Déclaration de M. Bernard Kouchner, ministre des affaires étrangères et européennes, sur les valeurs du modèle européen, "espace inspiration" de la démocratie et du respect des droits de l'homme, Prague le 27 mai 2008.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Circonstance : Voyage de Bernard Kouchner en République tchèque le 27 mai 2008 : allocution dans le cadre du colloque "Visions d'Europe", à Prague le 27

Texte intégral

Merci Monsieur le Président,

Ce sujet est difficile à traiter brièvement surtout qu'il s'agit d'un sujet qui nous importe particulièrement à Karel Schwarzenberg et à moi-même, à Carl Bildt et à tous nos collègues ministres des Affaires étrangères de l'Europe. Tous se posent la même question que celle à laquelle a répondu Vaclav Havel.
Dans sa réponse imprégnée de valeurs morales et chrétiennes, je retiens une chose : imposer les Droits de l'Homme ne suffit pas. J'en suis sûr. Il y a une très grande différence entre la volonté de respecter les Droits de l'Homme et la faculté politique, sinon de les imposer, ce qui ne me parait pas possible, au moins de les proposer en permanence et peut-être de réagir contre les violations des Droits de l'Homme. Je suis donc très heureux de cette formule de Vaclav Havel : un "espace inspiration". Voilà ce que devrait être l'Europe, mais l'Europe ne l'est plus.
L'Europe qui s'était construite d'abord contre la guerre, puis contre le communisme, devrait maintenant se construire contre la pauvreté pour donner à la globalisation des valeurs partagées qui ne fassent pas peser le fardeau sur les plus pauvres. Cette Europe-là s'est construite contre quelque chose. Aujourd'hui, nous n'avons plus assez d'ennemis pour faire bouger les coeurs et les consciences. Nous ne sommes plus source d'inspiration parce qu'il semble déjà acquis que ces 27 pays de l'actuelle Union européenne se sont entendus sur les Droits de l'Homme, sur la valeur démocratique, et même globalement sur une certaine redistribution, comme par exemple sur une protection sociale. Toutes ces valeurs fondatrices, nécessaires, inspirantes sont menacées par ce que les populations voient ou comprennent de la globalisation.
Nous sommes obligés de constater que la France, pays fondateur de l'Europe, a voté "non" au référendum. Il faut bien expliquer ce constat en dehors des manoeuvres politiciennes. Nous n'avons pas su transmettre aux générations qui venaient, la nécessité de cette "Europe inspiration". Nous n'avons pas été capables de faire comprendre que nous avions, non seulement, la possibilité, mais, le devoir de continuer cette inspiration démocratique et cet exemple. La France a voté "non" alors que l'Espagne, qui a intégré bien après nous l'Union européenne, a voté "oui". Il a fallu faire accepter ce "non" français à l'Espagne. Ce sont nos amis espagnols qui ont fait le premier pas en disant "on va revoir cela". Eux qui avaient voté "oui", nous qui avions voté "non", du moins ceux qui avaient voté "non", puisque la représentation française, dont le président Sarkozy et moi-même, avait voté "oui".
Nous avions voté "oui" dans un pays qui avait voté "non" et nous devions tout changer. Pourquoi ? Parce que le modèle européen n'inspire plus, ne séduit plus autant qu'avant parce qu'il nous faut le renouveler. La critique porte sur l'idée que c'est une bureaucratie qui s'impose, chez nous, dans des domaines qui n'appartiennent ni aux Droits de l'Homme, ni à l'inspiration européenne, ni à ce que l'on pourrait penser d'un semblant d'unité politique de l'Europe, mais qui appartiennent à la vie quotidienne. L'Europe nous ennuie, elle est bureaucratique, elle ne nous séduit pas. Elle est une caricature : ce qui n'est pas vrai ! Mais il faut tenir compte de ce qui est vécu comme vrai.
