Interview de Mme Rachida Dati, ministre de la justice, à "France Inter" le 6 décembre 2007, portant essentiellement sur la réforme de la carte judiciaire et sur les difficultés rencontrées pour la faire accepter.

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Média : France Inter

Texte intégral

N. Demorand.- Bonjour et bienvenue R. Dati, bienvenue sur France Inter. Garde des Sceaux, ministre de la Justice et l'une des femmes de l'année 2007, selon l'hebdomadaire Paris-Match. Vous êtes à la Une, R. Dati ; pleine page, grande photo, vous êtes "le visage de la France qui change", selon l'hebdomadaire. Ça vous inspire quoi ?
 
R.- C'est la France d'aujourd'hui, voilà ce que cela m'inspire.
 
Q.- Mais c'est quand même une sacrée responsabilité, non, d'incarner, comme ça une mutation profonde de la France. Et dans le dossier, l'année de toutes les ruptures.
 
R.- Ça correspond à la France d'aujourd'hui. Une mutation profonde, c'est vous qui le dites, mais je considère...
 
Q.- C'est aux, c'est eux.
 
R.- Oui, mais je considère quand que depuis... Franchement, moi, je trouve ça assez formidable que la France est multiple et qu'elle assume ce côté multiple. C'est très intéressant.
 
Q.- Vous changez de statut, aussi, vous passe de femme politique à un peu people. Ce n'est pas un jeu dangereux, ça ?
 
R.- Femme politique.
 
Q.- Oui, ça c'est sûr.
 
R.- Voilà. Le reste...
 
Q.- People.
 
R.- Et ça veut dire quoi ?
 
Q.- Eh bien ça veut dire faire la couverture de Paris-Match.
 
R.- Je ne crois pas être la seule à avoir fait la couverture de Paris-Match. D'autres l'ont bien fait, bien avant moi, et depuis.
 
Q.- Oui, mais, dans la catégorie politique, comme ça, c'est un peu inédit, non ?
 
R.- Non, il y a eu d'autres politiques qui ont fait la Une de Paris-Match, journal populaire.
 
Q.- Oui, c'est vrai. Vous pensez qu'une couverture de ce genre, en tout cas, R. Dati - nous, on vous voit rire aux éclats, et on vous entend rire aux éclats - comment pensez-vous que ça peut être pris dans le milieu de la justice qui est quand même mobilisé et sous tension en ce moment ?
 
R.- Le milieu de la justice, le ministère de la Justice au sens large, qui est composé de magistrats, de fonctionnaires, des services pénitentiaires, des éducateurs, ce sont des personnes tout à fait responsables et ce qui les intéresse c'est de faire avancer les réformes, qu'on fasse avancer les sujets de justice et qu'on les aide aussi à se rapprocher des Français, parce que c'est vrai que les Français se sont un peu éloignés de leur justice ces dernières années. Donc c'est d'être politiquement fort pour porter fortement leurs attentes.
 
Q.- Mais la grogne, la mobilisation, n'est pas encore éteinte et on a le sentiment que votre réforme ne fait pas l'unanimité, ni sur le fond, ni sur la forme, d'ailleurs. Qu'est-ce que vous pouvez dire aux personnels de justice, aux gens qui font le métier de la justice, aujourd'hui, pour, je ne sais pas, les rassurer ou essayer de les convaincre ?
 
R.- Je les rencontre assez régulièrement depuis que j'ai lancé cette réforme, c'est-à-dire le 27 juin dernier, et je rencontre assez régulièrement toutes les personnes qui composent ce ministère, que ce soit les organisations syndicales, je les ai vues encore lundi dernier, j'en vois encore cet après midi. J'ai vu tous les bâtonniers des barreaux concernés par cette réforme. J'ai reçu par exemple les fonctionnaires, les greffiers du Tribunal de grande instance de Tulle, donc je rencontre régulièrement des personnes inquiètes par cette réforme, auxquelles j'explique l'intérêt de cette réforme, parce que tout le monde la souhaite cette réforme. C'est dans l'intérêt de la justice et c'est dans l'intérêt des Français qui attendent une justice plus efficace, plus rapide, mais aussi plus lisible.
 
Q.- Mais, qu'avez-vous raté pour que cette réforme nécessaire passe si mal ?
 
R.- Cette réforme est une réforme difficile. Il faut savoir que la dernière carte judiciaire, c'est-à-dire les lieux où on rend la justice, date de 1958. Et en 1958, ça s'est fait par voie d'ordonnance, M. Debré, et on a légèrement modifié une carte qui datait du 19ème siècle. Donc, en clair, les lieux de justice d'aujourd'hui datent du 19ème siècle. Donc cette réforme était nécessaire et importante. Et qu'est-ce qu'on constate ? On constate que la dispersion des moyens nuit à la qualité de la justice. Il faut savoir que l'on a 1.200 juridictions, dispersées sur 800 sites. Donc, quand vous avez une multitude de juridictions, donc des moyens dispersés, ça nuit à la qualité. Il y a des juridictions dans lesquelles il n'y a pas de magistrat, pas de greffier, ou pas de fonctionnaire. C'est ça...
 
