Texte intégral
Q - Monsieur le Ministre, notre impression selon laquelle il y a des grincements dans la relation franco-allemande est-elle exacte, et ce malgré les bises échangées entre le Président Nicolas Sarkozy et la Chancelière Angela Merkel ?
R - Je ne crois pas qu'il y ait de grincements. Des amis ne sont pas nécessairement d'accord sur tout. En ce qui concerne l'énergie nucléaire par exemple, nos avis divergent effectivement, mais c'est normal. Sur toutes les questions fondamentales nous sommes d'accord.
Q - Pourtant, à Berlin, on se plaint que nos amis de Paris veuillent s'accaparer tous les succès diplomatiques. Par exemple, dans le cas de la libération des cinq infirmières bulgares détenues en Libye. Est-ce seulement le style de la politique étrangère française qui a changé, ou a-t-elle aussi changé sur le fond ?
R - Oui, il y a un nouveau style. Sarkozy avait promis pendant la campagne présidentielle d'intervenir en faveur des Bulgares emprisonnées. En fin de compte, tout est allé très vite, et cela a peut-être paru brusque. Bien sûr, Frank-Walter Steinmeier et Benita Ferrero-Waldner ont également apporté une contribution importante. Mais Sarkozy et le président libyen Mouammar Kadhafi ont pu régler la question au cours d'une nuit décisive.
Q - Sarkozy stupéfie les Allemands avec des déclarations telles que "Si la France ne prend pas le rôle de leader, qui le fera ?" Croit-on à Paris que les Allemands sont des incapables ?
R - Mais non ! Les Allemands ont souvent joué un rôle de leader. De Gaulle dit : "C'est le destin de l'Allemagne que rien ne peut être bâti sans elle". Au moment de la campagne électorale, alors que nous semblions diplomatiquement paralysés, c'est Berlin qui était seul à s'atteler pour l'Europe. Mais nous les avons aidés avec le traité simplifié. Et l'étroitesse de notre coopération apparaît dans ma manière de dire de plus en plus " nous " lorsque j'évoque les Allemands.
Q - Le nouveau gouvernement français soutient-il vraiment encore la candidature de l'Allemagne à un siège permanent au Conseil de sécurité des Nations unies ?
R - Bien sûr. Mais cela dépend entièrement de la réforme du Conseil de sécurité. Pour nous, il est clair que le Japon et l'Allemagne méritent un siège. Mais il faut aussi que les pays émergeants d'Afrique, d'Asie et d'Amérique latine soient représentés de manière plus juste.
Q - La question du programme nucléaire iranien continue de créer des tensions entre Berlin et Paris. Vous reprochez aux Allemands de se montrer trop indulgents vis-à-vis de Téhéran pour des raisons économiques.
R - L'Allemagne et l'Italie ont sans doute des intérêts économiques encore plus importants que nous. Tous les pays ne pâtiraient pas de la même façon de sanctions plus sévères. Ce qui est important c'est de travailler ensemble à une sortie de crise - sans se précipiter, dans la clarté, sans se contenter des sanctions - il faut continuer à négocier en direction de la paix.
Q - Votre homologue allemand, Steinmeier, table sur l'unité du Conseil de sécurité à l'encontre de l'Iran, Russes et Chinois compris. Vous souhaitez au contraire des sanctions de l'Union européenne hors du cadre des Nations unies.
R - Je reviens juste de l'Assemblée générale des Nations unies, où nous avons préservé l'unité du groupe des six, notamment grâce au soutien actif de la France. L'Allemagne, le Royaume-Uni, la France, la Russie, la Chine et les Etats-Unis poursuivent le même objectif. Doit-on rajouter des sanctions européennes aux sanctions de l'ONU ? C'est la question posée dans ma lettre...
Q - C'est justement ce que vous avez écrit dans une lettre à vos 26 homologues de l'Union européenne...
R - A New York, Frank, Condoleezza Rice, notre homologue britannique David Milliband et moi-même avons discuté de sanctions encore plus efficaces. Mais rien n'est décidé.
Q - Croyez-vous vraiment que des sanctions dissuaderont l'Iran de poursuivre un programme d'armement nucléaire ?
