Entretien de M. Bernard Kouchner, ministre des affaires étrangères et européennes, avec le quotidien polonais "Gazeta Wyborcza" le 16 avril 2008 à Varsovie, sur les manifestations parisiennes de solidarité avec le Tibet lors du passage de la flamme olympique et la participation de la France à la cérémonie d'ouverture des jeux olympiques de Pékin, les lignes directrices de la politique étrangère française et la commémoration du soulèvement du ghetto de Varsovie.

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Circonstance : Présence de Bernard Kouchner à la cérémonie de commémoration du soulèvement du ghetto de Varsovie, à Varsovie le 16 avril 2008

Média : Gazeta Wyborcza

Texte intégral

Q - Commençons par l'actualité. La flamme olympique a été accueillie à Paris par de violentes manifestations de solidarité avec le Tibet. Le gouvernement français se prononcera-t-il au sujet de la violation des Droits de l'Homme en Chine, et notamment au Tibet ?
R - C'est le dialogue qui reste le plus important. Je me suis entretenu avec le Dalaï-Lama en revenant d'Afghanistan. Je m'entretiens avec lui par téléphone plusieurs fois par semaine. Mon idée, car ce n'est pas encore la position officielle de la France, est que les 27 Etats membres de l'Union européenne écoutent le Dalaï-Lama. Il y a déjà des pays qui soutiennent cette initiative. J'espère qu'elle sera également acceptée par la Présidence de l'Union européenne. Nous attendons à Paris une délégation chinoise avec laquelle nous voulons avoir des entretiens sérieux. Leur issue décidera de la participation du président de la République française à la cérémonie d'ouverture des Jeux Olympiques à Pékin.
Q - La France boycottera-t-elle la cérémonie d'ouverture des Jeux Olympiques ?
R - Attendons jusqu'à la semaine prochaine. Nous consultons les uns et les autres. Le dialogue viendra et il ne s'agit pas de les brusquer.
L'Union européenne a adopté une résolution au sujet du Tibet dès le 14 mars. J'ai demandé au nom de la France, le libre accès des journalistes et des diplomates au Tibet, l'arrêt des violences, l'ouverture du dialogue avec la partie tibétaine, la libération des prisonniers. Nous n'avons pas d'informations sur ce qui se passe sur place. Le Dalaï-Lama a confirmé que les Tibétains avaient commis des actes de violence lors de leurs manifestations, mais il condamne ces violences. Je voudrais souligner que le Dalaï-Lama n'a appelé, ni n'appelle à l'indépendance du Tibet, ce dont il est continuellement accusé par Pékin. La question de l'indépendance du Tibet est mentionnée dans une déclaration du gouvernement tibétain en exil, qui ne devrait pas être confondu avec le Dalaï-Lama. Je me suis dernièrement entretenu avec le ministre chinois des Affaires étrangères, qui a évoqué "la clique du Dalaï-Lama". Un tel langage ne fait pas avancer les choses.
Q - L'Union européenne sera-t-elle en mesure d'adopter une position unanime au sujet du Tibet ?
R - Je l'espère. Nous travaillons à cela. Angela Merkel s'est déjà entretenue avec le Dalaï-Lama. Gordon Brown, Premier ministre britannique, a déclaré qu'il voulait le rencontrer. J'ai rencontré le Dalaï-Lama dix fois et pour la première fois en cachette à la fin des années 80. A l'époque, j'étais ministre. Aucun président de la République française ne l'a reçu officiellement. Jacques Chirac a reçu tous les lauréats du Prix Nobel de la paix, avec le Dalaï-Lama. François Mitterrand l'a reçu en privé.
Il est compréhensible que chacun veuille entretenir avec la Chine les meilleurs contacts politiques et économiques possibles. Cela fait que l'affaire est très délicate. D'un autre côté, que pourrait-il se passer si les 27 Etats membres de l'Union européenne recevaient le Dalaï-Lama en commun ? Rien. Cela pourrait être notre grande victoire et le début d'une détente.
Q - La France modifie sa position en politique étrangère. Quels sont les points fondamentaux de la nouvelle politique étrangère de la France ?
R - La politique étrangère, paradoxalement, était plus facile à l'époque où le monde était divisé en deux camps. Actuellement, nous vivons avec anxiété la mondialisation.
En premier lieu, nous ne fondons pas notre politique étrangère sur l'hostilité vis-à-vis des Etats-Unis, même si souvent, nous ne sommes pas d'accord avec eux. Nous ne sommes pas alignés, mais alliés avec eux. Nous avons eu avec les Etats-Unis des désaccords sur le Liban, l'avenir de l'OTAN, le réchauffement climatique et sur le dialogue nécessaire avec l'Iran. Mais nous pouvons discuter entre nous de tout de façon constructive.
Q - Paris ne soutient pas non plus l'adhésion de l'Ukraine à l'OTAN. Pourquoi ?
R - Parce que nous estimons qu'actuellement il ne faut pas s'empresser de provoquer la Russie, et parce que la Géorgie et l'Ukraine ne sont pas encore prêtes à adhérer à l'Alliance. En leur offrant le MAP, on leur fournirait la clé de l'OTAN. Il est trop tôt pour cela, même si nous le souhaitons. Nous attendrons six mois, peut-être davantage. A Bucarest, pour cette raison nous avons discuté vivement avec les Américains, la Pologne, le Danemark, et avec plusieurs autres pays. Le monde a beaucoup changé pendant les 20 ans qui ont suivi la chute du communisme. La Russie, elle aussi a changé, malgré Poutine ou grâce à Poutine. Il faut s'en rendre compte.
Q - Vous êtes venu à Varsovie pour participer à la célébration de l'anniversaire de l'insurrection du Ghetto de Varsovie. Vous avez remis à M. Marek Edelman, l'un de ses héros, les insignes du Commandeur de la Légion d'Honneur, la plus haute distinction française.
R - C'est extrêmement important pour moi. Le soulèvement du ghetto est un événement majeur. J'admire Marek Edelman depuis très longtemps. Il est pour moi un symbole de lutte, de fraternité, de résistance, d'aversion pour le conformisme, de combat permanent pour ses idéaux. Je l'ai toujours pris, ce médecin militant et cardiologue, pour modèle. Il était un des "French doctors". Marek Edelman n'a jamais cessé d'être un combattant.Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 18 avril 2008