On vous dit que l'Europe est bureaucratique. Il y a 25.000 fonctionnaires à Bruxelles, il y en a 40.000 à la Mairie de Paris. Personne ne met cela en parallèle. Nous devons constater que ce qui était le mouvement central de l'aspiration européenne, peut-être par succès, ne convainc pas plus qu'avant mais moins qu'avant à l'intérieur de l'Europe. Alors maintenant, aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur de l'Europe, il faut faire la différence. Parce que les valeurs qui font qu'en ce moment l'Ukraine, la Géorgie, ou la Turquie demandent à venir en Europe demeurent très importantes. C'est un mouvement perpétuel.
Quand on est hors de l'Europe, on aspire à y être. C'est un moteur formidable. Quand on est dans l'Europe, on trouve qu'il ne faut pas trop partager. Les pays nouvellement arrivés, les pays qui sortent du bloc communiste, ont évidemment beaucoup plus de force, beaucoup plus d'appétit, beaucoup plus de dynamisme à venir dans l'Union européenne. Ils le prouvent et ils le font. Ils pensent que cela va tout changer.
Le reste du monde demande à l'Europe des efforts qui sont extrêmement ambitieux. Par exemple, l'Union africaine veut s'inspirer de l'Europe, l'ALENA (Accord de libre échange nord-américain) ou l'ASEAN (Association des nations de l'Asie du Sud-Est) nous envie, les pays du Moyen-Orient pensent à un marché commun. Tout le monde demande à l'Europe de prendre le relais de la puissance américaine. Pas complètement, pas mécaniquement, pas de façon simpliste mais en disant que la politique menée, la politique de front, la politique de poursuite du partage en deux du monde n'a pas réussi. La politique de la force n'ayant pas réussi, il y a une très forte demande d'Europe dans ce domaine au moins pour fournir un calendrier, une feuille de route, et cela, bien entendu, dans le dialogue transatlantique avec nos amis américains. Il y a dans cette construction européenne suffisamment d'originalité, indépendamment des valeurs qu'elle représente- les Droits de l'Homme, en permanence brandis et pas toujours respectés. Il y a une nouveauté à ce que des pays restent des pays avec leurs armatures, leur culture, leur système économique qui est différent des autres et qui constitue pourtant une union. C'est un miracle !
Hier, avec Karel Schwarzenberg, Carl Bildt et les vingt-six autres pays européens, nous parlions du Kosovo. Parler du Kosovo à 27, alors que l'on ne partage pas la même culture, alors que l'on n'a pas la même expérience du communisme, que les religions s'affrontent - du moins ne sont pas toujours complémentaires - fut véritablement une épreuve. Nous en avons parlé plusieurs fois et durant des heures. A chaque fois, il faut faire parler les 27 pays : parce que sur un sujet comme celui-là, vous n'avez pas le droit de me dire que vous avez déjà parlé, que vous dites la même chose.
Tous les pays se valent. Il n'y a pas de petits et de grands pays. Il n'y a pas de pays avec des certitudes et d'autres qui n'en ont pas. Il n'y a pas de pays influents et d'autres qui ne le sont pas. Il y a une nécessité que les 27 s'expriment. Récemment ce fut le cas sur un sujet difficile, où nous n'étions pas heureux d'avoir à décréter l'indépendance parce qu'il n'y avait pas de possibilité d'entente entre les Serbes et les Kosovars. C'était ainsi. De son côté, lors de sa séparation, la République tchèque a donné au monde l'exemple de l'intelligence. Cela n'a pas du être facile, mais cela a été formidablement bien fait. C'est l'un des miracles que Vaclav Havel a réussi.