R - C'est vrai que trois résolutions des Nations unies sont restées jusqu'à présent sans effet. C'est une raison suffisante pour faire désormais preuve de plus de fermeté. Nous voulons toucher les interfaces économiques et financières du régime, pas le peuple iranien. Les sanctions seules seront-elles suffisantes ? Je ne le crois pas. Il faut faire des propositions politiques en parallèle.
Q - Si ces mesures sont sans effet, alors il y a un risque de guerre. Vous l'avez dit vous-même.
R - Attendez, en fait j'ai déclaré : "le pire ce serait la guerre". Et je veux absolument l'éviter, en négociant sans relâche.
Q - C'est bien que vous clarifiiez ce point.
R - Je le fais volontiers. Je ne suis pas un va-t-en-guerre. Je me bats pour la paix depuis 40 ans. J'ai vu des blessés et des morts, en première ligne, sous le feu. Je sais de quoi je parle.
Q - En Allemagne, le mot "guerre" a cependant inquiété.
R - Je comprends que ce mot fasse peur aux Allemands. Mais je ne veux pas me cacher derrière des formules diplomatiques. Vous ne m'entendrez pas utiliser des périphrases bizarres telles que "conflit de haute intensité". Les Américains parlent de "opérations kinétiques". Mon Dieu !
Q - Y a-t-il un risque d'engagement militaire unilatéral des Etats-Unis ?
R - Beaucoup disent que cette possibilité existe. Raison de plus pour négocier avec acharnement, et même être prêts à accepter qu'il y ait des revers. Il faut une solution politique, pas une solution militaire.
Q - Vous avez proposé de partir négocier à Téhéran. Votre président s'y oppose.
R - Il dit que le moment n'est pas venu. Je maintiens ma proposition. Je dialogue souvent avec les Iraniens et j'espère que les conditions seront bientôt réunies pour un tel déplacement.
Q - Justement, dans la querelle autour de l'armement nucléaire de l'Iran, Sarkozy apparaît comme le plus fidèle auxiliaire de son homologue américain George W. Bush. La France est-elle en train de changer de cap pour suivre les Etats-Unis ?
R - Certainement pas. Mais notre politique étrangère n'est plus fondée sur l'anti-américanisme. Nous sommes des amis et alliés des Etats-Unis, mais pas des vassaux.
Q - Qu'en est-il du rôle traditionnel de la France consistant à faire contrepoids aux Etats-Unis ?
R - Prenez la lutte contre le réchauffement climatique. Dans ce domaine, nous sommes loin de partager les vues des Américains. Le président Sarkozy l'a très clairement dit à George Bush à Heiligendamm, et il l'a répété lors de ses vacances de cet été aux Etats-Unis, lorsqu'il a rendu visite à Bush à Kennebunkport.
Un autre exemple : nous avons invité le Hezbollah à notre conférence sur le Liban, bien que les Américains nous l'aient beaucoup reproché. Mais nous avons tenu bon - si l'on veut résoudre le problème du Liban, il faut dialoguer avec toutes les parties.
Q - Aujourd'hui, M. Sarkozy souhaite même réintégrer le commandement de l'OTAN, que le président Charles de Gaulle avait quitté pour protester contre les Américains.
R - Nous mettons de toute façon des troupes à disposition pour toutes les opérations de l'OTAN, du Kosovo à l'Afghanistan. Mais nous n'avons pas les même droits de participation aux décisions militaires au quartier général de l'OTAN. Le souhait du Président est celui d'une réorientation de l'OTAN. Ce qui est naturellement interprété comme un geste pro-américain.
Q - Pas étonnant. N'est-il pas contradictoire de faire de la propagande en faveur de la politique étrangère et de sécurité commune tout en accélérant de manière démonstrative le retour dans l'OTAN ?
R - C'est précisément pour cette raison que nous affirmons que le plus important, c'est une défense européenne plus forte, ce qui implique davantage de sacrifices financiers de la part de tous les partenaires européens, comme nous le faisons nous-mêmes.
Q - Quelles conditions préalables devraient remplir les Américains ?