Q.- Mais je vous repose la question : qu'est-ce que vous avez raté alors, pour qu'un travail et une réforme, que l'on attend depuis un siècle, donc, à vous entendre, ne passe pas, dans le milieu ?
 
R.- D'autres gardes des Sceaux ont essayé avant moi...
 
Q.- Et n'ont pas réussi, non plus.
 
R.- Ce que je veux dire, c'est que je me suis aussi inspirée des travaux de mes prédécesseurs, parce qu'ils ont tous fait, ils ont tous essayé, avec des travaux de qualité. Il y a eu de nombreux rapports qui ont été faits sur la réforme de la carte judiciaire, donc ça n'est pas une réforme politicienne. Il est peut-être... C'est difficile. Pourquoi ? Parce que c'est une réforme qui impacte de nombreux acteurs différents, et parfois des intérêts différents. Un réforme de la carte judiciaire, parfois, vous avez une réforme qui n'impacte qu'une catégorie. Là, on impacte les avocats, des notaires, des huissiers, toutes les professions dites réglementées, des auxiliaires de justice, ça impacte les magistrats, les fonctionnaires, les greffiers, les avocats, mais également les élus. Et parfois, la notion de proximité ou de justice n'est pas la même pour l'élu ou pour le magistrat ou pour le greffier ou pour l'avocat. Donc il s'agit de mettre tout le monde autour de la table pour pouvoir trouver une nouvelle organisation judiciaire. Donc, il y a des inquiétudes. Moi, je les ai entendues, je les reçois, mais majoritairement, on a quand même... la réforme passe.
 
Q.- F. Fillon, Premier ministre, a déclaré qu'il y avait un double discours des Français sur la réforme et notamment sur cette réforme-là, à savoir : on sait bien qu'il faut faire des réformes mais on ne veut pas qu'elles nous touchent soi-même, chez nous, en quelque sorte. Est-ce que vous pensez qu'il y a double discours ?
 
R.- C'est le paradoxe de la nature humaine : on est d'accord pour changer, mais c'est toujours difficile quand c'est soi. Je prends toujours l'exemple quand vous êtes installé dans un bureau, que vous râlez « il est trop petit, il n'est pas adapté », mais quand on vous dit « il faut changer de bureau », vous avez du mal à changer de bureau. Donc, là, c'est vrai que l'on demande à des personnes qui ont mis toute leur vie au service de la justice, de changer d'organisation, de méthode de travail et puis aussi peut-être de réflexe sur certains aspects. Par exemple, les nouvelles technologies vont changer l'organisation judiciaire, parce que ça va moderniser la justice, donc on va changer aussi le mode de travail.
 
Q.- Des avocats de Châteauroux en grève illimitée depuis le 18 octobre dernier sont reçus aujourd'hui à l'Elysée. C'est l'Elysée, donc, qui reprend la main sur ce dossier, R. Dati ?
 
R.- Du tout. Moi, mes dossiers, comme vous avez pu le constater, tous mes dossiers, toutes les réformes que j'ai portées jusqu'à maintenant, je les ai faites, j'ai ma feuille de route, je connais les réformes à porter, je n'ai absolument pas eu... le président de la République ne s'est pas mêlé de mes dossiers jusqu'à maintenant. Il est le président de la République, c'est un engagement qu'il a pris pendant la campagne présidentielle. Ces avocats de Châteauroux je les ai reçus, on les a reçus au cabinet à deux reprises, ils ont souhaité un rendez-vous à l'Elysée, il n'y a pas de raison qu'ils ne soient pas reçus. Mais sur les avocats de Châteauroux, il ne s'agit pas de la réforme de la carte judiciaire, il faut savoir qu'ils demandent un pôle de l'instruction, moi je vous renvoie à la Cour d'appel de Bourges. Il y a trois TGI. Les pôles de l'instruction, la création de ces pôles, c'est issu de la loi du 5 mars 2007, après le drame d'Outreau. Après le drame d'Outreau, il y a une loi qui oblige à créer des pôles de l'instruction pour éviter la solitude du juge, tout seul dans une juridiction et peu expérimenté. C'est cette loi qui s'impose. Les avocats de Châteauroux ne sont pas du tout sur la réforme, ils souhaitent avoir un pôle de l'instruction, mais qui n'a absolument rien à voir avec la réforme de la carte judiciaire.
 