Nous devions faire admettre par tout le monde, qui n'était pas d'accord, à l'intérieur de nos pays, et d'un pays à l'autre, qu'il fallait avancer à l'unisson, ou plutôt à l'unité... Nous devions rester unis et nous sommes restés unis. Il y a des pays qui n'ont pas reconnu le Kosovo. Les Espagnols nous avaient prévenus car il y a le problème basque, le problème catalan. Chypre ne l'a pas reconnu non plus, c'est d'ailleurs ce cas de figure que l'on voulait éviter pour le Kosovo. Depuis 40 ans à Chypre, il y a un rideau de casques bleus qui séparent un tout petit point de ligne. Les gens évitent ce rideau, parce que finalement ils continuent à se parler un peu, mais rien n'est réglé. Peut-être va-t-on redémarrer le processus de négociation....
Nous avons tenté de faire parler les Kosovars aux Serbes et les Serbes aux Kosovars. Cela n'a pas été possible pendant deux ans. Mais les choses évoluent, hier matin, nous avons évoqué une éventuelle venue de la Serbie dans l'Union européenne et des possibilités qui lui étaient offertes. Ce sera peut-être plus tard le tour du Kosovo, du reste des Balkans qui sont au coeur de l'Europe, pour venir là où il y a une vraie demande. Cette demande naît-elle, se fonde-t-elle sur les Droits de l'Homme ? Je l'espère.
J'ai pris l'exemple du Kosovo mais on pourrait prendre l'exemple de la Birmanie actuellement. L'assignation à résidence de Mme San Suu Kyi a été prolongée pour encore un an, au milieu de cette crise où des personnes sont mortes sous les yeux de leurs dirigeants. Qu'est-ce que l'on a fait ? La France, l'Europe ont essayé d'apporter du secours. L'Europe a envoyé M. Louis Michel, commissaire en charge du Développement et de l'Aide humanitaire. Je ne sais pas si ce voyage a contribué à quelque chose, mais je sais que l'aide humanitaire n'est pas entrée et qu'elle n'a pas atteint les victimes à ce moment-là. Avons-nous cédé ? Brandir les Droits de l'Homme n'est peut-être pas suffisant.
Pour résumer, cette attraction formidable vers l'Europe se manifeste beaucoup plus à l'extérieur ou dans les pays nouvellement membres de l'Union européenne que chez les vieux pays. Chez les vieux pays, cette magie est en train de disparaître. Je le regrette beaucoup. Je constate que ce n'est pas facile de parler de l'Europe. On a sûrement perdu la bataille de l'information élémentaire, de donner le goût de l'Europe. La façon dont fonctionnent toutes ces réunions, toutes ces successions de présidence, toutes ces pesanteurs n'éveille pas le goût. Pourtant, c'est le seul modèle politique novateur. C'est la seule invention politique depuis la dernière guerre mondiale. On n'a rien inventé de plus fédérateur, de plus politique, que cette mise en commun d'un certain nombre de domaines, de ressources, et de décisions, pas suffisamment politiques, hélas. Cela va venir.
Je termine en vous disant que puisque l'on ne s'unit pas beaucoup pour le bien -en général, on a plutôt le sentiment d'une unité et d'une volonté contre quelque chose, je pense qu'après avoir lutté contre les guerres, après avoir lutté et s'être réunis contre le communisme, on devrait, on pourrait peut-être choisir une autre bataille, celle contre la pauvreté. Je parle de la pauvreté parce qu'elle existe chez nous, en France et ailleurs. Lorsque l'on considérait les sondages auparavant, on voyait que, pendant de nombreuses années, l'humanitaire s'occupait des autres. Faire respecter les Droits de l'Homme était le premier choix de toutes les couches de la jeunesse. Maintenant c'est peut-être encore vrai mais on n'a pas le sentiment que l'engagement mobilise beaucoup.
Cette bataille que nous devrions proposer à la jeunesse européenne, est celle pour le développement, pour la lutte contre le changement climatique. Ce sont les deux derniers domaines où, je crois, l'Europe pourrait faire entendre sa voix. Elle le fait déjà que ce soit dans sa lutte contre le changement climatique où elle est en tête devant les autres continents, ou pour le développement où 60% de l'aide dans l'ensemble des pays en développement provient de l'Europe. Nous avons déjà fait ces sacrifices et ils ne sont pas assez perceptibles. Ce que je propose, c'est de donner un peu plus de corps, de chair à "l'Europe espérance", à travers notamment ces domaines, qui permettraient aux autres de se développer. Je vous signale, et c'est le mot de la fin, étant donné que même Afrique, la croissance est de 6 à 7% et chez nous à 1,8%. Un jour, ce sera possible.