R - Les Américains doivent accepter que nous agissions de manière autonome. L'Europe dont nous rêvons est forte et prend part à toutes les décisions dans le monde entier. Les intérêts de la France et de l'Europe sont prioritaires. Notre vision du monde n'est pas celle des Américains et notre perspective est absolument multipolaire. C'est là une différence fondamentale.
Q - Alors regardons dans d'autres régions du monde : alors que Sarkozy se tait sur Guantanamo, il critique le non-respect des Droits de l'Homme dans la Russie de Vladimir Poutine...
R - On ne peut pas comparer ces deux questions. Je suis sûr que le président Sarkozy serait tout à fait en mesure de s'exprimer aussi clairement sur Guantanamo. Croyez-moi, Sarkozy parle sans détour, pas comme un diplomate du XIXème siècle : il dit ce qu'il pense.
Q - Vous-même vous avez envoyé un signal à Moscou lorsque vous avez rendu visite à la rédaction de la journaliste assassinée Anna Politkovskaia.
R - Et j'en suis fier. J'ai rencontré son fils et j'ai accordé un entretien à son journal.
Q - Pourquoi cette provocation à l'égard du gouvernement russe ?
R - Ce n'est en rien une provocation mais un hommage. Après plus de 40 ans de militantisme pour les Droits de l'Homme, je ne peux pas envoyer par-dessus bord mes principes moraux pour la seule raison que je suis maintenant ministre des Affaires étrangères.
Q - Ces exigences ne mènent-elles pas inévitablement à la confrontation ?
R - Je ne le crois pas. Je respecte nos amis russes et admire leurs efforts de réforme. Nous devons les comprendre. Depuis l'éclatement de l'Union soviétique, seize années se sont écoulées ; cela ne suffit pas pour changer complètement un pays. Depuis la transition vers l'économie de marché Moscou rattrape son retard et exige une place à sa mesure dans le monde. Les Russes ont le sentiment d'être exclus et de ne pas être respectés leur mesure. Et je les comprends.
Q - Vous pouvez comprendre que les Russes se vexent en permanence ?
R - Moscou doit être intégré comme partenaire stratégique dans toutes les décisions, dès le début. La Russie n'est pas une variable que l'on peut négliger et nourrir de simples condescendances.
Q - On le voit dans la querelle sur l'indépendance du Kosovo, que la Russie empêche au Conseil de sécurité des Nations unies depuis 1999.
R - C'est pourquoi la France a demandé un nouveau cycle de négociations, après en avoir convaincu les Américains.
Q - Le 10 décembre, ce cycle se terminera aussi. Pensez-vous que l'on parviendra à un accord ?
R - Les chances se situent autour de dix pour cent. Les Albanais du Kosovo devraient être d'accord pour une forme d'indépendance qui ne fasse pas passer les Serbes pour des perdants - il est peu probable qu'on parvienne à un tel compromis.
Q - La reconnaissance d'un Kosovo souverain risque de diviser l'Europe une fois de plus.
R - Nous ne parviendrons probablement pas à l'unanimité des 27 pays. Cela me suffirait que le Kosovo ne devienne pas une épreuve de vérité pour l'Europe mais un constat de fraternité. La Russie et l'Amérique peuvent représenter d'autres positions, je peux les comprendre. Mais il s'agit avant tout d'un problème européen. C'est nous qui décidons.
Q - Pourquoi le socialiste Kouchner s'est-il justement mis au service d'un président conservateur ?
R - Je pensais qu'il ne fallait pas seulement rester dans la critique. Je n'aurais pas accepté d'autre poste que celui de ministre des Affaires étrangères. J'ai demandé à M. Sarkozy si j'aurais les mains libres politiquement, sous sa direction bien sûr. Il a accepté, et cet accord est resté valable jusqu'à présent.
Q - Mais est-ce que votre hyperprésident Sarkozy vous laisse de la place ?
R - Il me laisse toute liberté de mouvement et de pensée..
Q - Même récemment, le président vous a recruté pour faire du jogging dans Central Park, non ?
R - Je cours depuis 35 ans et j'ai participé à dix marathons. Je n'ai pas besoin de Nicolas pour commencer à courir.
Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 9 octobre 2007