Q.- Dernière question sur le sujet avant d'en avoir d'autres, évidemment, j'imagine qu'il va y en avoir au standard de France Inter ce matin, R. Dati. En tout cas, votre réforme, là, est bouclée, ça ne bougera plus, le point final a été mis, il n'y aura pas d'aménagement ?
 
R.- Là où nous avons réorganisé la justice, on est en train d'étudier pour par exemple créer des Maisons de justice ou du droit ou des points d'accès au droit ou des Points Visio-publics. J'ai signé une convention avec France Télécom pour équiper certains lieux de Points de Visio-publics, c'est-à-dire que l'on puisse avoir accès à la justice, accès au droit, donc l'accès au droit ou l'accès au juge, par le biais de nouvelles technologies.
 
Q. Dati, vous étiez avec N. Sarkozy lors de la visite d'Etat du président en Algérie. On a pu voir que les enjeux de mémoire sont encore vifs. On était en ligne tout à l'heure avec Enrico Macias qui nous disait que son nom avait été rayé de la liste officielle de la délégation qui devait accompagner N. Sarkozy, parce qu'il est juif.
 
R.- J'ai entendu le témoignage, tout à l'heure, d'Enrico Macias...
 
Q. Je lui ai posé trois fois la question, il a répondu trois fois. Donc, ça ne faisait pas de doute dans son esprit.
 
R.- Dans son esprit. Alors, ce n'est pas comme cela que cela a été interprété. Lui-même, d'ailleurs, au dernier moment, a dit : « Je ne préfère pas venir », alors qu'il aurait pu. Le président de la République algérienne, d'ailleurs, a dit : « les invités du président de la République sont les bienvenus en Algérie ». Il a préféré ne pas y aller...
 
Q. Sauf lui, visiblement.
 
R.- Non, Enrico Macias a préféré ne pas y aller. Voilà, je ne m'étendrai pas plus là-dessus.
 
Q. Donc, vous démentez l'idée qu'il a été non grata parce que Juif ?
 
R.- C'est l'interprétation et la perception qu'Enrico Macias a. Moi, je n'ai pas à faire de commentaire sur sa perception, et ce qu'il a pu en entendre. Je n'ai pas été informée de cela.
 
Q. Pour lui, ça ne semble pas faire de doute, en tout cas, ce n'est pas une interprétation subjective, et il a lui-même dit : « je ne vais pas en faire un cas de principe, je me retire sur la pointe des pieds ».
 
R.- Ecoutez, laissons cela à Enrico Macias. Je ne suis pas son porte-parole et je n'ai pas à indiquer ou à préciser. Il y a eu...
 
Q. Mais vous y étiez, c'est pour ça que je vous pose la question...
 
R.- Oui, j'y étais, mais moi j'y suis allée en ma qualité de garde des Sceaux et je ne suis pas... ce n'est pas moi qui fais la délégation du chef de l'Etat et de ses invités, pour se rendre dans un pays étranger.
 
Q. Fallait-il féliciter chaleureusement V. Poutine pour sa victoire, Madame la garde des Sceaux ?
 
R.- C'est un pays souverain, c'est un pays indépendant. Les Russes ont fait un choix. C'est un chef d'Etat qui félicite un autre chef d'Etat pour des résultats aux élections.
 
Q. Le seul en Europe.
 
R.- Je n'ai pas d'autre commentaire à faire.
 
Q. Le seul en Europe, R. Dati. La France a été la seule !
 
R.- Je n'ai pas d'autre commentaire à faire.
 
Q. Eh bien pourtant, on aimerait bien l'entendre !
 
R.- Oui, mais je suis ministre de la Justice, monsieur Demorand, et je vous dis que c'est un pays souverain, indépendant ; les Russes ont fait un choix. Que le président de la République française puisse féliciter un autre chef de l'Etat, c'est tout à fait pertinent.
 
Q. Ministre de la Justice et donc bientôt ministre de l'Intérieur, R. Dati ?
 
R.- C'est une drôle d'habitude que de voir toujours les personnes là où elles ne sont pas ou où il n'est même pas prévu qu'elles soient. Voilà, je suis au ministère de la Justice, je suis très heureuse d'y être, j'adore ce ministère, j'adore les enjeux de ce ministère, on le mène, avec les difficultés que vous évoquiez tout à l'heure, mais il faut le faire, parce que nous sommes responsables. Je n'ai pas terminé mes réformes et encore une fois, je vous le répète, je suis très bien dans ce ministère.
 
Q. Et une fois qu'elles seront terminées, R. Dati, Place Beauvau, prochaine étape ?
 
R.- Place Vendôme.
 
Q. Vous restez où vous êtes.
 
R.- Ecoutez, je suis à la Chancellerie et je suis très heureuse d'y être.
 Source : Premier ministre, Service d'Information du Gouvernement, le 6 décembre 2007