Q - MM. Kouchner, Havel, Schwarzenberg, Rupnik, je crois que c'est un moment historique de voir quatre personnes qui se sont tellement battus pour les Droits de l'Homme dans l'espace non gouvernemental dans des conditions souvent très difficiles avant d'entrer dans des fonctions politiques importantes. Je suis présidente d'une ONG dont Vaclav Havel est le président d'honneur et Karel Schwarzenberg appartient au Conseil d'administration. Ma question porte sur l'efficacité.
M. Kouchner, comme vous l'avez mentionné, l'Europe ne passionne pas, ou ne passionne plus, ou ne passionne pas encore. Le plus grand problème est d'intéresser en Europe pour la cause européenne. Je pense que le rôle des ONG est tellement important surtout parce qu'il y a une telle défiance de la politique en général, des partis politiques et des hommes politiques, alors qu'on ne peut pas faire la démocratie sans parti politique ni hommes politiques. Dans cet espace entre les partis politiques, les gouvernements et les parlements, il y a ce vaste espace de la société civile qui n'est pas assez efficace en ce qui concerne les buts concrets.
Pensez-vous que cette fondation européenne pour la démocratie et les Droits de l'Homme, que MM. Havel et Barroso ont présenté il y a quelque temps et dont nous essayons de faire des réseaux nationaux d'organisations similaires, peut aider à cela ?
R - C'est tout à fait excellent qu'il y ait une fondation européenne, qu'il y ait une liaison entre les diverses sociétés civiles européennes telle que la fondation qui a été proposée par MM. Havel et Barroso. C'est un progrès parce qu'il est déjà difficile de fédérer à l'intérieur d'un pays, ou même, non pas de fédérer mais de faire travailler ensemble des ONG. A l'échelle européenne, c'est tout aussi complexe. Encourageons le plus possible ces initiatives, essayons de susciter plus d'attraction et de volonté de la part de la société civile à faire quelque chose.
Cependant, il ne faut pas non plus déifier la société civile. Elle est bienveillante quand tout fonctionne bien, mais elle n'est jamais là quand cela ne marche pas. Dans ces situations, ce sont toujours les politiques qui sont responsables. Il faut qu'il y ait un travail commun. Ce n'est pas possible de penser à une politique démocratique menée sans partis politiques, sans responsables. Ceux-là sont souvent très critiqués, ce que je comprends, puisqu'ils sont souvent très critiquables. Mais la société civile l'est aussi.
A propos de la Birmanie, j'ai entendu, de la part d'organisations que j'ai moi-même fondées, des choses dont j'ai eu honte : "Il ne faut surtout pas forcer la porte en Birmanie. Ils sont chez eux, chacun ses morts, chacun ses victimes". C'est une honte, c'est une régression absolue, par rapport à ce que nous avions fait, que ce soit "Médecins du monde", "Médecins sans frontière", "Action contre la faim", toutes ces organisations qui ont fait ce que l'on a appelé les "french doctors" puis le mouvement humanitaire français. Ils ont imposé le droit d'ingérence devenu responsabilité de protéger, dans les régions touchées par les guerres, les conflits internes, même ceux issus des catastrophes naturelles.
On a oublié la résolution 43-131 de l'Assemblée générale des Nations unies, qui a été adoptée à l'unanimité moins trois pays, et qui stipule un droit d'accès aux régions touchées par des catastrophes naturelles sans demander la permission des Etats. C'est après, avec de nombreuses difficultés que fut étendu le champ à la responsabilité de protéger. Ces associations ont oublié d'où elles viennent.

Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 3 juin 2008