, mobilisés, le Portugal et la France doivent faire progresser leur vision commune de lEurope et du monde.
Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs, je vous remercie.